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Madame d'Épone

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CHAPITRE XIII

Quand la voiture de Mme de Mottelon parut en haut de l'allée du Grez, Mme d'Épone commençait à être fort inquiète. Elle avait épuisé toutes les suppositions qui pouvaient expliquer naturellement l'absence prolongée de sa fille et elle se préparait à faire monter à cheval un homme d'écurie et à l'envoyer en reconnaissance à Bretoncelles. La vue de sa fille aux côtés de Mme de Mottelon lui fut un choc et elle comprit que quelque chose d'insolite s'était passé ; mais Berthe était là et le soulagement fut immédiat et extrême. L'excellente Mme de Mottelon fit, avec sa douceur pleine de distinction, le récit de ce qui était arrivé et épargna à la jeune femme la moindre explication. Le rôle providentiel de Vincent ne fut pas atténué, bien au contraire, et Mme de Mottelon ne pouvait assez s'extasier sur l'incroyable bonne fortune qui l'avait amené ce matin-là à la gare de Bretoncelles.

— Je vous conseille, dit-elle pour finir, de faire coucher cette jeune femme, qui, malgré tout ce qu'a dit mon fils, a été jetée très fortement hors de la voiture ; elle n'a rien de cassé, Dieu soit loué! mais elle aurait un peu de fièvre, que cela ne m'étonnerait pas.

Et ayant ainsi rempli en entier son devoir d'amitié, la vieille dame, malgré toutes les instances de Mme d'Épone, voulut retourner à Lamarie pour déjeuner :

— On l'a retardé d'une heure, je vous assure, et, si vous avez besoin de regarder votre fille, moi il faut que j'aille m'occuper de mon fils : lui aussi a failli se casser la tête. Il n'y a pas à me remercier ; mes filles viendront tantôt demander des nouvelles, et demain nous n'y penserons plus ; mais M. votre gendre fera bien de se débarrasser de Farandole ; il ne faut pas de bêtes de ce genre-là à la campagne ; ma vieille Étoile pourrait envisager un troupeau d'éléphants que cela lui serait parfaitement indifférent.

Berthe était épuisée, en effet, et, Mme de Mottelon partie, elle ne résista pas aux prières de sa mère et se laissa mettre au lit ; elle avait un besoin impérieux de paix, de silence, de recueillement ; parler lui aurait été un effort insupportable ; les soins de sa mère, si doux, si silencieux, lui faisaient un bien extrême.

Qu'il ne soit plus question de ce vilain accident, avait dit Mme d'Épone ; tu es là saine et sauve, il n'y a plus qu'à oublier ta frayeur et tu vas essayer de dormir ; je serai dans ma chambre, tu n'auras qu'à appeler. Chonchon s'amuse, tout est bien chez toi ; dors pour que Raymond ne nous gronde pas trop au retour.

Et les stores baissés firent un jour discret.

Elle n'aurait pu dormir, la pauvre Berthe. Dès qu'elle fut seule et se sentit à l'abri de tout regard inquiet, elle ouvrit grands ses yeux bruns qui brillaient d'un éclat inusité ; un feu ardent semblait courir dans ses veines, sa tête brûlait et très assurément elle devait avoir la fièvre que Mme de Mottelon avait annoncée. Il lui semblait qu'elle venait de traverser un rêve extraordinaire et inouï ; elle frissonnait, elle tremblait, une rougeur ardente lui montait au visage.

Là, devant elle, tout près, elle croyait voir Vincent, et ses yeux si étranges, si fous, si terribles, dont le regard l'avait fascinée ; elle se sentait brûlée par ses lèvres sur ses lèvres ; une mortelle volupté lui montait au cœur, et un désir impérieux d'éprouver encore cette ivresse ; c'était comme une vie nouvelle ; jamais, dans les yeux de Raymond, l'amour n'avait allumé qu'une sorte de griserie tendre ; l'amour, douloureux à force d'être intense, lui était apparu pour la première fois. Cette seconde était passée et ne reviendrait plus, il faudrait le fuir, et, rendue à elle-même, elle éprouvait une honte atroce à la pensée de revoir Vincent. Elle! elle! elle! avait été tenue dans ses bras! et elle avait à peine lutté! elle regrettait pourtant lâchement de ne pas lui avoir rendu son baiser, et sentait en même temps que cela lai aurait été impossible : elle l'aimait, oui, cela ne faisait, hélas! plus de doute pour elle ; elle se disait à voix basse : « C'est la passion, cela ; oui, c'est la passion, c'est l'amour ; » et le son seul de ce mot lui faisait clore ses paupières et presque défaillir ; il avait raison ; elle n'avait jamais connu l'amour : Oh! si elle l'avait rencontré, lui, étant libre!

Cela aurait pu arriver puisqu'elle n'avait que vingt-trois ans ; on l'avait mariée avant l'éveil de son cœur, et elle pleurait ; elle pleurait avec cet égoïsme de la jeunesse, qui veut sa part de la vie et du bonheur, et elle ne l'aurait jamais! Elle pouvait, là, seule, se laisser aller à des pensées folles, criant aussitôt une prière de pardon, mais jamais elle ne serait coupable, jamais plus il ne la verrait faiblir ; elle se défierait maintenant, elle serait fière… Oh! quelle tristesse ; elle entendait le galop éperdu de Farandole, elle éprouvait l'angoisse qui l'avait étreinte, et elle se sentait serrée dans ses bras. Il n'y avait rien au-dessus de ce qu'elle avait éprouvé, rien que la mort!

Pour la première fois le : « Je meurs! », qui est le cri suprême de la volupté, lui vint à l'esprit ; elle ferma ses yeux, les cils battants, les narines frémissantes ; puis, soudain, avec la rapidité de l'éclair, elle pensa à sa mère, à sa fille, et enfin, à Raymond! elle le plaignait, mais elle plaignait surtout Vincent, se figurant qu'il devait souffrir. « Oh! comme il va souffrir! » Elle était si naïve, elle le croyait ; elle avait bien pitié de lui et ne pensait à elle-même que longtemps après.

Les heures passaient, non pas lentement, mais avec une rapidité extraordinaire ; sans un seul arrêt de sa pensée, un seul apaisement de violence de ses émotions. Deux fois, elle avait entendu le pas léger de sa mère, et, deux fois, elle avait fermé les yeux ; elle voulait rester avec sa chimère.

Enfin, trois heures sonnèrent, et elle appela. Mme d'Épone fut auprès d'elle en une seconde, suivie de Sabine, qui venait voir comment allait la tête de sa petite maman, et lui frotta le front de ses doigts potelés ; avec elles, la réalité sembla revenir ; on donna du jour, et l'air embaumé d'un après-midi d'août entra dans la chambre. Berthe poussa un soupir :

— Je suis bien, dit-elle en souriant doucement ; je vais me lever.

Elle éprouvait un besoin impérieux de secouer ses hallucinations, d'être elle. Mme d'Épone la regarda avec son beau visage marmoréen qui savait sourire, même dans l'angoisse.

— Tu as raison ; Sabine et moi nous irons au devant de ton mari ; je veux qu'il soit rassuré avant d'arriver ici.

Berthe la remercia.

— Oui, et je t'en prie, ma chère maman, dis-lui bien que je n'ai rien du tout : je n'ai eu que peur.

— C'était assez naturel.

Malgré toutes les précautions oratoires de sa belle-mère, Raymond de Rollo fut épouvanté d'apprendre le danger que sa chère femme avait couru. Le pauvre garçon bénissait Dieu de la présence de Vincent, ne songeant guère quelle blessure mortelle son bonheur avait reçue ce jour-là. A son gré, il n'arrivait pas assez vite chez lui. En retrouvant Berthe, il se livra sans contrainte aux démonstrations de joie que son cœur lui suggérait : prenant et reprenant sa femme dans ses bras, la tenant à distance pour la mieux voir, et lui demandant pardon du péril auquel il l'avait exposée :

— C'est ma faute, c'est moi qui me suis laissé prendre par Farandole!

A dîner, il fallut déboucher du Champagne et boire avec enthousiasme à la santé de Vincent de Mottelon. En vain, Berthe avait demandé deux ou trois fois qu'on ne parlât plus de tout cela, et sa mère, la voyant pâlir, s'était jointe à elle ; mais il était impossible de modérer la joie bruyante de Raymond ; il répétait :

— Puisqu'elle est saine et sauve, laissez-moi au moins être content.

— Mais elle a été très secouée, bouleversée.

— Bah! elle n'est que plus jolie.

Et il regardait sa femme avec des yeux amoureux.

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