Madame d'Épone
CHAPITRE IV
Après cinq années de mariage, Berthe de Rollo avait un cœur dont l'innocence était intacte. Cela arrive plus souvent qu'on ne le croit dans les unions pures et respectées, et l'ignorance de certaines jeunes femmes, mères souvent de plusieurs enfants, serait un sujet d'incrédulité et de moquerie pour la plupart des hommes. En devenant femme, en devenant mère, Berthe de Rollo avait conservé la pudeur innocente de sa virginité ; son mari l'aimait avec passion, mais avec un respect si grand qu'il la considérait comme une chose sacrée dont il devait avoir un soin jaloux. N'ayant pas d'amies intimes et ne sachant de la vie que ce que son mari lui en avait appris, une femme comme Mme Le Barrage aurait été pour elle une énigme incompréhensible si elle avait pu se l'imaginer, et elle était aussi persuadée de la parfaite innocence de ses coquetteries que du fait de sa propre existence. La passion coupable lui apparaissait comme une chose tragique, forcément entourée de circonstances extraordinaires. Le roman de Monsieur de Camors, un des premiers qu'elle avait lus, lui avait causé une grande impression, et le fait d'une femme qui meurt de la douleur d'être tombée lui avait paru tout simple. Jamais elle n'avait rapporté aucune histoire de ce genre, soit réelle, soit fictive à elle-même. Aimer son mari, lui être fidèle, lui paraissait de ces choses auxquelles une honnête femme n'a pas besoin de penser : on les accomplit comme on respire ; jamais il n'était même venu à la pensée de Berthe que sa mère fût une créature admirable ; il lui semblait tout simple que, puisque son mari l'avait abandonnée, elle eût vécu, sevrée de toutes les joies de l'amour. Dans la tendresse infinie, dans la vénération que Berthe avait pour sa mère, il n'entrait aucun raisonnement ; la vertu lui paraissait la chose la plus simple, la plus facile ; elle ne comprenait même pas qu'on fût tenté d'y manquer.
On apprend vite à se connaître entre voisins qui se voient une ou deux fois par jour, et la petite femme, comme l'appelait Mme Le Barrage, n'eut bientôt plus de secrets pour Vincent ; après l'avoir eu une ou deux fois à dîner à côté d'elle, elle avait vaincu sa timidité et l'avait trouvé charmant. Il parlait si bien, si doucement, que son entretien reposait. Berthe n'avait jamais encore vécu familièrement qu'avec deux hommes, le général de Gosselies, qui la traitait en vrai grand-père et ne se mettait jamais en frais pour elle, et son mari, avec sa politesse expansive et ses grands éclats de voix. Excellent, Raymond de Rollo l'était, un vrai gentilhomme ; mais quoiqu'il fût persuadé du contraire, l'esprit n'était pas son fort. Il ne lisait rien, très naïvement persuadé qu'il n'en avait pas le temps, et le Gaulois suffisait à sa pâture intellectuelle. Avec lui, sa femme causait naturellement toujours des mêmes choses : de leurs parents, de leurs amis, du Grez, qui était une mine inépuisable d'incidents par la ferme, le jardin, les écuries, Chonchon, dont les merveilles étaient servies régulièrement avec le dessert. Quoique très intelligente, jamais cependant Berthe de Rollo n'avait senti le moindre ennui ; elle aimait, personnes et choses, tout ce qui l'entourait. Elle avait à cœur la bonne tenue de sa maison, et elle y consacrait un temps considérable. Sa petite, qu'elle avait nourrie elle-même et qui, jusqu'à trois ans, avait couché dans sa chambre, lui fournissait un amusement continuel ; elle travaillait beaucoup pour les pauvres, pour l'église de Rollo-la-Ville, leur paroisse, pour ses salons ; elle lisait, mais avec modération et une certaine timidité, curieuse de livres qu'elle n'osait pas ouvrir parce qu'elle savait que cela aurait déplu à Raymond ; elle chantait agréablement et, toute jeune qu'elle était, aimait jouer, même le whist, même les échecs qu'elle avait voulu apprendre, et elle y apportait une passion extraordinaire. C'était le premier symptôme qui avait étonné et intrigué Vincent. M. et Mme de Rollo étaient venus à Lamarie et il n'avait, pendant le dîner, fait qu'une cour languissante à Mme de Rollo ; il n'était pas sûr qu'elle l'intéressât ; elle lui avait paru un peu trop simplette ; après dîner, elle accepta de très bonne grâce de faire le whist de Mme de Mottelon : M. Le Barrage était son partenaire ; un voisin, celui de Mme de Mottelon. En regardant du côté de la table de jeu, Vincent fut étonné de l'animation du visage de Mme de Rollo ; il avait pris une expression ardente et sérieuse qui le changeait tout à fait. Il s'approcha et suivit la partie ; Berthe jouait étonnamment bien, sans trop de hardiesse, quoiqu'elle en eût, mais avec une réflexion qui montrait clairement combien le jeu l'intéressait. M. Le Barrage et elle gagnaient, et elle avait des petits rires de triomphe absolument charmants. Elle ne faisait aucune attention à Vincent, qui l'examinait tout à l'aise.
Ce soir-là, Mme de Rollo était habillée d'une robe de batiste claire ; le cou dégagé, les bras à moitié nus, elle montrait sur la nuque deux grains de beauté noirs et veloutés, et ses légers cheveux blonds, relevés sur le sommet de la tête, venaient rejoindre les petites boucles folles qu'elle portait sur le front ; ses yeux brillaient, et sa bouche, aux lèvres pleines et roses, était tantôt légèrement entr'ouverte, tantôt serrée sous l'effort de la méditation ; de temps en temps, elle se rejetait en arrière, découvrant un buste admirable.
Vincent mit son monocle et il passa dans son regard cette flamme légère qui, seule, le trahissait avec un imperceptible frémissement des narines ; il se rangea carrément derrière Mme de Rollo et lui demanda si elle voulait lui permettre un conseil. Mme de Mottelon protesta à l'instant de la façon la plus formelle :
— Mme de Rollo joue déjà assez bien ; avec elle et Le Barrage nous n'avons pas la moindre chance, d'autant que Servien joue mal. Mon excellent ami, votre jeu n'a pas de suite, pas de suite.
Et de fait, malgré des efforts inouïs, Mme de Mottelon perdit deux rubbers.
Berthe se leva, l'air content et gai, et se rapprocha de Mmes Le Barrage et de Comballaz qui faisaient cercle à l'autre bout de la pièce. Vincent l'y rejoignit et lui demanda, non sans un peu de surprise dans la voix :
— Vrai, le whist vous amuse, Madame?
— Énormément. Je suis joueuse, voyez-vous, Monsieur ; je jouerais au loto pour jouer.
Et elle rit franchement.
— Et cela vous est égal avec qui vous jouez?
— Oh! absolument.
Il s'était arrangé pour la faire asseoir à quelque distance des autres, et l'avoir à lui tout seul ; il la regarda un peu longuement en face et lui dit :
— On voit que vous êtes très jeune. Que vous êtes heureuse d'être jeune, Madame!
— Et vous aussi, Monsieur, vous êtes jeune.
— Croyez-vous? demanda-t-il.
Elle sourit joliment, naïvement, point troublée du tout sous les regards du jeune homme, et lui répondant avec l'aisance et la liberté qu'elle aurait eue, en causant avec Mme Le Barrage. Mais lui, qui venait de décider qu'il en était amoureux, se promit de changer tout cela ; dès ce moment, il prit un plaisir raffiné à s'établir dans la confiance, et, tous les jours, par le fait même de leurs rapprochements continuels, il y faisait de nouveaux progrès. Comme M. de Rollo avait habitué sa femme à de grandes attentions, et à ces menues courtoisies que se réservent plus généralement les amoureux, Vincent ne le suivit pas sur ce terrain. Seulement il s'arrangeait toujours avec tact et sans ostentation à causer avec Mme de Rollo. Une quantité de choses étaient nouvelles pour elle (elle avait lu si peu encore) et Vincent se chargea de faire son éducation littéraire ; il se mit à lui envoyer des livres. Dans ce beau parc, par des journées superbes, et dans la sécurité la plus complète, Berthe subit de dangereux enchantements. Vincent était trop habile pour rien lui lire lui-même et il pressentait qu'il l'aurait effrayée. Elle lisait donc seule et causait ensuite de ses impressions. Rollo était rebelle à ce genre d'émotion, bien que sensible à celle de voir briller les yeux de sa femme, à écouter sa voix émue et tendre ; seulement il ne voulait pas qu'elle s'exaltât trop, et, en bon camarade, il le lui demandait affectueusement. Cela agaçait un peu Berthe : son mari l'agaçait souvent maintenant ; dans une quantité de petites choses, il l'énervait légèrement et, assurément, dans une mesure qui ne nuisait en rien à son affection ; mais, à voir souvent Vincent de Mottelon, elle était devenue consciente de quelque exagération dans les façons de Raymond, elle le trouvait trop fleuri dans sa politesse, trop entêté sur de petites choses, par exemple, dans sa rigoureuse observance des jours maigres. Raymond, qui sentait que sa pratique ne répondait peut-être pas entièrement à ses convictions, se rabattait sur les choses sensibles. Il ne se serait pas permis et il n'aurait permis à personne d'enfreindre certaines lois ; cela, c'était bien ; mais ce qui était ennuyeux, c'était la sorte d'ostentation qu'il y apportait : cela allait de pair avec sa manie de proclamer à tout propos sa foi politique, son attachement à sa femme, et son admiration pour sa belle-mère.
Berthe s'apercevait parfois qu'elle aurait préféré être aimée avec plus de discrétion, surtout si le regard tranquille de Vincent s'arrêtait sur elle à ces moments-là.