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Madame d'Épone

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CHAPITRE XXV

Dix jours plus tard, Berthe était convalescente, et Mme d'Épone parlait de retourner à Paris. Quoiqu'elle fût absorbée en elle-même, suffoquée de ce départ de Vincent, sans un mot, sans un adieu, humiliée dans le plus profond de son être, Berthe avait remarqué le visage plus pâle de sa mère, et, lorsque celle-ci annonça des affaires importantes qui l'appelaient à Paris, elle s'imagina que quelque nouveau chagrin, causé sans doute par son père, avait atteint le cœur déjà si cruellement blessé de Mme d'Épone. Aussi elle s'était tue, n'avait pas demandé d'explication, se blottissant seulement comme une enfant l'aurait pu faire dans les bras maternels, voulant faire sentir à sa mère, par ces muettes caresses, combien passionnément elle l'aimait.

L'une et l'autre soulageaient leur cœur dans ces silencieuses étreintes, restant ainsi de longs moments, joue contre joue, toutes deux dévorant des larmes qui voulaient couler. Le départ avait été affreux pour Mme d'Épone ; heureusement que sa fille était encore trop souffrante pour l'accompagner, et Raymond la conduisit seul à Bretoncelles. Tout le trajet, ils n'échangèrent pas une parole ; lui, était profondément remué, malheureux jusqu'aux entrailles de ne pouvoir plus estimer cette femme à qui, avec une tendresse filiale et fière, il donnait le nom de mère, et il se mêlait à ce déchirement une sorte de colère, de ce qu'ainsi, par sa faute, elle eût dérangé le tranquille bonheur de leurs existences et jeté sur l'avenir une ombre que rien n'effacerait. Il avait eu la cruauté, presque à l'instant du départ, de lui rendre la petite fourche d'écaille, pour voir, pour se convaincre encore de cette impossible réalité ; elle n'avait pas bronché, et, avec un merci presque indifférent, l'avait acceptée. Cependant, un peu avant d'arriver à la gare, elle trouva le courage de lui recommander encore sa fille :

— Soignez-la bien ; elle est digne de toute votre tendresse.

— Je le sais!

Cela fut dit avec un tel orgueil que Mme d'Épone ne regretta plus rien. Oui, le bonheur de Berthe était assuré, et avec cette conviction, elle eut la force de prendre congé de son gendre avec une tranquillité qui ne laissait aucune prise aux observations les plus curieuses.

Mais, rentrée à Paris, le déchirement se fit sentir dans toute sa force ; n'ayant plus sa fille devant ses yeux, ne tenant plus entre ses bras sa petite Sabine, elle éprouva en plein la désolation et la honte de ce qui s'était passé ; sans cesse, elle revenait sur cette scène ; elle en revivait les moindres détails, et elle souffrait de l'affront qu'elle avait reçu, comme d'une brûlure sur laquelle on n'aurait cessé d'appliquer le fer rouge ; elle sentait la main lourde de Raymond s'abattre sur son épaule ; elle revoyait son regard épouvanté lorsqu'il l'avait reconnue! Et toujours, il croirait cela! Toujours il croirait qu'elle avait quitté le chevet de sa fille pour aller se jeter dans les bras d'un homme! Alors elle souhaitait mourir, elle implorait Dieu de la délivrer du fardeau inutile de l'existence, maintenant qu'elle n'avait plus d'enfant! Autrefois, son mari l'avait abandonnée, et, à son tour, elle devait abandonner sa fille! Elle avait aussi, par instants, l'horrible pensée que son sacrifice serait peut-être inutile, qu'elle ne serait plus là aux heures de tentation qui pourraient se présenter encore, et alors qu'arriverait-il?

Mme de Gosselies avait été frappée du redoublement de tristesse de sa fille ; elle en avait parlé plusieurs fois au général. Positivement les cheveux de Valentine grisonnaient ; il y avait là, à ses yeux, un phénomène tout à fait inquiétant, et Mme de Gosselies se demanda si M. d'Épone n'avait pas fait quelque apparition à Paris ; elle l'en croyait parfaitement capable, comme d'écrire à sa femme, s'il avait une nouvelle désagréable à lui communiquer ; mais, après enquête, elle dut se convaincre qu'il n'en était rien. Elle questionna d'une façon serrée sur le ménage Rollo ; tout y marchait à souhait ; même la marquise de Fontanieu, qui rentra à Paris au commencement de décembre, put dire à Mme de Gosselies que son petit gendre n'avait jamais été plus épris de sa femme.

— Jean est allé déjeuner avec eux à Rouen, deux ou trois jours avant notre départ et m'a dit que Rollo était un vrai pigeon.

Et Mme d'Épone dépérissait à vue d'œil! Cette beauté, qui avait paru résister à tous les coups du sort, s'altérait. Mme de Gosselies en était sérieusement désolée ; elle trouvait terriblement affligeant, pour une mère, de voir sa fille vieillir, et Mme d'Épone vieillissait. Il s'était fait en elle un changement marqué, elle était devenue, non plus retirée, mais sauvage, et Mme de Gosselies avait peine à la faire venir dîner avec elle ; elle eut la terreur de voir sa fille tourner à la maladie noire et consulta sérieusement un médecin qui, avec une perspicacité qui frappa Mme de Gosselies, conseilla les distractions. Les distractions, c'est bientôt dit ; mais quelles distractions offrir à une femme qui se refusait à toutes? Après y avoir réfléchi, Mme de Gosselies pensa qu'il n'y avait d'autre distraction possible que la présence des Rollo, et annonça au général son projet de les inviter à venir passer chez elle les fêtes de Noël et de fin d'année.

— Au moins, je sortirai ma pauvre fille de son marasme ; il est possible que ce ne soit que nerveux, mais c'est horriblement affligeant. Je me sens descendre au tombeau en regardant Valentine.

Le général approuva et admira l'idée de sa femme ; d'ordinaire, le bruit des enfants fatiguait Mme de Gosselies ; mais, pour cette circonstance, elle était décidée à n'y trouver aucun inconvénient ; elle alla jusqu'à parler d'avoir un arbre de Noël en l'honneur de Sabine :

— Cela fera plaisir, j'en suis sûre, à ma pauvre enfant.

La réponse des Rollo ne se fit pas attendre. Berthe luttait contre un ennui presque insupportable, et accueillit avec une véritable joie la pensée d'un changement qui l'aiderait à secouer sa torpeur morale. Raymond, qui la croyait souffrante physiquement et l'accablait des plus tendres attentions, ne pensa pas, quelle que fût sa répugnance secrète, à la contrarier. L'invitation fut donc acceptée avec reconnaissance.

Mme de Gosselies, triomphante, monta en voiture pour annoncer la surprise à sa fille. Elle fut stupéfaite, quand, au lieu de la joie qu'elle attendait, Mme d'Épone lui dit, avec une sorte de gêne, que son médecin lui conseillait le Midi, qu'elle croyait qu'elle allait y aller :

— Tu feras très bien ; après le départ de tes enfants.

— Non, je crois que je partirai cette semaine ; je les ai vus il y a peu de temps ; Berthe sera très heureuse d'être avec toi.

Mme de Gosselies n'insista pas, véritablement alarmée sur l'état de sa fille :

« Ou elle perd l'esprit, ou il s'est passé quelque chose que j'ignore ; mais j'en aurai le cœur net de suite. » Et, le lendemain, Rollo recevait une brève dépêche de Mme de Gosselies, l'appelant auprès d'elle pour une affaire d'importance elle avait soin d'ajouter : « Rien de santé. »

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