Madame d'Épone
CHAPITRE XXIX
Depuis la violente émotion qui avait traversé sa vie, Mme d'Épone ne pouvait plus entendre un coup de sonnette sans sursauter. Toujours il lui semblait qu'un inconnu douloureux allait entrer par la porte, et à tout instant son visage pâlissait, surtout depuis qu'il était question de l'arrivée de ses enfants, son agitation avait augmenté. La seule pensée de revoir Raymond lui était devenue insupportable ; elle se demandait, maintenant, comment elle avait pu demeurer sous le même toit que lui, après cette honte. La mort même ne pourrait la délivrer, car elle se tairait, même dans la mort, afin que jamais un soupçon n'effleurât Berthe. Elle l'aimait plus que jamais, cette enfant unique de ses entrailles, pour laquelle elle immolait ce qui lui était le plus précieux ; elle y pensait sans cesse, avec cette obsession particulière qui nous fait tourner la tête, dans l'attente imaginaire d'une présence désirée.
Elle avait pâli au coup de sonnette, puis, tristement, s'était remise à lire en attendant la visite qui lui arrivait. Elle se souleva légèrement quand la porte s'ouvrit, et crut s'évanouir en voyant sa fille et son gendre ; elle n'eut pas le temps d'articuler une parole, que Berthe était à ses genoux, lui embrassant la taille d'un mouvement passionné, et levant vers sa mère un visage d'adoration :
— Maman! mon ange de mère! il sait tout ; il te demande pardon à genoux, comme moi, comme ta malheureuse fille.
Le choc avait été trop fort. Mme d'Épone mit la main sur la tête de sa fille comme pour la bénir, puis se renversa lentement ; ses yeux se fermèrent, et si Raymond ne l'eût retenue, elle serait tombée à terre. Berthe, épouvantée, se penchait vers elle l'appelant avec des cris déchirants. Rollo, bouleversé, sonnait, demandait du secours, ouvrait les fenêtres, ahuri et terrifié. La femme de chambre, accourue à l'appel, s'occupait avec plus de calme de soigner Mme d'Épone, et, tout en le faisant, perça le cœur de Berthe en disant :
— Madame ne va pas bien depuis son retour de Normandie.
Il fallut longtemps pour lui faire reprendre ses sens ; elle revint à elle peu à peu et de ses lèvres tremblantes tombèrent aussitôt ces deux mots :
— Ma fille!
La jeune femme comprit :
— Maman, il m'aime toujours ; il me croit. Raymond ne pouvait parler ; il se demandait maintenant comment il avait pu accepter même l'évidence de ses yeux, et, en constatant les ravages qu'un chagrin secret avait accomplis sur le visage de Mme d'Épone, un véritable remords l'envahissait… Et en même temps il était si heureux, si heureux d'avoir le droit de lui baiser le front avec le tendre respect d'un fils et de lire dans ses yeux baignés de larmes la joie qui l'inondait. Leur émotion à tous trois était si forte que les paroles ne venaient pas. Berthe, couchée sur le cœur de sa mère, ne pouvait que pleurer, et Raymond, malgré ses virils efforts, retenait mal ses larmes. Il fut heureux que Mme de Gosselies, qu'on était allé chercher en hâte dans le premier moment d'alarme, arrivât. Elle vit promptement de quoi il retournait et ordonna d'une voix brève la fin des attendrissements.
— Voyons, ma petite, tu sais, il y en a assez : de ce train-là vous la tuerez, tout bonnement. Et toi, Valentine, je ne te dis rien ; mais je te retrouverai ; je te prie seulement d'avoir des égards pour moi et de penser qu'à mon âge ces émotions ne sont guère salutaires. Raymond et Berthe vont commencer par s'en aller, et, moi, je resterai pour te faire reprendre tes esprits.
Mme d'Épone ne protesta pas ; elle sentait que la mesure de ce qu'elle pouvait supporter était comble, et la violente douleur qu'elle ressentait au cœur l'en avertissait. Ses deux enfants lui baisèrent la main, et elle resta seule avec Mme de Gosselies.
— Maman, explique-moi…
— Il n'y a rien à expliquer ; c'est à toi qu'il faudrait dire cela. Est-ce que tu ne me crois pas d'entrailles, que tu as pu me cacher une chose pareille? Et as-tu imaginé que j'allais te laisser mourir devant mes yeux sans essayer de savoir pourquoi? J'avais flairé quelque sottise de Berthe. Il ne va plus être question de tout cela ; seulement, tu me permettras de trouver que tu avais tenu peu de compte de moi dans tes merveilleux arrangements.
Mme d'Épone ne put s'empêcher de sourire.
— Pardonne-moi, ma mère.
— Oui, et je te prie de ne plus te mêler de rien.
Ce fut Mme de Gosselies qui se chargea de tout rétablir dans l'ordre habituel. Elle n'eut pas de peine à prouver à Raymond, qui ne demandait qu'à être persuadé, que la seule personne sérieusement à blâmer, c'était lui. Elle fit si bien même que, sans altérer la vérité, mais seulement en la présentant sous un certain jour, elle parvint à donner un très beau rôle à sa petite-fille, et Raymond dut confesser que sa femme ne pouvait être responsable des folies qu'elle inspirait. « C'est au mari à prévenir ces choses-là, et lorsqu'un homme a de l'expérience, c'est facile. » Mme de Gosselies débrouilla tout l'écheveau d'une main parfaitement habile, et rendit à sa petite-fille son mari, plus confiant et plus épris que jamais ; mais, en particulier, elle lui lava la tête d'importance et lui présenta sous leur jour véritable ces amitiés amoureuses qui paraissent si poétiques :
— Tu n'auras qu'à regarder ta mère pour te souvenir, car les cheveux blancs qui lui sont venus par ta faute ne s'en iront pas.
Mais la jeune Mme de Rollo ne voulait pas oublier ; réfugiée dans son bonheur retrouvé, elle se sentait des forces pour tous les devoirs.
Il n'y eut plus d'autre explication. Les Rollo restèrent à Paris une partie de l'hiver. La santé ébranlée de Mme d'Épone se remettait lentement ; mais quelque chose en elle avait été brisé. Elle était lasse de la route parcourue, et il lui fallait serrer bien fort sa petite Sabine dans ses bras pour ne pas aspirer au repos. La petite voit alors un nuage passer sur le visage de sa grand'mère, et, répondant aune pensée secrète qu'elle ne comprend pas, l'instinct de son cœur d'enfant lui fait dire :
— Sabine ira partout avec mémé.
Et alors la mère veut vivre.
FIN