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Madame d'Épone

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CHAPITRE III

Les congés de Vincent de Mottelon étaient pour sa famille des époques désirées et impatiemment attendues. Depuis qu'il était dans la carrière, ses postes avaient presque toujours été assez éloignés et ses congés proportionnellement rares. Le voir revenir, d'abord du Brésil, puis de Constantinople, puis actuellement de Saint-Pétersbourg, constituait pour sa mère des joies profondes. Son Vincent était son orgueil, et ses deux sœurs en étaient également très fières : L'aînée, Mme de Comballaz, personne assez austère, voulait bien ne pas lui imposer d'office ses opinions, et Mme Le Barrage, qui n'était pas austère du tout, le trouvait le plus aimable des camarades. Elle aimait à croire que son frère lui faisait ses confidences, parce qu'il ne disait jamais non aux folies qu'elle débitait. Du reste, il ne contredisait jamais personne. Il avait d'instinct un tact parfait, que sa profession et la vie au milieu du grand monde dans des pays divers avaient encore développé.

Dans toutes les ambassades il passait pour charmant, et en même temps ses chefs le considéraient comme possédant un solide mérite. Et cependant, apparemment, personne ne se faisait moins valoir ; volontiers silencieux, fumant voluptueusement des cigarettes à l'infini, le fin regard de ses yeux gris trahissait seul sa pensée. D'aspect aristocratique, de tournure élégante, avec de grandes belles mains blanches qui disaient sa force, sa voix toujours mesurée et contenue avait le don de se faire écouter. Son air indifférent et légèrement sceptique séduisait ; sceptique, il l'était profondément, sans cynisme, sans tristesse ; mais uniquement parce que l'expérience de la vie lui avait prouvé qu'il n'y avait à croire à rien ; ce qui ne l'empêchait pas de trouver intéressantes une foule de choses, et délicieuse une seule : l'amour. Il formait le fond de sa vie, et cela avec une discrétion parfaite, car l'amour, tel que l'entendait Vincent de Mottelon, était une chose délicate et charmante, éloignée du bruit, du scandale et de quoi que ce soit de tragique ; il le pratiquait ainsi et n'y trouvait que des plaisirs. Il savait découvrir les femmes qui l'entendaient comme lui, et quitter une femme après l'avoir aimée lui paraissait aussi naturel que de changer de destination. Avec cela, il ne voulait laisser que de bons souvenirs et y réussissait. Les femmes l'avaient tellement gâté qu'il leur avait pris quelque chose de leurs délicatesses de cœur, et il se plaisait à penser qu'il n'y avait pas d'amant plus aimable. Parfois il se vantait, en relevant légèrement sa moustache du pouce et de l'index, de savoir bien l'art d'aimer.

Un tel homme devient invariablement l'objet de la prédilection de toutes les femmes de sa famille ; si fort qu'elles réprouvent sa conduite, il en est plus aimé. L'excellente Mme de Mottelon n'était pas insensible au charme particulier de son fils et le qualifiait volontiers d'enjôleur. Mme de Comballaz l'appelait mauvais sujet, mais sur un ton de satisfaction. Mme Le Barrage le traitait de minotaure et aurait voulu lui donner le monde à dévorer, et elle se prenait d'une véritable tendresse pour toute femme dès qu'elle la soupçonnait de plaire à son frère. On aurait pu lui faire tous les raisonnements de morale là-dessus, elle n'y aurait rien compris, elle obéissait à un instinct qu'elle trouvait tout naturel. Par une sorte d'entente tacite, dès que Vincent venait en congé, la maison s'animait. A Paris, on savait qu'il n'y avait pas besoin de s'occuper de lui ; mais lorsqu'il poussait le dévouement jusqu'à venir passer un long congé tout entier à Lamarie, sa famille se croyait appelée à ne pas le laisser dépérir d'ennui, et c'était en son honneur que Mme de Comballaz et Mme Le Barrage avaient donné à leurs relations de voisinage avec le Grez une fréquence à laquelle elles n'avaient jamais songé auparavant. Les officiers de chasseurs qui venaient assidûment de Rouen faire leur cour à Mme Le Barrage pouvaient suffire à son divertissement ; mais elle ne se dissimulait pas que Vincent trouverait sans doute beaucoup plus de plaisir à la fréquentation de la plus jolie châtelaine du voisinage ; elle avait donc préparé les voies et, avec une naïveté inconsciente, annoncé la chose à son frère :

— Tu auras l'occasion de faire la cour à une très jolie femme.

Vincent avait répondu avec son ironie tranquille :

— Tu es trop bonne de penser à tout…

Il avait allumé sa cigarette d'un air indifférent ; ce qui n'avait pas empêché le propos de sa sœur de lui trotter par l'esprit. L'amour était simplement pour lui le plaisir le plus choisi et il se serait reproché de manquer jamais une bonne occasion.

Précisément, il venait de faire ses adieux à une belle Russe ; son cœur toujours libre, même dans les chaînes, l'était plus que jamais ou du moins était momentanément inoccupé ; de sorte qu'après avoir pris habilement ses informations il se laissa conduire chez les Rollo avec la pensée de voir s'il n'y avait pas, en effet, le moyen de donner un intérêt à son séjour à Lamarie.

La maison plut tout de suite à Vincent par son air de luxe tranquille. Berthe avait hérité du goût de sa mère pour l'ordre et pour l'élégance recherchée, et, dès le vestibule, on s'en apercevait.

Le grand salon où il entra tout d'abord était une pièce qui avait la profondeur de la maison, avec des fenêtres aux deux extrémités, deux cheminées, et deux installations organisées d'une main habile. Il y avait des bibelots à profusion, et pas un grain de poussière ; des fleurs en quantité, et pas une fanée. Vincent, habitué à observer, vit cela en un instant, et il était déjà bien disposé pour l'oiseau de cette cage charmante, lorsque la jeune comtesse entra avec son mari. Elle avait encore de cette timidité juvénile qui lui faisait redouter d'avoir à accueillir seule des étrangers ; mais, Raymond là, elle reprenait son aplomb, et fut une maîtresse de maison parfaitement aimable, s'adressant particulièrement aux deux sœurs et laissant Vincent en partage à son mari. M. de Rollo était l'homme le plus naturellement hospitalier et il suffisait qu'on fût sous son toit pour lui devenir presque cher. Il prodigua les assurances polies, les invitations, les offres de service. Il pensait que, lorsqu'on est assez heureux pour être le maître du Grez et le comte de Rollo, on ne saurait être trop bienveillant :

— Je serai charmé, Monsieur, je serai ravi, Mme de Rollo aussi sera enchantée, si vous voulez bien venir nous voir quelquefois. J'ai eu l'honneur de me présenter chez Madame votre mère il y a peu de jours. Cet excellent Comballaz était ici hier dans mon billard ; nous sommes toujours trop heureux de voir nos voisins, et, puisque vous voilà devenu notre voisin…

Et, tout en débitant cela avec une sincérité évidente, Rollo, de ses yeux clairs d'enfant, regardait Vincent de Mottelon bien en face, et, avec la perspicacité qui lui était naturelle, il le jugea pas très fort. Pour lui, un homme d'esprit était un homme parleur, et les manières aisées mais si tranquilles de Vincent ne lui produisaient aucune impression ; il eut le sentiment intime et agréable de sa supériorité, et, cela le mettant doublement à l'aise, il fut au bout d'un quart d'heure sur le pied d'une camaraderie très familière. Il interrogeait le jeune homme sur les questions militaires en Russie, car, ayant échoué deux fois aux examens de Saint-Cyr, Rollo avait gardé la conviction que l'armée était sa spécialité, et il portait les cheveux coupés à l'officier, ce qu'il regardait comme son droit.

L'impression produite par Berthe de Rollo sur Vincent ne fut pas foudroyante : il la trouva agréable, rien de plus ; mais très suffisamment agréable pour lui donner le prétexte à un léger intérêt de cœur ; il fut donc courtois, aimable et de bonne compagnie, ce qui lui était facile, et, à mieux regarder la jeune comtesse, il s'aperçut qu'elle avait de bien beaux yeux ; des yeux bruns extrêmement vifs et languissants à la fois ; des yeux qui étaient le charme singulier de sa physionomie de blonde.

La visite ne fut ni longue ni courte ; on se promit de se revoir promptement, et une invitation générale arriva dès le lendemain à Lamarie.

Une fois commencée, l'intimité progressa rapidement ; Raymond de Rollo avait ce genre d'amour-propre qui lui rendait particulièrement agréable d'être l'initiateur et l'organisateur de tous les plaisirs ; dès qu'on parla d'établir un tennis, il déclara qu'il en faisait son affaire, et, pendant quelques jours, il s'occupa bruyamment à donner des ordres à ses jardiniers afin de faire préparer l'emplacement ; il eut un plaisir d'enfant à se commander un costume, à faire venir des raquettes, à prendre avec Mme Le Barrage ses premières leçons ; car Raymond n'était pas insensible aux charmes artificiels de la séduisante baronne ; elle le traitait tacitement de viveur et de séducteur, et cette flatterie lui était irrésistible. De bonne foi, l'excellent garçon se croyait un don Juan manqué, et, entre hommes, il racontait volontiers ses bonnes fortunes passées, qu'on aurait pu croire plus nombreuses que les étoiles. Il croyait avoir traversé tous les orages de la passion pour avoir aimé une ou deux actrices de passage et plusieurs petites modistes, et il parlait de sa jeunesse de garçon comme d'un temps de dissipation effrénée, jamais, naturellement, devant sa femme ; aussi il aimait assez les allusions taquines de Mme Le Barrage, qui le trouvait médiocrement amusant, mais assez beau garçon pour prendre plaisir à allumer dans ses yeux bleus une flamme qu'on y faisait briller facilement.

Vincent de Mottelon s'avoua au bout de peu de jours qu'il y aurait moyen de passer un été à Lamarie sans trop d'ennui. Naturellement, l'effort lui était désagréable, et, en théorie, il avait horreur des voisins de campagne ; mais après avoir revu Mme de Rollo cinq ou six fois, il lui découvrit toutes sortes d'agréments qui lui avaient échappé à première vue, et surtout une simplicité et une innocence d'âme dont il n'avait pas la moindre idée ; jamais il ne parlait à une jeune fille qu'obligé et contraint, et alors sa conversation se bornait aux banalités superficielles. En fait de femmes, il ne connaissait que les perverses par métier et celles qui ont vécu et qui étaient aussi rouées que lui ; son goût de dilettante l'avait toujours éloigné des femmes trop jeunes et dont il aurait pu craindre les exagérations. Le fait d'un long séjour à l'étranger l'avait privé des centres d'intimité de famille ; il fréquentait peu ses collègues mariés, ayant toujours quelque amie ou quelque cheffesse rompue au monde chez qui il passait ses heures de loisir.

Une femme comme Berthe de Rollo était une nouveauté pour lui, et elle se laissa observer dans la simplicité du plus charmant naturel, car d'abord elle le remarqua à peine. Ce qui l'amusait, ce qui l'entraînait, c'était d'avoir du monde autour d'elle, de bavarder avec Mme Le Barrage, qui était si drôle, si vive ; de penser aller à Lamarie, de les voir tous venir au Grez. Ce mouvement, qui lui avait toujours été inconnu, la grisait ; elle mit à apprendre le tennis la même passion que son mari y apportait ; elle demanda des conseils à Mme Le Barrage et trouva chez son mari la plus extrême bonne volonté. Il fit venir de Paris tout ce qu'on suggéra et se sentit flatté à la pensée que le Grez serait la maison la mieux montée du pays : leurs journées, qui autrefois étaient longues, devinrent très courtes ; on présenta à M. et Mme de Rollo quelques-uns des officiers de chasseurs qui venaient à Lamarie. Ils furent invités au Grez. Enfin, le premier résultat de l'influence d'un état de chose aussi nouveau fut une sorte de renouvellement d'affection conjugale entre Raymond et sa femme : ils étaient plus contents, plus disposés à voir tout sous le meilleur jour. Raymond constatait avec orgueil la beauté, la grâce naturelle de Berthe ; elle lui savait gré de ce qu'il faisait pour lui rendre la vie plus gaie, car il l'assurait que c'était là son seul motif, et elle avait l'habitude de le croire sur parole.

Sabine avait aussi sa part ; on la montrait, on l'entendait louer, admirer, et la petite futée écoutait, les yeux baissés, les compliments sur son minois, sur sa touffe de boucles ; elle donnait gravement son joli coude à baiser à Mme Le Barrage, et manifestait uniquement sa conscience de ce qu'on disait en recommandant à sa bonne allemande de ne pas écraser sa touffe.

Raymond de Rollo se trouvait l'homme le plus heureux du monde, et, dans le tête-à-tête, se plaisait à le répéter à sa jolie femme.

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