Madame d'Épone
CHAPITRE XXVII
Berthe fut extrêmement étonnée en recevant la lettre de sa grand'mère, mais si contente aussi que ses réflexions n'allèrent pas loin ; il était tout simple que le général se servît de Rollo, le cas échéant, et elle se réjouissait de cette coïncidence qui avançait son voyage. Rouen lui semblait très triste maintenant ; elle avait trop de loisirs pour se souvenir, et se rappeler c'était être humiliée et avoir le cœur désolé. Elle mettait son orgueil et son courage à effacer de son âme le souvenir de ces jours évanouis dont elle ne pouvait pas oublier les courtes ivresses qui lui semblaient maintenant des crimes. Raymond l'aimait tant! Quelle différence, quelle profondeur dans cette tendresse s'affirmant toutes les heures, toutes les minutes. Malgré ses efforts, elle n'avait pu retrouver le calme du passé. Toute diversion lui paraissait un remède. Elle fit donc rapidement ses préparatifs, et, comme Mme de Gosselies l'avait prédit, elle arriva sans le moindre embarras à Paris. Elle fut étonnée de ne pas voir sa mère à la gare, plus encore d'y trouver sa grand'mère, dont l'habitude n'était pas de se déranger.
— J'ai voulu faire de votre arrivée une surprise à ta mère, je t'expliquerai cela chez moi.
— Alors, nous irons chez maman, ce soir?
— Oui, oui ; nous allons combiner notre plan. Donne d'abord les billets à Ferdinand.
Arrivés rue de Ponthieu, Berthe courut saluer le général, à qui elle trouva meilleure mine qu'elle n'avait espéré, et elle en félicita sa grand'mère.
— En effet, mais j'avais craint une crise sérieuse, et il y a un âge dans la vie où il ne faut plaisanter avec rien. Quand tu seras prête, tu me trouveras dans ma chambre.
Sabine était pressée de voir sa mémé, la demandait et répondait, intimidée, aux questions de sa bonne maman et du général, qui était extasié des charmes de la gentille créature.
— Oui, elle est mignonne, avoua Mme de Gosselies, et ma pauvre fille en est folle ; je viens sans doute après ce petit paquet de chair fraîche ; comme c'est réjouissant!
Mme de Gosselies n'avait pas envie de laisser s'éterniser la situation et jugeait que les meilleurs chirurgiens sont ceux qui agissent sur l'heure ; aussitôt que sa petite-fille fut entrée dans sa chambre, elle lui dit d'une voix sérieuse de s'asseoir près d'elle :
— Mon enfant, nous allons avoir une conversation un peu douloureuse ; mais ne crains rien ; si je ne suis pas ta mère, je suis ta grand'mère, et je connais trop la vie pour ne pas être indulgente, pour mon propre sang surtout.
Berthe avait pâli, son cœur battait à coups sourds, sans qu'elle eût idée de ce qui allait venir.
— Depuis deux mois, il faut que tu saches que ta mère dépérit et me cause de sérieuses inquiétudes.
Le cri de la jeune femme sortit de ses entrailles et remua profondément Mme de Gosselies.
— Maman! maman! qu'a-t-elle?
— Calme-toi ; rien de grave, puisque je suis à te parler tranquillement. Tu l'aimes, et tu as raison ; mais tu ne sais pas à quel point tu as raison. Ma fille, n'aie pas peur de ta vieille grand'mère. Dis-moi si ton cœur ne t'a pas trahie depuis quelques mois, — ton cœur seulement, ma fille. — Réponds-moi!
Berthe ne trouvait pas une parole, la voix expirait sur ses lèvres soudain desséchées ; il lui parut qu'un fantôme se dressait devant elle.
— Oui, tu ne peux rien dire ; mais je ne me trompe pas. Tu as été mariée très jeune à un homme qui vaut son pesant d'or ; mais, je l'avoue, il n'est pas toujours adroit. Tu as cru rencontrer, tu as rencontré quelqu'un qui répondait mieux à l'idéal que toute femme se fait ; il t'a aimée, ce qui est assez naturel ; — il te l'a dit avec des respects, j'en suis persuadée… L'aimais-tu?
— Grand'maman!
— Tu l'aimais, je vois cela ; et on vous réunissait continuellement… Ne me dis rien, je respecte les luttes de ton cœur. Ne me regarde pas avec des yeux si effrayés, et cependant écoute-moi bien et rappelle-toi toujours de ce que je vais te dire : ton imprudence (car il est certain pour moi que tu as été imprudente) a failli coûter la vie à ta mère!
— A ma mère?
— Il t'avait donné un rendez-vous, n'est-ce pas?
— Non… mais…, mais il me l'avait demandé…, et j'avais presque promis.
— Eh bien, je ne sais pas ce qui s'est passé, ni ce que ta mère a appris ; mais elle a voulu prendre ta place pour te sauver de toi-même sans doute ; ton mari est arrivé, il l'a vue, et elle lui a laissé croire…
La jeune femme s'était jetée à genoux, le visage caché sur ceux de sa grand'mère :
— Dites, dites, je veux savoir. Oh! maman, ma chère maman!
— Non, mon enfant ; je ne puis pas te dire, moi, comment elle a été outragée ; mais elle a voulu détourner les soupçons, car le pauvre malheureux avait cru d'abord que c'était toi… et depuis ce temps ta mère souffre un martyre qui n'aurait pas duré longtemps, du reste.
— Ah! je ne veux pas, je ne veux pas! Je dirai tout, tout à Raymond. Maman, ma pauvre maman! Oh! c'est horrible.
— Oui, mon enfant ; ces choses charmantes, vois-tu, finissent généralement d'une façon tragique ; pour les pauvres femmes, du moins. Voyons, sois franche avec moi : Peux-tu tout raconter à ton mari?
— Oui, je le peux!
— Dieu soit loué, Dieu soit loué! j'ai eu peur. Heureusement que les occasions te manquaient. Je ne te demande pas si tu l'aimes encore, parce que je suis tranquille ; après ce que tu sais, je ne crains plus rien.
— Oh! misérable que je suis, misérable!
— Non, mon enfant ; tu es femme, tu es jeune, et voilà tout ; mais rien n'est perdu ; ton mari t'aime tendrement ; je ne dis pas que ceci ne lui sera pas un peu rude à avaler ; mais je crois qu'il n'a plus rien à craindre. Tu connais le péril maintenant, et pour l'avenir cela vaut mieux. Tu vois que ces folies amènent de vilaines choses.
— J'étais folle, oui, j'étais folle! Oh! il ne me pardonnera pas. Ma Sabine!
— Si, si, il te pardonnera. Seulement, il ne faudra jamais lui donner une minute de jalousie. Il ne te surveillera pas, j'en suis sûre ; il a trop d'honneur et trop d'orgueil.
— Où est-il, que je lui dise? où est-il, que j'aille demander pardon à maman? Je la trouvais triste, et elle est partie si vite, et je n'ai pensé qu'à moi!
— Ton mari est à Angers. Je l'y avais expédié, ne sachant pas trop comment tournerait notre entretien ; mais tu vas te calmer, et je me fais fort de remettre tout à sa place. Va, ma fille ; tu as besoin d'être seule… et moi-même, je ne croyais pas pouvoir éprouver encore un tel bouleversement.
— Et maman?
— Pas encore, il faut que la réparation soit complète. Va!