Madame d'Épone
CHAPITRE XXVI
Mme de Gosselies avait connu peu d'insomnies causées par l'inquiétude ; la vie lui avait toujours été clémente, et elle s'était d'office épargné les sollicitudes exagérées ; mais le changement de sa fille rentrait dans les choses tellement extraordinaires qu'elle ne put fermer l'œil, attendant avec une impatience pénible l'arrivée de son petit gendre.
Elle avait tout préparé afin de causer librement avec lui et être à l'abri des interruptions ; elle avait écrit à Mme d'Épone qu'elle irait la voir afin de prévenir une visite possible. Raymond apportait un visage anxieux, se demandant ce que Mme de Gosselies pouvait bien avoir d'aussi important à lui dire. « Elle ne pouvait pas être ruinée. »
Elle le reçut très cordialement, le fit asseoir en pleine lumière et le regarda dans les yeux.
— Mon ami, je vais vous parler en confidence, répondez-moi de même ; il s'agit d'une personne qui nous est bien chère à tous deux, car je sais comme vous aimez votre belle-mère ; répondez-moi hardiment, sans réticences… Pendant son dernier séjour au Grez, avez-vous remarqué quelque chose de différent en elle?
Raymond était d'abord devenu très rouge, puis avait pâli ; il répétait d'une voix embarrassée :
— Quelque chose de différent en elle?
— Oui, dans ses manières, dans ses paroles. Avait-elle des tristesses subites, sans raison?
Et, tout en parlant, Mme de Gosselies dévisageait Rollo, et, s'arrêtant soudain et changeant complètement de voix :
— Il s'est passé quelque chose ; et vous allez me dire quoi.
— Mais…, mais, il ne s'est rien passé…
Il était haletant, bouleversé, blême ; Mme de Gosselies lui mit la main sur le bras :
— Il n'y a pas, vous allez me raconter tout, de point en point. Ma fille est en train de mourir, tout simplement ; et vous croyez que je vais accepter cela comme une circonstance naturelle? Vous êtes brouillé avec elle ; voilà qui est déjà clair pour moi ; vous allez m'en donner la raison.
— La raison ; mais je ne puis pas, je ne puis pas ; demandez à Mme d'Épone.
— Vous pouvez, et vous allez le faire.
— Non, Madame, et je ne le ferai pas.
Il s'était levé et regardait Mme de Gosselies.
— Ah çà! est-ce que par hasard vous voulez me laisser comprendre qu'il y a à dire sur ma fille quoi que ce soit que je ne peux pas entendre?… Eh bien! moi, je vous dis que vous vous trompez. Je vous aime beaucoup, mon cher Raymond ; mais il y a des personnes plus perspicaces que vous ; moi, par exemple.
Raymond persistait à ne pas répondre, toujours immobile, toujours respectueux. Mme de Gosselies rassemblait ses idées, cherchait des noms, des circonstances, et, tout d'un coup, relevant la tête, et se rapprochant de Raymond :
— Tenez, je suis persuadée qu'il y a là-dessous quelque bêtise de ma petite-fille.
Il bondit.
— Berthe! Elle! Je ne veux pas… Je vous demande pardon. Ah! non, pas elle!
— Alors, c'est ma fille! Vous me faites rire, mon cher Monsieur ; vous êtes un peu trop naïf ; que ce soit de vous ou d'un autre que vienne pareille insinuation, je lui dirai qu'il est un menteur!
— Moi, un menteur! quand j'ai vu! quand j'ai vu!
— Et qu'est-ce que vous avez vu? Vous allez me l'apprendre, je vous l'ordonne, et tout de suite. J'aime bien ma petite-fille, mais à condition qu'on ne touche pas à ma fille. Je suis sensible à l'honneur d'être sa mère, et je sais très bien que je ne la vaux pas. Voyons, qu'est-ce que vous avez vu? Vous savez, ce serait le fait d'un lâche, de vous taire maintenant avec moi.
— Vous l'aurez voulu.
Et tout son orgueil fouetté par cette parole, à voix heurtée, il fit le récit de cette soirée néfaste. Mme de Gosselies l'écoutait, les lèvres serrées, l'œil fixe. Quand il se tut, secoué par des sanglots qu'il ne retenait plus, il y eut un long silence. Mme de Gosselies le regardait avec compassion, presque avec pitié :
— Et vous avez cru cela, mon pauvre enfant?
— Cru? Mais j'ai vu!
— Vous avez cru que ma fille, qui a mené la vie d'un ange, qui s'est immolée depuis sa jeunesse, s'en allait comme ça, tout d'un coup, à des rendez-vous d'amour? Mais il faut être fou pour croire cela!
Rollo la regardait, l'air effaré.
— Mais, malheureux, vous n'avez pas compris ce qui, pour moi, est clair comme le soleil, qu'elle devait être là pour réparer quelque sottise de sa fille! Oh! ne bondissez pas : je suis persuadée que ma petite Berthe est la plus honnête femme du monde ; mais, sauf ma fille, toutes les femmes ont dans la vie leur moment d'affolement. Je suis convaincue qu'il n'y avait rien, entendez-vous, rien qui pût vous outrager ; la mère, qui est ma fille, n'y serait pas allée ; mais une jeune femme toute naïve, comme la vôtre, c'est horriblement imprudent, et, plus elles valent, plus elles le sont… Je ne sais pas ce qui s'est passé ; mais je mettrais ma tête sur le billot que ma fille s'est sacrifiée encore une fois, et vous comprenez que je ne veux pas de cela. Je suis fâchée de vous affliger ; mais je trouve que tout a des bornes, et ma fille se meurt, tout simplement, de sa jolie invention. Elle vous a vu comme une espèce de fou, et elle a perdu la tête. On réfléchit, mon cher garçon ; on réfléchit. Vous êtes navré ; mais veuillez ne pas recommencer à vous livrer à votre imagination. Une autre année, évitez les tableaux vivants. En attendant, vous allez me faire le plaisir d'écrire à Berthe que le général, qui a la goutte (il l'aura certainement, s'il ne l'a pas), avait besoin, pour une affaire urgente, que vous le remplaciez à Angers, et vous allez y partir tout à l'heure. Berthe devra arriver demain vous attendre ici, et, moi, je me charge de la confesser.
— Mais elle ne peut pas venir seule. Oh! c'est horrible ; ma femme, ma femme!
— Vous la retrouverez, votre femme ; mon Dieu! Elle ne peut pas empêcher les gens de devenir amoureux d'elle! Est-ce qu'elle pouvait répondre des entreprises de ce Monsieur? Elle ne s'en doutait pas seulement, j'en suis sûre. Croyez-vous que tous les hommes soient délicats? Vous vous tromperiez furieusement ; tous les moyens leur sont bons. Vous allez faire ce que je vous dis, et c'est moi qui vais écrire à Berthe. Tâchez de vous calmer.
— Me calmer! Quand vous me prouvez… mais c'est impossible ; jamais Berthe…
— Ah çà! mais vous oubliez qui je suis! Jamais ma fille, voilà ce que je vous dis, moi ; quant à ma petite-fille, elle me ressemble, et j'étais fort capable d'une étourderie ; par inclination naturelle, j'y étais portée, et il ne m'est arrivé aucun dommage, je vous prie de croire. Allons, taisez-vous ; je vous expédie à Angers, et je vous télégraphierai de revenir quand il le faudra. Oh! baisez-moi la main ; je ne vous en veux pas, mon pauvre ami, et j'ai toujours été convaincue que les enfants, grands et petits, n'étaient bons qu'à donner du chagrin.