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Madame d'Épone

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CHAPITRE XIV

Vers minuit, Mme d'Épone fut surprise d'entendre à sa porte la voix de son gendre. En un moment elle eut passé une robe de chambre et répondu à son appel.

— Qu'est-ce qu'il y a?

Le pauvre Raymond avait l'air consterné.

— C'est Berthe qui, depuis une heure, a une crise de nerfs. Je ne sais plus que faire.

— C'est bien, je viens.

Et Mme d'Épone le suivit d'un pas ferme dans la chambre de sa fille.

Elle était couchée, le visage tout pâle et suffoquée encore de sanglots intermittents. Sa mère s'approcha, lui mit la main sur le front, et, d'une voix très calme, se tournant vers Rollo :

— Me permettez-vous de l'emmener dans ma chambre? Elle se mettra dans mon lit et, si elle est malade, je veillerai près d'elle : il est inutile que vous passiez la nuit sur pied.

— Mais je ne veux pas la quitter ; on peut aller chercher un médecin.

— Pourquoi faire? Il ne me dira rien que je ne sache parfaitement. Permettez-moi de la soigner à mon idée : elle a été bouleversée ; ceci est la réaction.

Berthe s'était soulevée sur ses oreillers, et soudainement calmée :

— Oui, c'est cela ; de cette façon j'aurai maman près de moi sans la fatiguer.

— Alors, moi, je ne suis bon à rien? dit Raymond, non sans tristesse.

— A rien, mon très cher, répondit gaiement Mme d'Épone ; les hommes ne s'entendent pas à être gardes-malades ; c'est déjà assez de les soigner sans qu'ils s'en mêlent pour leur compte.

Établie dans le lit de sa mère, Berthe tendit la main à son mari :

— Bonsoir, Raymond, ne te tourmente pas.

— Bonsoir, ma femme.

Il se pencha et l'embrassa, et se tournant vers Mme d'Épone :

— Vous me promettez de m'appeler?

— Oui, si elle était malade ; mais elle ne le sera pas. Allez dormir.

Elles restèrent seules. Mme d'Épone s'approcha du lit et prit la main de sa fille :

— Dors, dit-elle d'un ton de commandement.

— Et toi, maman?

— Je dormirai tout à l'heure.

La jeune femme ne répondit pas ; elle continua à tenir cette main qu'elle sentait comme une tendre protection ; elle ferma les yeux, et, ses beaux cheveux cendrés épars sur ses épaules, elle parut, aux yeux de sa mère, comme l'enfant d'autrefois. Et les yeux de cette mère la regardaient, lisant dans son cœur à travers ses paupières fermées.

Ce qu'il y a de sublime dans l'amour maternel, c'est que le droit de souffrir dure autant que la vie ; une enfant vous quitte, fonde une nouvelle famille ; mais les douleurs et les fautes de cette enfant touchent toujours directement la mère. Mme d'Épone, qui, parfois, s'était dit, avec une lassitude tranquille de vivre, que sa tâche de mère était finie, sentait, cette nuit-là, que cette tâche commençait seulement. Jamais sa fille n'avait eu plus besoin d'elle ; c'était sa fille, la chair de sa chair ; mais c'était aussi celle de celui qui avait aimé l'amour plus que son devoir, plus que son honneur, plus que son enfant. Elle déchiffrait tout ce qui s'était passé depuis le matin dans le cœur de Berthe, et cette crise de nerfs, au moment où son mari entrait dans leur chambre commune ; elle avait vu le regard de joie et de délivrance avec lequel sa fille avait accepté la proposition de passer la nuit auprès d'elle. C'était bien pour aujourd'hui ; mais demain! Elle n'osait parler ; elle n'osait lui dire :

— Crie, pleure dans le cœur de ta mère ; elle te plaindra, elle t'aimera, elle te défendra.

Oui, la défendre, la défendre contre elle-même, contre son propre cœur, contre les lâchetés de ceux qui aiment! Sauver son bonheur, l'édifier une seconde fois, et sur des bases plus durables!

Elle tenait sa main fine et charmante entre les siennes, d'une étreinte ferme et dominatrice ; non, elle ne relâcherait pas cette étreinte. Elle pensait à sa chère petite Sabine ; sûrement, Berthe y penserait aussi! Mais cela même ne la rassura pas : elle avait trop aimé elle-même pour ne pas mesurer les exigences impérieuses de la passion, et elle savait qu'il y avait eu des heures désespérées de sa vie pendant lesquelles la pensée de sa fille ne l'avait pas consolée.

Si sa fille aimait ainsi! sa fille qu'elle avait crue heureuse! Et n'avait-elle pas, en effet, une vie douce et enviable?

Berthe, apaisée, rapprochait sa tête de la poitrine maternelle avec le mouvement de l'enfant qui veut s'y cacher ; elle essayait de ne plus penser, de retrouver le calme. De temps en temps elle, entr'ouvrait les yeux pour regarder le visage de sa mère ; à la lumière incertaine que donnait la veilleuse, il paraissait tout blanc et pâle avec une sorte de majesté solennelle ; las yeux bruns brillaient d'un feu sombre ; une expression d'infinie tristesse et de force patiente s'y lisait en même temps. Berthe se murmurait dans le fond de son cœur : « comme elle » et se serrait plus fort dans cette étreinte qui l'enveloppait et la défendait. Enfin, Mme d'Épone l'embrassa, et répéta :

— Dors, mon enfant, dors.

Et cette voix agit sur la jeune femme comme aux jours de son enfance ; avec un long soupir, elle laissa retomber sa tête, et bientôt sa respiration calme apprit à sa mère que le sommeil réparateur était venu. Alors, seulement, la mère laissa couler ses larmes.

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