Madame d'Épone
CHAPITRE XX
Mme de Fontanieu, sous une apparence de traiter tout légèrement, avait en réalité un sentiment très sérieux et très juste des choses de la vie ; elle apportait, dans celles qui étaient indifférentes ou accessoires, une philosophie gaie qui était dans son naturel ; mais cela ne l'empêchait pas d'agir toujours avec prudence et discernement. Elle voyait loin et avec une logique désillusionnée qui lui permettait d'apercevoir toutes les conséquences d'une action. Tout en rentrant à Fontanieu, en emmenant Rollo comme elle en avait arrêté le projet, elle pensait beaucoup à Berthe, et avec inquiétude. Elle avait été frappée d'une foule de détails dans l'attitude et la manière d'agir de la jeune femme, qui indiquaient un état d'âme tout à fait inusité. Depuis le matin, Mme de Rollo expliquait par l'extrême lassitude une tristesse concentrée et profonde qui n'avait échappé, du reste, ni à Mme d'Épone, ni à la marquise ; aussi, celle-ci cherchait un moyen : il fallait évidemment rompre violemment une situation qui devenait aiguë.
Mme de Fontanieu connaissait et jugeait parfaitement Rollo et son incapacité totale de percevoir seulement certaines nuances ; elle jugeait aussi, avec équité, Berthe, dont elle connaissait l'âme vraiment innocente ; et cette innocence même était ce qui l'inquiétait ; elle avait de Vincent l'opinion qu'elle avait de tous les hommes en général et théoriquement : ils ne valaient pas la peine d'une larme ou d'un regret ; tous égoïstes, tous féroces dans leur personnalité, tous suprêmement ingrats. Elle aimait assurément son cher et tendre, ainsi qu'elle appelait son mari ; mais elle savait que cette affection n'était qu'une bonne amitié qui n'avait rien de commun avec la passion, chose qu'elle avait en horreur et était parfaitement décidée à ne jamais connaître. Son ferme bon sens, sa connaissance des misères de la vie la défendaient admirablement, mais elle ne s'aveuglait pas sur le danger que courait Mme de Rollo, et, véritablement inquiète, tout à fait chagrine à la pensée qu'une amie qu'elle aimait et estimait marchait à sa perte, elle cherchait, et son petit cerveau fécond en inventions devait trouver. Elle mit les deux hommes sur le sujet cheval et manifesta un intérêt égal au leur ; elle s'exalta sur les bêtes de sang, et finit par dire à son mari qu'elle ne comprenait pas pourquoi, voulant s'acheter un cheval vraiment beau, il se contentait d'aller au Havre :
— Moi, j'irais en Angleterre ; d'abord, cela vous amuserait et m'amuserait, car je ne vous permets pas de vous éloigner de moi, bien entendu ; Rollo retournerait chercher sa femme et, à nous quatre, nous ferions une charmante petite partie. Rien ne réussit comme les choses organisées au pied levé ; ce serait charmant, je vous dis.
Ils furent d'abord stupéfaits de cette proposition ; mais après l'avoir envisagée cinq minutes, Fontanieu, qui était un bel exemple de ce que l'on peut obtenir de la suggestion mentale, arriva à dire :
— Oui ; mais les enfants?
— Mon cher, quand on en a cinq, ils perdent le prix qui s'attache aux choses uniques, et jamais il ne leur arrive rien. A la rigueur, je laisserai Françoise ; elle m'a élevée, elle les a élevés tous depuis leur naissance, elle saura bien nous les garder ; ils ne manqueront de rien que je sache, et nous leur rapporterons des habits anglais. Mme d'Épone, qui est bonne comme un ange, ne se fâchera pas de rester huit jours seule et veillera sur Sabine. Il n'y a pas une objection valable à mon idée, et je suis sûre que Rollo la trouve bonne.
Il la trouvait admirable. Il luttait, depuis quelques heures, non pas contre de la jalousie, mais contre un malaise vague qui lui faisait saisir avec empressement un prétexte d'emmener sa femme ; le prétexte ne venait pas de lui, il pourrait donc l'accepter sans arrière-pensée ; aussi il se montra si facile à persuader que Mme de Fontanieu redoubla d'éloquence.
— Et vous savez, Rollo ; ces choses-là, il faut les faire tout de suite, sans cela on est sûr d'avoir une anicroche ; nous partons demain, il va pleuvoir, cela fera tomber le vent, nous aurons une traversée magnifique. Je vous reviens, moi, avec un de ces chics anglais qui étonnera les populations, et Berthe aussi sera enchantée ; vous allez dîner avec nous, puis vous reprenez le chemin du Grez ; vous y arrivez à dix heures, vous prévenez Berthe ; demain elle fait ses malles ; nous prenons le train qui nous fait arriver à Dieppe, à six heures ; nous dînons, et nous traversons le soir ou le lendemain, à notre bon plaisir. Tenez, Jean est enchanté, et vous verrez comme il est utile en voyage ; il faut lui rendre cette justice, c'est un organisateur de premier ordre. Vous ferez tout ce que vous voudrez à Londres, et, Berthe et moi, nous courrons en hansom ; oh! nous nous amuserons!
Le dîner se passa à discuter les détails. Mme de Fontanieu avait en cinq minutes établi son plan. Rollo aurait volontiers remis la chose au surlendemain :
— Berthe serait fatiguée, il vaudrait mieux prendre un jour de repos.
Mais la marquise ne l'entendait pas ainsi :
— Mon cher, rien ne défatigue comme la fatigue ; je l'ai éprouvé cent fois ; si je me repose, j'ai des courbatures ; si je m'agite, je vais à ravir ; Berthe sera de même ; laissez-la retomber sur elle-même après l'agitation de ces derniers jours, elle sera lasse à ne pouvoir faire un tour dans le parc ; donnez-lui un but qui l'amuse, et elle retrouvera ses forces. Je vais lui écrire, du reste, et elle est trop gentille pour me désappointer. Allons, mangez pour reprendre de la vigueur, et ne pensons qu'à nous mettre en route.