Madame d'Épone
CHAPITRE XXIII
Mme de Fontanieu, en recevant le lendemain de très bonne heure une lettre de Raymond de Rollo, ouvrit très grands ses yeux vifs. Elle lut, elle relut, elle retourna le papier, elle fit appeler le messager sur le perron, elle le questionna en quelques mots brefs, puis partit à la recherche de son mari ; cela indiquait chez elle une forte perturbation d'esprit, car d'habitude ses résolutions étaient prises et exécutées sans références à qui que ce soit. Elle trouva son cher et tendre dans le petit cabinet de travail où il aimait s'enfermer à double tour pour mettre au net les comptes de ses fermes, et où il conservait les archives de la famille et les journaux de sport, dans le même ordre parfait et mystérieux ; elle eut quelque peine à se faire ouvrir ; le marquis se croyait très occupé dès qu'il avait poussé le verrou ; elle ne fit aucune préface.
— Je pars pour le Grez ; je ne reviendrai peut-être que ce soir.
— Et notre voyage?
— Il n'a pas lieu : Berthe est malade.
— Pas possible!
— Son mari me l'a écrit ; je vais aller voir ce qu'elle a.
— Mais, ma chère amie, si elle est malade?
— Je sais, les enfants… Mon cher Jean, je passe ma vie à leur sacrifier quelque chose ; mais je suis décidée à ne pas me mettre sous cloche ; si nos enfants doivent avoir la rougeole, ils l'auront ; vous n'y pensez pas lorsque vous allez aux courses, n'est-ce pas? Moi, je pars pour le Grez.
— Je vais avec vous.
— Non, c'est inutile ; conservez au moins un père à nos enfants. Lapierre me conduira et me ramènera sans la moindre avarie, je serai d'une humeur dogue. Ainsi, inutile de vous l'infliger.
— Raymond est donc inquiet? Voyons, y a-t-il autre chose?
— C'est ce que je ne sais pas et ce que je veux savoir ; mais pas un mot, Jean.
— Bien entendu ; aurions-nous eu tort de renvoyer Raymond hier soir?
— Je ne l'aurais pas cru ; mais tout est possible en ce monde.
En arrivant au Grez, Mme de Fontanieu demanda immédiatement Mme d'Épone ; celle-ci, après l'avoir fait attendre un peu, parut avec un visage qu'elle s'efforçait de composer, mais dont elle ne put dissimuler les véritables ravages causés par une nuit d'atroce angoisse ; il y avait dans sa pâleur, dans l'éclat de ses yeux, quelque chose de si poignant, que la marquise resta interdite, absolument persuadée, dès cet instant, que le prétexte de la maladie cachait un drame intime :
— Vous êtes bien bouleversée? Qu'a donc Berthe? La lettre de Rollo m'a épouvantée : elle allait si bien hier.
— Oui, je suis tourmentée ; elle a un fort mal de gorge et beaucoup de fièvre.
— Puis-je la voir?
— Non, je ne crois pas ; à cause de vos enfants ; le docteur ne se prononce pas.
— Je vous en prie ; laissez-moi la voir, je n'ai aucune crainte, et j'approche, tous les jours, des pauvres gens qui ont toutes sortes de maux. Où est Rollo?
— Auprès de sa femme.
— Permettez-moi de monter, je vous en prie.
Il parut à Mme de Fontanieu que Mme d'Épone devenait plus pâle encore ; cependant elle la précéda d'un pas assuré, s'arrêta à la porte de sa fille, l'ouvrit doucement.
— Veuillez attendre une seconde, dit-elle à la marquise.
Et, laissant la porte entre-bâillée, elle entra.
Rollo était assis près du lit de sa femme qui paraissait assoupie ; il se leva à la vue de sa belle-mère, et, au même moment, la malade ouvrit les yeux :
— C'est Mme de Fontanieu, mon enfant, dit doucement Mme d'Épone.
— Oh! qu'elle entre. Puis appelant sa mère :
— Reste là, maman ; tu m'abandonnes?
— J'étais avec Sabine, ma chérie.
Rollo était allé au devant de la marquise et l'introduisait.
— Bonjour, ma petite ; pourquoi avez-vous tous des figures d'enterrement? Je vais la badigeonner, moi ; montrez-moi votre gosier ; je vous dis de me le montrer ; vous n'avez presque pas de fièvre ; un chaud et froid ; dans huit jours nous partons pour Londres.
— Pour Londres? demanda Berthe, étonnée.
— Oui. Ah! Il ne vous a rien raconté ; je reconnais bien les hommes, pas deux sous de sang-froid. Nous devions partir aujourd'hui, une escapade ; votre maman si bonne gardait Sabine, et moi je laissais mon poulailler sous la garde de Françoise ; une fameuse idée que j'avais eue là, n'est-ce pas, Madame? — se tournant vers Mme d'Épone, — et il faut que vous attrapiez un mal de gorge ; ah! quelle poule mouillée ; mais me voilà toute rassurée. Comme je respecte les terreurs de mon cher et tendre pour sa progéniture, je m'en vais. Madame, je vous défends de descendre avec moi ; restez près de cette princesse ; Rollo me donnera le bras et aura de moi tous les soins que je mérite ; je reviendrai demain. Je ne vous embrasse pas ; mais dépêchez-vous de guérir.
Rollo sortit, accompagnant Mme de Fontanieu qu'il remerciait avec de grandes phrases émues ; elle le regardait avec un certain étonnement :
— Voyons, racontez-moi ; quand cela lui a-t-il pris?
— Hier, vers cinq heures, il paraît.
— Alors, quand vous êtes revenu ici, elle était couchée?
— Oui.
— Qui vous a dit qu'elle était malade?
— Sa mère.
— Vous avez une fameuse chance de l'avoir là ; entre nous, j'ai trouvé une drôle de mine à votre belle-mère ; est-elle souffrante?
— Je ne crois pas.
— Ne la laissez pas s'inquiéter. Je suis persuadée que ce ne sera rien. Tout de même, c'est un vilain lendemain pour votre fête.
— Ah oui, quel lendemain!
— Allons, voyons, ne soyez pas tragique. En attendant que mes chevaux soufflent, et pour être en mesure de faire à Jean les serments les plus rassurants, allons dans le parc, voulez-vous?
— Dans le parc!
— Oui. Ah çà! est-ce qu'il est empoisonné, l'air de votre parc? En tous cas, il sent joliment bon.
Elle fit quelques pas, suivie de Rollo, dont le visage avait pris une expression douloureusement embarrassée qui n'échappa pas à la marquise ; elle continua son chemin vers le petit pavillon rustique, parlant toujours et le regardant à la dérobée ; il la suivait comme avec peine, et, lorsqu'elle franchit le seuil, son visage coloré devint très pâle ; elle, sans paraître remarquer quoi que ce soit, s'assit, s'accouda et regarda le panorama :
— Savez-vous que c'est fameusement plus gai ici qu'à Fontanieu? Ce que j'en ai assez de vos arbres séculaires! Si j'avais une petite maisonnette comme celle-ci, je ne m'ennuierais jamais ; c'est un bijou, que ce pavillon. Tiens, une des épingles de Berthe.
Et, se baissant, la marquise releva une fourche d'écaille blonde qui brillait au soleil. Rollo était blême.
— Ah çà! mais qu'est-ce qu'il a? se disait la jeune femme ; le mari et la mère ont une figure de l'autre monde. Est-ce qu'elle se promène en dormant? Est-ce qu'on l'hypnotise?
Et elle jouait avec l'épingle, dont la vue semblait torturer Raymond.
— Tenez, mettez ça dans votre poche. Berthe, qui est une femme d'ordre, ne serait pas contente de l'avoir perdue ; si elle avait cinq mioches comme les miens, elle ne se permettrait pas de la vraie blonde ; je sème mes fourches.
Et elle tendit à Rollo l'épingle qu'il se décida à prendre et à mettre dans la poche de son gilet.
— Eh bien! mon pauvre ami, vous êtes pire que Jean, qui est toujours dévoré de la crainte de me voir fondre. Seulement, s'il m'offrait des figures aussi désespérées, je le prierais de s'absenter.
— Mais je n'ai pas une figure désespérée, marquise.
— Pardonnez-moi ; si vous sortiez, vous effrayeriez les populations. Un peu de moral, que diable! Enfin, je me flatte que ma visite vous aura fait du bien ; si un petit tête-à-tête avec moi n'avait pas le pouvoir de vous dérider, vous avouerez que j'aurais le droit d'être humiliée. Je reviendrai demain, et promettez-moi, d'ici là, d'obéir à mes ordonnances.
— Qui sont, marquise?
— Primo : de changer de visage ; secundo : de soigner votre belle-mère qui a l'air plus malade que sa fille et, tertio : de penser à notre petit voyage. Je suppose que maintenant mes chevaux sont repus, Lapierre aussi, et que je puis m'en aller ; comme vous n'êtes pas amusant du tout, c'est ce que j'ai de mieux à faire.
— Vous êtes bien bonne d'être venue.
— Ah çà! croyez-vous que je sois une amie en carton? Apprenez que j'adore être utile, et que j'ai un esprit fertile en ressources ; demandez à Jean. Avez-vous besoin de Jean?
— Mais non, marquise.
— Parce que je vous avertis que, si je ne vous trouve pas à tous d'autres ligures, je viens m'installer ici. Mille tendresses à Berthe et à Mme d'Épone ; embrassez-les de ma part, et, si le médecin donne la moindre des inquiétudes, promettez-moi de m'envoyer Sabine immédiatement. Je tiens à ma bru.