Le diable peint par lui-même
CHAPITRE XVI.
LE CONSEIL INFERNAL—CONTE NOIR[196].
Ultima cælestum terras Astræa reliquit.Ovide.
La justice a quitté les mortels trop pervers.Hélas! à notre honte, on la trouve aux enfers.
[196] Ex Cæsarii Heisterb. miracul., lib. V, cap. 4.
Il y avait, auprès de Tolède, dans une caverne profonde, une école de nécromancie, qui fut fermée sous le règne de Ferdinand V. Dans le douzième siècle, cette école était fréquentée par des jeunes gens de tous les pays. Quelques Normands, ayant entendu raconter à leur maître des choses prodigieuses sur les apparitions, le prièrent de leur faire voir quelques scènes infernales. Le professeur de nécromancie fit tous ses efforts, pour éteindre dans ses élèves un désir trop dangereux; mais, comme ils persistaient dans leur demande, il les conduisit un jour dans un champ écarté. Là, il traça un grand cercle sur la terre, fit entrer ses écoliers dans cette enceinte protectrice, et leur recommanda d'y rester immobiles, s'ils ne voulaient pas être emportés par le Diable. Il les avertit encore de ne rien prendre des démons, et de ne leur rien donner. Après cela il se retira à l'écart et fit les évocations.
Bientôt, une troupe de diables paraît autour du cercle. Ils étaient vêtus d'un costume militaire, et portaient des armes bien travaillées. Ils firent d'abord plusieurs exercices devant les jeunes Normands; ensuite ils coururent sur eux, la lance en arrêt et l'épée au poing, pour les épouvanter et les faire sortir du cercle. Les apprentis-nécromanciens s'effrayèrent d'abord; mais leur esprit se rassura, quand ils s'aperçurent que la pointe des armes ennemies ne dépassait pas la ligne tracée par leur maître, et qu'ils étaient en sûreté dans le rond magique.
Les démons s'éloignèrent alors; et ils reparurent au bout d'un instant, sous des figures de jeunes filles extrêmement belles. Ils firent dans ce déguisement une espèce d'entrée de ballet; ils formèrent des danses gracieuses, et cherchèrent à attirer les jeunes gens, par des postures séduisantes et lascives.
Une de ces jeunes filles, la plus belle de toutes, remarqua parmi les écoliers le plus aimable, et s'avança vers lui, en dansant avec une légèreté merveilleuse. Quand elle fut auprès du cercle, elle lui présenta un anneau de grand prix, et l'engagea, par toutes les séductions imaginables, à prendre de l'amour pour elle. Le jeune homme séduit avança la main hors du cercle, pour prendre l'anneau qu'on lui offrait. La belle fille l'attire aussitôt à elle, lui jette les bras au cou et l'emporte par les airs. Toute la troupe déguisée s'envole en même temps.
Les disciples du nécromancien poussent alors de grands cris. Leur maître arrive. On lui conte ce qui vient de se passer.—Je n'en suis point la cause, dit-il; vous avez voulu voir les démons; je vous avais prévenu du péril… Votre camarade ne sortira pas de leurs mains.
Il est probable que la vue du Diable, et la connaissance qu'ils venaient d'avoir de son pouvoir immense, ne rendirent pas ces jeunes gens meilleurs chrétiens; car ils répondirent à leur maître:—Arrangez-vous comme vous voudrez; mais si vous ne nous rendez pas notre camarade, nous allons vous tuer…
Le nécromancien aurait pu faire étrangler par le Diable ces élèves impudens, qui osaient le menacer de la mort; mais une peur trop subite dérange souvent les idées. Il trembla donc pour sa vie, et considérant que les Normands sont gens de mauvaise tête, il répliqua:—Attendez au moins quelques instans; je vais travailler à ranimer le défunt.
Aussitôt donc, il évoqua le prince des démons, lui représenta qu'il l'avait toujours bien servi, et le pria de rendre aux écoliers irrités le camarade dont ils voulaient venger la perte. Le chef des diables, touché de compassion, répondit:—Demain, j'assemblerai pour cela un concile[197] où tu assisteras, et je tâcherai de te satisfaire.
[197] Le latin porte concilium…
Le lendemain, le chef des démons réunit les plus habiles gens de ses états, et demanda pourquoi on avait enlevé l'écolier que réclamait le professeur de nécromancie? Un démon répliqua:—Seigneur, en emportant ce jeune homme, je n'ai fait ni injustice, ni violence. Il a désobéi à son maître, en dépassant le cercle où il était en sûreté…
Après qu'on eut disputé quelque temps sur cette question, le prince de l'enfer dit à un autre démon, qui siégeait près de lui:—Olivier, vous êtes plus versé que nous dans la jurisprudence; et vous rendez la justice, sans avoir égard aux personnes; prononcez donc sur cette cause importante[198].
[198] Olivere, semper curialis fuisti; contrà justitiam personam non accipis; solve quæstionem hujus litis, etc.
Le démon Olivier répondit:—Je pense qu'il faut rendre ce jeune homme à son maître; car la situation de ce vieillard est vraiment pénible… Le croira-t-on parmi les mortels? cet avis plein de modération emporta tous les suffrages; on permit à l'écolier de retourner sur la terre; on apaisa le courroux des autres élèves; on sauva de leur fureur le maître de nécromancie; et tout cela fut l'ouvrage d'un conseil de démons. Mais le jeune Normand venait de voir l'enfer, et il n'avait pas envie d'y revenir. C'est pourquoi il entra dans un monastère de Cîteaux.