Madame d'Épone
CHAPITRE XXIV
Mme de Fontanieu avait observé les moindres fluctuations du visage de Raymond, et elle rentra chez elle vivement intriguée ; son mari l'attendait avec anxiété et impatience ; elle lui fit part de ses impressions, et ils tombèrent d'accord qu'il y avait quelque mystère et quelque nœud gordien qu'une vraie amitié pourrait peut-être parvenir à dénouer ; ils ne parlèrent pas d'autre chose pendant le reste de la journée, se heurtant dans toutes les suppositions au fait extraordinaire de la parfaite tranquillité de Berthe et de la tendresse que son mari lui témoignait :
— Et il a blêmi, je vous assure qu'il a blêmi, quand je lui ai rendu cette épingle.
Le lendemain et le surlendemain, Mme de Fontanieu retourna au Grez. Berthe était toujours très souffrante ; mais le docteur assurait que le mal de gorge n'aurait pas de suite ; elle voyait avec plaisir la marquise, car, quoique oppressée par la fièvre et presque incapable de parler, elle l'écoutait sans fatigue ; son mari ne la quittait presque pas ; sa mère venait plus rarement, prétextant la nécessité de garder Sabine et de faire observer les précautions que le docteur avait recommandées pour l'enfant. Plusieurs fois, Berthe avait réclamé sa mère ; car, pendant ses heures d'immobilité et d'insomnie, une lutte violente se livrait dans son cœur ; elle pensait avec effroi jusqu'où était déjà allé l'abandon d'elle-même, jusqu'où il aurait pu aller si la maladie n'était venue l'arrêter! A voir son mari la soigner avec une tendresse si grande, elle éprouvait une sorte de honte ; ce maladroit dans les choses de la vie avait des raffinements infinis dans celles du cœur. Elle l'épiait entre ses paupières demi-closes pendant les longues heures qu'il restait là près d'elle silencieux et patient, guettant ses désirs, et le regard clair de ses yeux d'enfant sans cesse tournés vers elle lui donnait envie de fermer les siens pour qu'il ne pût pas y lire.
Entre Raymond et Mme d'Épone, il y avait comme un engagement tacite de se trouver le moins possible ensemble au chevet de la malade. Le déjeuner les réunissait forcément, et le supplice que Mme d'Épone endura d'un front serein, pendant ces quelques jours, surpassa tout ce qu'elle aurait pu imaginer. La présence de Sabine rompait un peu leur gêne mutuelle ; l'enfant s'appuyait tendrement contre sa mémé ; elle babillait avec son père, et parfois alors les regards de Rollo et ceux de Mme d'Épone se rencontraient ; les uns, chargés de tristesse et de reproche ; les autres, comme fermés, mais désespérés cependant. Lorsqu'il la voyait là, avec l'extrême noblesse de son port, ce visage, que pas une passion n'avait flétri, ces yeux si jeunes et presque candides, il se demandait s'il n'avait pas été le jouet d'une horrible hallucination, si vraiment il l'avait vue, vue de ses yeux dans les bras d'un amant! Et elle, lisant toutes ces pensées sur ce visage mobile, devenait seulement plus pâle, et Sabine s'étonnait, en riant, de voir trembler la main de sa grand'mère.
Elle échappait au dîner, ayant proposé de le prendre l'un après l'autre, afin de ne pas laisser Berthe seule le soir, au moment de la journée où elle était généralement le plus souffrante ; mais pendant les heures où, restée seule, Raymond auprès de sa femme, elle errait dans les pièces solitaires ou dans les allées tranquilles du Grez, il semblait à Mme d'Épone qu'elle prenait congé de la vie ; la présence même de sa chère petite Sabine lui causait une insupportable souffrance. Elle songeait à tout ce qu'elle avait rêvé d'être pour cette enfant et à ce qu'elle serait effectivement ; puis elle remontait sa pauvre âme vaillante en se réjouissant de la tendresse que Raymond témoignait à sa femme ; elle était persuadée que Berthe serait touchée, que leurs deux cœurs, souffrant chacun en silence, allaient se rapprocher et s'unir plus fortement ; elle la saurait heureuse ; elle l'aurait sauvée d'un péril mortel pour son bonheur ; elle serait payée. Elle levait les yeux vers Celui qui, seul, connaissait son sacrifice, qui, seul, le connaîtrait jamais. Ne serait-elle pas morte volontiers pour son enfant? Elle mourrait, voilà tout. N'avait-elle pas, depuis longtemps, renoncé au bonheur pour elle-même? Elle souffrait ; mais sa souffrance serait féconde ; seulement elle ne pouvait, malgré son courage, empêcher la blessure de saigner, et ces heures de souffrance la marquaient comme des années.
Mme de Fontanieu était arrivée faire sa visite quotidienne ; Mme d'Épone, comme d'habitude, l'avait reçue et l'avait conduite chez la malade ; Raymond y était, et tous trois s'assirent autour du lit ; Rollo et la marquise d'un côté, de l'autre Mme d'Épone, à qui sa fille voulait tenir la main. Berthe se sentait mieux ; elle était fatiguée, mais plus calme, et il lui semblait que la présence de sa mère fortifiait son cœur.
Mme de Fontanieu raconta différentes nouvelles, puis, d'une voix détachée, annonça qu'elle avait reçu, le matin même, la visite de Vincent de Mottelon, venu pour faire ses adieux :
— Il est désolé de ne pas vous revoir, ma bien chère ; ils sont venus tous hier, il paraît ; mais personne n'était visible ; vous dormiez, je crois, sous la garde de votre époux, et Mme d'Épone était à la ferme avec Sabine. Notre jeune premier retourne en Russie ; nous allons retomber dans notre calme plat. Ah! nous ferons bien de voyager un peu pour ménager la transition.
Berthe avait involontairement serré la main de Mme d'Épone qui, devant le silence des deux autres, répondit tranquillement :
— Mme de Mottelon doit être désolée.
— Oui, car il part généralement pour deux ou trois ans ; on a le temps de le pleurer ou de l'oublier ; je ne lui ai pas caché que j'allais m'arrêter à ce dernier parti.
— C'est le meilleur, en effet.
Et Mme d'Épone sourit, à la stupéfaction de Raymond, qui, saisi d'une telle force de dissimulation, n'avait pas le temps de regarder le visage de sa femme.
Qu'il était triste, ce jeune visage! Elle avait cru souhaiter de ne plus le revoir, et, maintenant qu'on lui disait qu'il partait, elle éprouvait un déchirement affreux. Elle avait une peine terrible à retenir les grosses larmes qui voulaient couler ; sa mère se pencha vers elle, la couvrant presque de son corps, sous prétexte d'arranger ses oreillers, puis, se baissant, lui effleura le front d'un baiser, comme pour lui dire : « Je suis là », et souriant avec une compassion divine.
La marquise avait déjà entamé d'autres sujets avec Rollo, dont l'embarras était visible ; seulement, elle comprenait de moins en moins ; mais, comme elle était bonne et les aimait tous, elle gardait sa curiosité pour elle, et pour son cher et tendre.