Madame d'Épone
CHAPITRE V
Les choses en étaient là, quand Mme d'Épone arriva au Grez. Si Mme Le Barrage avait pensé que l'arrivée de la mère allait troubler la fille, c'est parce qu'elle jugeait d'après son cœur à elle, qui était fort peu candide ; mais la jeune Mme de Rollo ne songea pas, un instant, que la présence de sa mère pût gêner en rien son intimité avec la famille de Lamarie, et ce fut avec un vif plaisir et sans arrière-pensée qu'elle se prépara à faire à sa mère les honneurs de ses amis. Mme d'Épone, fêtée par tous, dut confesser que chacun avait son genre de mérite ; elle fut, à vrai dire, un peu étonnée de l'extrême intimité qui s'était établie entre les deux familles. Mme Le Barrage était comme chez elle au Grez, badinant sans répit avec le maître de la maison, et parfois un peu hardiment ; mais elle s'était octroyé une position d'enfant gâtée qui lui permettait tout ; il était convenu que ses coquetteries étaient sans importance, ses inconséquences innocentes, et elle en commettait de fortes parfois ; mais tout cela passait sous la rubrique d'enfantillages, et M. Le Barrage était le premier à accepter une fiction dont il s'accommodait parfaitement. Il jouissait des succès de sa femme, et de l'art qu'elle avait de se conserver toutes les apparences de la jeunesse ; il s'en sentait rajeuni lui-même. Mme d'Épone reconnaissait à peine son gendre et sa fille et s'amusait à les entendre discuter avec passion les préparatifs d'une charade en tableaux, dont on ne cessait de lui parler depuis son arrivée, et qui semblait les absorber tous ; Mme de Comballaz crut devoir excuser toute cette frivolité :
— Nous tenons à montrer à mon frère les agréments et les ressources des vraies réunions de famille, car nos plaisirs se passent tout à fait entre nous, comme votre charmante fille a dû vous le dire, Madame.
— Mais, Madame, répondit Mme d'Épone, je suis ravie pour ma fille, je vous assure ; elle se félicite d'avoir un si aimable voisinage.
— Elle est trop bonne ; nous l'aimons beaucoup ; c'est une adorable femme, — et plus bas, un peu confidentiellement, elle ajouta :
— Une femme comme j'en voudrais une pour mon frère : notre rêve serait de le marier.
— C'est bien naturel.
— Il a tous les goûts d'un homme d'intérieur.
— Il paraît très aimable, en effet.
Vincent, ce soir-là, se sentait observé, mais il ne changea rien à ses manières, respectueusement familier avec Mme de Rollo. Celle-ci, par un instinct qu'elle n'approfondissait pas, faisait d'amicales coquetteries à M. Le Barrage, qui se demandait sérieusement, depuis une heure, laquelle, de la mère ou de la fille, lui plaisait le plus. Il penchait pour Mme d'Épone : elle était certainement plus belle que sa fille, et toutes deux, de même taille, avaient le même port d'élégance et de fierté. Berthe marchait comme sa mère, dont elle avait les gestes, moins mesurés toutefois. Rollo, tout fier de l'animation qui régnait chez lui, parlait à haute voix, allant de l'un à l'autre, donnant à Vincent de grandes tapes sur le dos avec une affectueuse familiarité. Il finit par l'amener auprès de sa belle-mère, l'écoutant parler avec autant de satisfaction que s'il lui eût soufflé ses paroles, et disant avec son bon rire d'enfant :
— N'est-ce pas, ma mère, nous sommes heureux dans nos voisins?
— Oui, mon cher Raymond, et je vous en félicite, répondit poliment Mme d'Épone.
Mais au fond de son âme ce fut une impression inquiète qu'elle eut de cette première réunion. Cependant, lorsque sa fille vint, comme d'habitude lorsqu'elles étaient sous le même toit, la trouver dans sa chambre et lui demanda si elle était contente de sa soirée :
— Tout à fait! fut sa paisible réponse ; tes amis sont charmants.
— N'est-ce pas? n'est-ce pas? dit la jeune femme, comme prise d'un besoin de les justifier tous. Mme de Comballaz a un vrai mérite ; elle est dévouée à l'éducation de ses enfants ; je n'aurai jamais le courage d'en faire autant pour Chonchon quand le jour viendra. M. Vincent de Mottelon a énormément d'esprit ; il a beaucoup voyagé ; je suis sûre qu'il te plaira. J'ai grand plaisir à causer avec lui.
— Je comprends cela, ma fille.
— Edmée Le Barrage est charmante aussi, sous ce petit air léger ; elle est un peu flirt ; mais que veux-tu? on n'est pas parfait, et elle aime beaucoup son mari ; c'est un excellent ménage.
— Ils vivent bien, c'est tout ce qu'on a le droit de leur demander. Ils n'ont pas d'enfants, n'est-ce pas?
— Non ; et elle le regrette tant! Ses neveux et ses nièces l'adorent. Ce sont de si bons enfants, fort bien élevés. La cadette des fillettes n'a que huit ans, et elle aime beaucoup Sabine.
Puis il ne fut plus question que de Sabine.
— Comme tu ne l'as plus dans ta chambre, laisse-lui avoir son petit lit ici, comme elle le désire, demanda Mme d'Épone.
— Oui, maman, certainement ; mais elle te dérangera.
— Non, ma fille, elle ne me dérangera pas. Je suis bien seule, parfois!
Et avec un baiser grave et doux elles se donnèrent le bonsoir.