Madame d'Épone
CHAPITRE XV
Vincent avait éprouvé la plus désagréable impression en trouvant, l'attendant sur sa table, deux enveloppes ; l'une contenait une invitation officielle à dîner chez les Legay ; l'autre, un joli billet de Mme de Canillac qui, en quelques phrases, d'une élégante coquetterie, priait Vincent de ne pas refuser la convocation ; elle espérait, en outre, que son aimable voisin viendrait lui rendre compte, lui-même, des petites commissions dont elle l'avait chargé. Cette lettre déplut souverainement à Vincent ; d'abord, parce qu'il avait mille autre pensées dans la tête, et ensuite, parce que, bien qu'il fût ami d'une flirtation de bon goût, tout ce qui ressemblait à une amorce l'exaspérait. Il se repentit vivement de la faiblesse qu'il avait montrée ; il comprit qu'elle avait été regardée comme une déclaration à laquelle on était pressé de répondre ; il était fort décidé à dissiper cette illusion et à ne permettre à aucune équivoque de s'établir, car, à l'heure actuelle, il ne voulait à aucun prix exciter la moindre jalousie chez Berthe ; il avait conscience qu'il fallait des ménagements infinis, et que, en la froissant après le moment d'abandon qu'elle avait eu, il perdrait tout. Il importait plus que jamais de la traiter comme une chose sacrée et d'endormir tout à fait ses craintes.
Il se rendait parfaitement compte qu'une femme comme Mme de Rollo prenait tout au sérieux et qu'elle se regarderait comme mystérieusement liée à lui par le baiser qu'il lui avait donné ; il était de la première importance de la persuader qu'aucune autre femme n'existait dorénavant pour lui ; comme, en effet, pour le moment, c'était la vérité ; car, depuis qu'il l'avait tenue serrée dans ses bras, dans une angoisse partagée, qu'il avait écouté de si près battre son cœur éperdu, et lu dans des yeux, auxquels la terreur ôtait la force de mentir, qu'il était aimé, il se sentait, lui aussi, vraiment épris. Il devinait ce que serait l'amour pour cette nature si vivante et si tendre, et, sans la moindre pitié, il ne pensait qu'à prendre pour lui seul ce cœur de femme, trouvant une sorte de volupté cruelle à la pensée de ce qu'elle devrait briser pour être à lui. Tous les obstacles, il les voyait et ils enflammaient son amour. Incrédule et fataliste, il se disait, en fumant cigarette après cigarette, que nul n'échappe à sa destinée et qu'il faudrait être fou pour perdre une pareille occasion ; il était fort résolu que rien de pareil ne lui arriverait.
Mme de Mottelon mettait la discrétion au premier rang des bienséances ; aussi elle comprit fort bien son fils, lorsqu'on lui demanda qu'on ne répandît pas plus que de raison le récit de l'accident :
— Réduisons-le aux plus simples proportions, ou d'ici huit jours on racontera que j'ai arrêté quatre chevaux emportés, et ces sortes de récits contrarieraient assurément Mme de Rollo.
Mme de Comballaz fut, pour des raisons identiques à celles de Mme de Mottelon, exactement du même avis. Quant à Mme Le Barrage, elle réclama le droit d'en parler seulement à la principale intéressée.
— Vincent ne veut pas être un héros ; moi, il me plaît assez qu'il le soit ; Mme de Rollo ne dira pas non, j'en suis persuadée.
— Ma chère, mon héroïsme a consisté à me tirer d'affaire le mieux possible.
Mais ils avaient tous compté sans la reconnaissance de Rollo ; ce fut lui qui mit le feu aux poudres. Il n'attendit que d'être rassuré sur l'état de Berthe pour se mettre dès le matin en campagne ; il fallait envoyer un exprès aux Fontanieu pour les tranquilliser si quelque bruit fâcheux leur était parvenu ; il fallait soulager son cœur, en allant à Lamarie, embrasser ce brave Vincent. En route, il s'arrêta chez les Legay avec l'intention d'y laisser un bulletin rassurant ; mais sa vue (il avait été signalé par une des demoiselles Legay) fit descendre Mme de Canillac elle-même, qui l'écouta avec une tendre sympathie et obtint tous les détails qu'elle voulut.
Arrivé à Lamarie, il eut un vrai chagrin de ne pas rencontrer Vincent, malgré l'heure matinale ; mais il fut admis chez Mme de Mottelon, et il présenta des remerciements proportionnés à l'importance de l'événement. Mme de Comballaz et Le Barrage eurent comme sœurs la même visite, et Rollo se répéta avec satisfaction, trouvant une vraie joie à manifester ses sentiments et à exprimer d'une façon solennelle son désir de rencontrer une occasion qui lui donnât le moyen de prouver sa gratitude. Il ne partit pas sans la promesse que tout le monde viendrait au Grez ce jour-là. La bonne Mme de Mottelon s'attendrit en parlant de ce cœur d'or, et força ses filles à convenir qu'il ne manquait pas de braves gens sur cette terre.
Rollo était si heureux, qu'il eut une vague idée de faire tirer des feux de Bengale et fut fort étonné quand Mme d'Épone l'engagea à se modérer, même dans le bonheur, et à parler de tout cela le moins possible à Berthe.
— Elle a eu un ébranlement nerveux très violent, il faut absolument éviter d'en évoquer le souvenir.
Le pauvre Rollo, désappointé, la crut cependant sur parole, et, plein de tendresse, de sollicitude, il accabla sa femme d'attentions silencieuses ; en se levant de table, après déjeuner, il lui passa son bras sous le sien, lui caressant la main avec douceur. Jamais il n'avait plus senti combien sa femme lui était chère et précieuse ; il brûlait d'envie de le lui dire ; mais il craignait de désobéir à sa belle-mère. Il essaya de l'amuser comme on divertirait une enfant, parlant de leur prochaine fête ; elle entra dans tous ses projets avec un intérêt apparent, et lorsque, avec une grâce aimable à laquelle il ne vit rien de forcé, elle lui offrit son café, il la regarda avec admiration.
— Tu as très bonne mine, ce matin, et tu seras tout à fait jolie pour le dîner de dimanche.
— Quel dîner?
— Chez les Legay, car nous acceptons, n'est-ce pas? Mme de Canillac m'a dit qu'on comptait absolument sur nous.
— Tu l'as donc vue?
— Oui, ce matin ; je suis allé les rassurer ; ils t'aiment beaucoup.
— Quelle drôle d'idée!
Le pauvre Raymond n'eut pas la moindre divination du tort qu'il venait de se faire. La pensée « il coquette bien avec une autre » avait changé soudain les dispositions de Berthe. Elle s'était levée si fermement décidée à tout ignorer, sauf son mari, et elle n'avait pu se défendre de lui savoir gré de l'affection profonde qu'il montrait si clairement ; cependant, elle s'accrocha avec plaisir à l'idée de lui trouver un tort, si léger qu'il fût, assez perspicace cependant pour comprendre qu'il serait ridicule de montrer de la jalousie, n'en ayant pas en réalité, mais cherchant à en avoir. Comme il vit que le sujet de Mme de Canillac ne paraissait pas lui plaire, il annonça, pour faire diversion, la visite des Mottelon.
Elle devint toute pâle ; sa mère, qui s'en aperçut, dit aussitôt :
— Je suis persuadée que nous ferons plaisir à M. de Mottelon en ne l'accablant pas de notre reconnaissance ; à votre place, Raymond, je ne lui dirais rien ou un mot à vous deux ; ces sortes de compliments sont bien embarrassants à recevoir en public.
— Comment, vous croyez? Mais je paraîtrais d'une ingratitude horrible : je lui dois peut-être la vie de ma chère femme.
Et il étendit les bras vers Berthe.
— Je suis de l'avis de maman, et c'est encore plus ennuyeux pour moi : c'est un souvenir qui m'est très désagréable.
Le reste de l'après-midi se passa pour Berthe dans une agitation d'âme extraordinaire ; il lui semblait qu'elle allait mourir de confusion en revoyant Vincent. Sa mère lui avait conseillé doucement d'aller se reposer et lui avait procuré ainsi cette liberté entière dont elle avait besoin. Son cœur battait à l'étouffer, et ses jambes fléchissaient, lorsqu'elle alla à la rencontre des Mottelon ; mais, dès qu'elle les vit tous, son courage et son aplomb lui revinrent comme par enchantement. Elle regarda Vincent, si respectueux et discret, comme elle aurait regardé un étranger ; il lui semblait soudain que tout ce qui s'était passé tenait du domaine des rêves, et que seule, la vérité vraie était Mme de Rollo entourée de son mari et de sa mère, absolument protégée contre tous les entraînements possibles. Rien dans les manières de M. de Mottelon n'était pour la troubler ; lui aussi avait évidemment oublié : il ne cherchait pas son regard, sa poignée de mains fut cordiale, sans réticences. Elle respirait ; on ne parla que de choses banales, du temps, du goûter, du costume de Mme Le Barrage, de la robe qu'on mettrait pour aller dîner chez les Legay. Mme Le Barrage, très au courant de tout ce qui se passait dans le voisinage, annonçait qu'on allait manger des plats extraordinaires, Mme Legay ayant commandé les spécialités les plus recherchées à Paris.
— Et tout cela, c'est en l'honneur de Vincent.
On se récria.
— Parfaitement ; c'est M. Gendre, numéro deux. Moi, ce qui me fera plaisir dans ce mariage, c'est la parenté avec Antonin ; tu l'inviteras souvent, n'est-ce pas, Vincent? Et puis j'aime le papa.
Mme Le Barrage fit la plus la plus jolie grimace du monde en voyant entrer, comme elle parlait encore, Mme Legay, ses filles et son mari ; car, pour la circonstance, on l'avait amené, lui aussi. Les dames se précipitèrent avec empressement vers Mme de Rollo, l'accablant des expressions de leur joie ; le bon Rollo écoutait, le visage ouvert et rayonnant, incapable de discerner une note fausse, même lorsque Mme de Canillac répétait en clignant ses yeux :
— Quel bonheur que M. de Mottelon se soit trouvé là!
Elle le regardait et elle regardait Berthe avec une curiosité méchante. « Ils sont bien froids, il y a quelque chose, » se dit-elle, et elle recommençait, demandant des détails :
— Comment? la voiture s'est renversée tout à fait!
— Tout à fait.
— Ah! mon Dieu! que vous avez dû avoir peur!
— Je ne sais pas, ayant eu l'agrément de perdre connaissance.
— Vraiment, et il n'y avait personne?
— Oh si! des paysans et la femme du garde-barrière ; nous avons été très bien secourus.
C'était Vincent qui parlait.
— Voyez-vous, Madame, quand vous aurez envie d'un petit emballement, il faut vous adresser à moi ; on en sort la vie sauve.
Il la dévisagea assez hardiment, décidé à faire cesser un interrogatoire qui devenait ridicule et que Mme Legay, sans la moindre malice, soulignait en le répétant à haute voix à son mari, absolument comme si le pauvre homme ne comprenait que quand elle parlait ; ce truc ingénieux pour le faire entrer dans la conversation ne la faisait pas marcher plus vite.
Mme Le Barrage ne se piquait pas de politesse avec les gens qui l'ennuyaient : elle essayait d'accaparer à elle seule Mme de Rollo, laissant à Mme d'Épone et au scrupuleux Raymond, qui se mettait en frais avec une sincérité entière, le soin d'entretenir les Legay.
— Est-ce que vous ne demanderez pas une médaille de sauvetage? disait Mme de Canillac entre haut et bas à Vincent.
— Pas cette fois, j'attends une autre occasion ; voulez-vous me la procurer?
— Non, car tous les avantages me paraissent pour vous : le rôle de Mme de Rollo n'est pas brillant, malgré tout.
— Et voyez comme je suis modeste!
— Je ne vous crois pas modeste le moins du monde.
Vincent trouva qu'il convenait d'enlever l'air de mystère à leur entretien, et, élevant un peu la voix, il s'adressa à Mlle Céleste, qui, correctement sanglée dans un costume de foulard bleu, le visage couvert de poudre de riz, l'air naïf et interrogateur, regardait dans le vide avec une petite mine surprise qui représentait l'innocence :
— Est-ce que vous me croyez modeste, Mademoiselle?
Incertaine de ce qu'il fallait dire, la jeune fille éclata d'un rire forcé, qui ne signifiait rien et servait à tout, car on pouvait l'interpréter comme on voulait, elle le termina par un « Monsieur » qui semblait supplier qu'on la ménageât ; en même temps ses petits yeux éveillés semblaient solliciter qu'on l'interrogeât.
Vincent pensait qu'il s'était lancé là dans un bien sot badinage, et ce fut avec un vrai soulagement qu'il vit paraître les nouveaux visiteurs que le bruit de l'événement faisait accourir au Grez.
Les premières personnes furent les demoiselles de La Vergne qui avaient fait le mariage Canillac ; elles se croyaient invariablement tenues de regarder Vincent avec extase, parce qu'elles l'avaient connu lorsqu'il portait des jupes ; on aurait pu croire, à leur étonnement et à leur jubilation, qu'il était le premier qui eût accompli le prodige de passer de l'enfance à l'âge d'homme, et elles avaient pour Raymond des sentiments identiques d'admiration attendrie, ayant été témoins pour lui du même phénomène ; aussi elles se trouvaient le droit d'entourer avec effusion Berthe de leurs bras, et, de fait, se réjouissaient du fond de leur bon vieux cœur. Elles furent bientôt suivies du curé et de plusieurs autres voisins de moyenne importance, et, enfin, apparut M. de Fontanieu, venant au nom de sa femme prendre des nouvelles. Raymond, sans avoir la plus lointaine idée de l'énervement qu'il causait à sa femme, accueillait tout le monde et chacun, avec une reconnaissance joyeuse et bruyante. Mottelon avait fini par sortir dans le parc pour se dérober aux ovations qu'on lui prodiguait ; il se contenta de rentrer pour avertir sa sœur que leur voiture était prête, et, dans le remue-ménage que provoqua ce premier départ, qui devint le signal général de la dispersion, il s'approcha de Berthe, et, leurs mains se rencontrant dans le mouvement simultané d'éloigner une chaise, la jeune femme sentit un billet glisser dans la sienne qui se referma lentement ; personne ne le regardait : Mme Legay était en train de réitérer pompeusement et personnellement ses invitations à chacun. Mme de Canillac avait accaparé Rollo pour échanger au moins quelques mots d'affectueux badinage, les deux demoiselles de La Vergne prenaient congé de Mme d'Épone. Berthe, à son tour, s'avança pour recevoir les adieux. Vincent pressait sa sœur, on se saluait, on se promettait de se revoir et quand, la dernière personne partie, Raymond rentra au salon en se frottant les mains de l'air d'un homme parfaitement heureux, il fut surpris de ne pas retrouver sa femme. Heureusement qu'au même instant la petite tête de Sabine apparaissait à une des portes-fenêtres ; elle courut à lui, et aussitôt juchée sur son épaule, le bruit des rires éclatants de l'enfant et le pas lourd du père qui galopait retentit dans la maison devenue tranquille.
— Hop, hop, criait Sabine, allons voir maman.
Et, à grandes enjambées, Raymond escalada l'escalier. On frappa bruyamment à la porte de la maman, elle s'ouvrit, et l'enfant toute fière et heureuse, jetant un de ses bras autour du cou de sa mère, sans cesser, cependant, d'entourer de l'autre celui de son père, se pencha pour être embrassée, et dans ce mouvement qui rapprochait étroitement leurs trois têtes :
— Et moi aussi, dit aussitôt Raymond.
Et, pendant que la fille embrassait une joue, le mari embrassait l'autre ; mais se reculant aussitôt effrayé :
— Comment? tu pleures! cria le pauvre garçon.
— Ah! j'ai mal aux nerfs.
Et se jetant sur un fauteuil, la jeune femme éclata en sanglots ; pendant que Sabine atterrée se mettait à l'imiter, Raymond, de sa voix forte, appelait Mme d'Épone.