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Madame d'Épone

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CHAPITRE IX

A quatre heures moins quelques minutes, le break des Fontanieu tourna la grille : Mme de Rollo les vit arriver du premier étage et descendit avec Sabine pour les recevoir. Elle était sur le perron quand la voiture s'arrêta ; la marquise sauta lestement la première, suivie de son mari et de ses petits garçons.

— Je vous en amène deux, ma chère ; mais on va les confier tout de suite à Fraulein.

La fraulein viennoise de Chonchon était à son poste.

— Je vous donne sur eux les pouvoirs les plus étendus, dit la marquise ; surtout ne leur permettez pas de trop manger.

Le petit Fernand, bonhomme de cinq ans et l'ami intime de Chonchon, chuchota, d'un air préoccupé, quelque chose à l'oreille de sa mère.

— Oui, mon bonhomme, c'est convenu, — et levant le doigt pour s'adresser à son fils aîné :

— Tu sais ce qu'on t'a défendu, Hector?

Il s'agissait de l'interdiction faite à ce jeune homme de rappeler à son cadet le fait désastreux qu'il avait eu peur sur l'éléphant du jardin d'Acclimatation ; et, comme disait le pauvre Fernand humilié : « Il le raconte toujours quand il y a des filles », et vis-à-vis de Chonchon surtout, il tenait à paraître très martial ; aussi il prenait ses précautions et, rassuré sur ce point important, il se dirigea joyeusement vers la pelouse où un croquet les attendait. La marquise se jeta sur un canapé du vestibule, où Rollo arrivait en courant.

— Bonjour, cher ; Dieu, qu'on est bien ici! C'est une disposition affligeante ; mais je trouve toujours que c'est mieux partout que chez moi. Êtes-vous en train, vous autres? Edmée est-elle arrivée?

— Oui, à l'instant ; ils sont tous dans le salon.

— Allons-y, alors ; et, après les salutations d'usage : Maintenant, mes amis, je vais vous étonner : j'ai creusé depuis trois jours, et je crois que je vous apporte une idée assez géniale ; Mottelon, c'est à vous, comme régisseur, que mon discours s'adresse plus particulièrement. Piochons notre mot : Cérès?

— 1er tableau, Cendrillon. Maintenant, voyons, quelle est votre idée pour représenter Cendrillon?

— Dame! Cendrillon c'est une jeune personne assise au coin du feu de la cuisine.

— Eh bien! moi je vais vous dire la mienne : primo, la scène se passe au dix-septième siècle, donc, une cuisine du dix-septième siècle… Oh! vous savez, c'est à vous de vous informer de la chose, mais pas d'anachronismes, il faut ou ne pas faire les choses ou les bien faire ; moi, j'aurai un petit costume du temps, une demoiselle pauvre, comme qui dirait Mlle d'Aubigné chez sa tante. Dites-donc, j'ai pensé que ce qui serait chic, ce serait de me représenter gardant les dindons avec un masque plaqué sur le nez comme elle faisait.

— Oui, mais peut-être le public ne comprendrait pas.

— C'est ce que je crains ; mais vous ne vous figurez pas, n'est-ce pas, que je vais m'asseoir d'un air bêta au coin du feu ; non, nous prendrons le moment où Cendrillon rapporte à sa marraine la citrouille qui va se changer en carrosse. Vous devez avoir des citrouilles magnifiques ici, et puis il faut la marraine ; Edmée, si vous faisiez la fée?

— Le fait est, marquise, que vous me coupez la respiration, dit Mottelon.

— Mais je n'ai pas fini ; est-ce approuvé pour le premier tableau? Edmée, cela vous va-t-il?

— Parfaitement, ma chère, j'aurai grand plaisir à être votre marraine.

— La fée est à piocher ; maintenant je passe à l'émir : n'est-ce pas? C'est vous, Rollo?

— Oui, marquise ; pour vous servir.

— Lisez-vous Byron?

— ………………!

— Lisez-le, lisez-le assidûment ; avec une barbe noire, vous devez être un émir magnifique ; mais un émir tout seul, qu'est-ce que cela signifie? Il faut un esclave prosterné à ses pieds et lui offrant quelque chose sur un plateau, une tête coupée, par exemple ; il faut être dans la note. Jean pourra faire un nègre superbe.

— Ah! pardon, ma chère, mais cette idée-là est nouvelle.

— Vous n'allez pas être désobligeant, je suppose ; il y a des choses très propres pour se barbouiller la figure, et un maillot chocolat et une perruque crêpue vous iront parfaitement, vous ferez des effets de torse comme à Trouville ; c'est tout à fait votre affaire, c'est convenu.

— Mais la tête coupée?

— Oh! un carton quelconque, quelque chose avec de long cheveux, ça plaira, vous verrez.

— Mais, ah çà, Blanche, vous avez des idées féroces, dit Mme Le Barrage.

— Je continue : Rébecca, c'est Mme de Rollo ; ma chère, avez-vous idée comment on s'habillait du temps d'Abraham? M. Renan a oublié de nous parler de cela, mais je pense qu'il est très au courant ; on pourrait lui écrire, je gage qu'il répondrait ; ces Messieurs-là sont très aimables, et puisqu'ils en savent plus que les autres, c'est bien juste qu'on en profite, moi je lui écrirai très bien, si vous voulez.

— Merci, ma chère, mais mon costume est terminé.

— Tant pis ; surtout soyez nu-pieds, Mottelon, je suis persuadée qu'Éliézer était nu-pieds.

— Je m'informerai, marquise, je m'informerai consciencieusement, je vous jure.

— Et surtout de l'eau dans la cruche de Rébecca ; si la cruche n'est pas un peu lourde, le mouvement sera faux.

— Voyons, n'écrasez pas cette pauvre Mme de Rollo.

— Croyez-vous qu'elle ne soit pas de force à porter une cruche? poursuivons : « Été » vous, Edmée, vous êtes la bergère, d'Ancenis le berger. Pourquoi n'aurions-nous pas une seconde bergère, ce serait plus correct, mes amis!

— Il y aurait Mme de Canillac, qui meurt d'envie d'avoir un rôle, dit Mme de Rollo, d'une voix froide.

— Ah! justement, j'oubliais ; j'ai une lettre dans ma poche à son sujet ; un appel de ma tante à mes sentiments de famille, voulez-vous que je vous lise sa prose? Si vous donnez un rôle à sa belle-fille vous la comblerez de joie. Pour moi, personnellement, cela m'est égal, ma parenté me dispense de faire des frais pour elle ; pourvu que nous cousinions, elle est contente.

Mme Le Barrage protesta :

— Quelle idée de mettre cette Canillac dans notre intimité!

— Elle ne nous gênera pas beaucoup, on la fera venir une fois, et ce sera tout.

— Dans tous les cas, pas bergère avec moi, dit Mme Le Barrage.

— Alors, j'ai une idée, mais fameuse ; statue, il faut des statues, je parie qu'elle accepte, elle et ses sœurs ; entre nous, ce serait toujours mieux que des femmes de chambre ; et puis comme on aura Jean en nègre, il pourra faire une statue, lui aussi.

— Ah ça, ma chère, vous y tenez!

— Et vous, pourquoi vous rebiffez-vous? On tâche de se rendre utile ; Othello était bien un nègre ; voilà Rollo qui va dépenser une fortune pour nous amuser… Vous irez vous débarbouiller avant le cotillon, soyez tranquille ; on vous contemplera dans votre beauté habituelle. Oh! que les hommes sont peu débrouillards!

— C'est une très bonne idée que vous avez, marquise, pour les statues, dit Mottelon. J'ai des raisons de croire que Mme de Canillac accepterait la plus mince figuration.

— Elle vous l'a dit? Quand l'avez-vous vue?

— Elle a déjeuné ici, répondit Berthe.

— Mais alors, vous êtes intimes ; pourquoi ne me l'annonciez-vous pas? C'est parfait, je me charge de lui écrire un petit mot, si vous voulez. C'est vous, Mottelon, qui êtes l'artiste? ce sera charmant ; ma chère Berthe, nous allons nous amuser follement, c'est ce qui ne m'est pas arrivé souvent depuis que je suis mariée.

— Voyons, Blanche, protesta M. de Fontanieu.

— Tout le monde est libre de juger la chose, continua la petite marquise sans se troubler. Faisons le compte : Hector a sept ans, Maxime cinq mois ; aussi je profite de l'occasion. Berthe, je vous demande de me laisser conduire le cotillon.

— Mais nous sommes trop heureux, ma chère.

— Vous verrez que je m'y entends. Voyons, soyons sérieux ; où est l'estrade pour répéter?

— L'estrade? mais il n'y en a pas.

— Comment, il n'y a pas d'estrade? Mais alors on ne pourra juger de rien ; voyons, vous avez bien une table de cuisine dont on pourrait raccourcir les pieds.

Rollo était transporté :

— Marquise, vous avez des inspirations ; dans cinq minutes nous avons une estrade.

— Je vais avec vous pour la hauteur ; ils sont tous endormis, il n'y a que vous et moi qui ayons de l'entrain.

Eux partis, Vincent s'approcha de Mme de Rollo.

— Vous essayerez votre costume, Madame?

— Non, je ne crois pas.

— Madame…, et il se retourna insensiblement pour voir la distance qui les séparait des autres ; dites-moi un mot d'amitié.

— Pourquoi?

— Parce que j'en ai absolument besoin ; je me sens horriblement maussade.

— Est-ce le résultat de votre promenade avec Mme de Canillac?

Elle s'était juré une heure auparavant qu'elle n'y ferait pas la moindre allusion, et c'étaient les premiers mots qui passaient ses lèvres.

— Peut-être.

— Elle est pourtant charmante.

— C'est l'avis de Rollo, je crois.

— C'est aussi son droit, et le vôtre. Voilà la marquise et l'estrade.

Les dernières paroles de Vincent n'avaient eu aucun écho dans le cœur de Mme de Rollo ; à peine si elle y avait fait attention ; elle n'éprouvait pas la moindre jalousie de son mari ; oh! elle était bien sûre de lui. Elle se demandait avec une sorte d'épouvante si elle était jalouse d'un autre! Non, cela était impossible, monstrueux, inadmissible ; elle était agacée sans raison, comme on l'est parfois ; avait-elle une seule cause de tristesse? Elle se disait à elle-même que non. Son mari l'adorait ; sa mère, sa fille étaient bien portantes et près d'elle. Il fallait qu'elle fût malade pour éprouver l'angoisse qui lui étreignait le cœur, la fièvre qui la brûlait ; elle se forçait à se secouer, à se remettre, et pendant une heure elle aida la marquise de toutes ses forces et fut une maîtresse de maison modèle.

Vincent s'était réfugié auprès de Mme d'Épone, les laissant s'agiter à l'aise ; Rollo et Fontanieu suffisaient amplement à exécuter les ordres fantaisistes de la marquise. Rollo, parfaitement heureux, parlait haut et disait de très aimables choses à Mme de Fontanieu et à Mme Le Barrage, surtout à cette dernière. Ce mouvement faisait du bien à Mme de Rollo, et il lui parut qu'elle s'était tout à fait reprise ; quand, sur les insistances de la marquise, elle monta sur l'estrade improvisée pour essayer la pose de Rébecca tenant une cruche pleine d'eau, Mottelon fut levé et à son poste en un instant ; et comme elle avait peine à bien soulever son bras, il le soutint doucement ; sa main frôlait la peau nue entre la manche courte et le poignet ; elle pâlit. Si légèrement que ce fût, lui s'en aperçut et, feignant de ne rien voir et accentuant sa pression :

— Est-ce bien ainsi, marquise? Mme de Rollo lève-t-elle le bras assez haut?

— Très bien, très bien, elle est charmante ainsi ; maintenant, Mottelon, reculez-vous.

Il le fit, mais ses yeux soudain s'étaient voilés et un feu sombre y brillait.

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