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Madame d'Épone

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CHAPITRE XXI

Le dîner avait fini vers huit heures et demie, et le léger dog-cart du marquis était venu prendre Rollo. Il avait placé sous ses pieds la petite valise qu'il avait apportée quelques heures auparavant, et il avait été convenu qu'il renverrait le lendemain la voiture par un de ses hommes d'écurie. La marquise, de son énorme écriture, lui avait inscrit les heures d'itinéraire ; elle avait tout prévu, et Raymond partit bourré d'instructions.

La nuit était sombre, de gros nuages noirs couraient rapidement sur la surface du ciel, s'écartant de temps en temps pour montrer un pâle croissant de lune semblant nager dans un azur sombre et lointain ; un orage menaçait évidemment, et le vent, déjà assez violent, faisait ployer les arbres. Rollo conduisait d'une main ferme, il connaissait chaque caillou de la route et la légère voiture courait presque sans bruit dans la nuit. Il était heureux ; heureux de retourner vers Berthe, à qui il ne cessait de penser, heureux à l'idée de ce petit voyage, et, pour la première fois de sa vie, heureux de quitter le Grez. Toutes les paroles perfides de Mme de Canillac avaient été comme de légers coups d'aiguille ; sa parfaite et absolue sécurité avait été troublée, et, si faible que fût la mesure, il lui importait de retrouver son calme confiant. Ceux qui se mettaient depuis quelque temps entre sa femme et lui l'importunaient. Tout en accélérant l'allure de son cheval afin d'être arrivé avant que l'orage éclatât entièrement, car déjà il tombait de grosses gouttes d'eau et des éclairs sombres coupaient les nuages, il pensait à ne pas effrayer Berthe par son retour inopiné ; aussi, en tournant la grille du Grez, il s'arrêta, ordonna au jardinier, qui avait ouvert à l'appel de son fouet, de mener tranquillement la voiture aux communs, et s'engagea à pied pour rentrer au château. Il avait entendu sonner dix heures à l'église de Rollo-la-Ville et aucune lumière ne brillait aux fenêtres. La grande bâtisse, toute sombre dans cette nuit obscure, avait un air lugubre. Tout le monde évidemment était couché. Il tourna par le plus court afin de rentrer par la porte de la petite antichambre sur laquelle s'ouvrait son cabinet de travail et ne pas alarmer la maison par une sonnerie tardive ; pensant que Berthe et sa mère s'étaient retirées de bonne heure, il se promit de ne déranger personne ; il poussa doucement sa clef dans la serrure, et, en la tournant, d'un mouvement machinal, regarda autour de lui. Soudain, il s'arrêta… Dans l'obscurité toujours plus profonde, il pleuvait tout à fait maintenant, ses yeux surpris venaient de découvrir, à vingt pas devant lui, une forme de femme entièrement enveloppée dans une longue limousine sombre, dont le capuchon était relevé ; elle allait droit devant, elle et s'engagea rapidement dans une allée étroite, d'où l'on ne pouvait la voir du château. Quelques secondes, Raymond resta pétrifié ; puis, dans un mouvement rapide comme la pensée, il déchaussa ses souliers vernis et, se cachant derrière les broussailles, s'élança vers l'allée, où il avait vu la forme disparaître ; un instant après, il la revit, c'était elle ; elle, Berthe, sans aucun doute. A la lueur d'un éclair, il avait reconnu sa silhouette et le grand manteau dont elle s'enveloppait ; elle marchait vite, se dirigeant vers la maison rustique ; car il voyait maintenant où elle allait ; seulement elle avait pris un chemin détourné pour ne pas être aperçue des fenêtres. Lui, avec des ruses de sauvage, se couchant presque à terre, la suivait dans une telle ivresse de fureur, de souffrance et de jalousie, qu'il avait conscience de ne plus entendre et de voir à peine. Il luttait contre une envie atroce de crier et de bondir sur elle ; mais il voulait une certitude, et alors il retenait son souffle. Les pas de la femme se firent plus lents ; elle eut comme une hésitation, et, pendant une seconde, s'arrêta presque, puis, reprenant son allure rapide, marcha droit à la maison rustique, ouvrit doucement la porte et entra ; une forme sombre se leva immédiatement et vint à sa rencontre, deux bras l'enlacèrent, elle s'y jeta presque, et, élevant sa main droite qu'elle posa fortement sur la bouche qui cherchait son visage, elle murmura rapidement d'une voix étouffée :

— C'est moi, pas un mot ; il me suit, ne me trahissez pas!

Et, se serrant fortement dans ces bras qui maintenant tremblaient violemment, elle garda son attitude d'abandon, absolument comme si elle n'entendait pas le bruit de la porte qui s'ouvrait, bruit auquel succédèrent deux cris rauques ; puis au même instant un bras furieux s'abattit sur elle, la faisant rouler à terre, la tête renversée, et montrait aux yeux terrifiés de Raymond le visage de Mme d'Épone! Il regardait tellement saisi, tellement suffoqué de ce qu'il voyait, qu'en ouvrant la bouche pour parler il ne put émettre un son. Il s'appuya au mur, prêt à défaillir, la regardant, regardant Vincent avec des yeux effroyablement égarés ; puis, soudain, il s'élança vers celui-ci, le bras levé, l'injure à la bouche.

En une seconde, Mme d'Épone fut relevée et entre eux, pâle et magnifique, les yeux dilatés, le capuchon tombé laissant voir ses cheveux défaits, elle repoussa Raymond.

— Non, Monsieur, vous n'avez pas le droit d'intervenir : ceci ne vous regarde pas. Je suis libre, n'est-ce pas?

— Libre… d'avoir un amant sous mon toit.

— Je partirai ; mais vous n'avez pas à vous mêler de tout ceci ; je vous le défends, entendez-vous?

Vincent, ayant sur le visage une expression effrayante, tant on sentait l'horrible effort qu'il faisait, se rapprocha de Mme d'Épone :

— Vous le voulez? dit-il très lentement.

— Oui, je le veux. Partez, partez et ne revenez pas ; obéissez-moi, je vous en conjure.

— Oui, je vous obéirai.

Et, sans se soucier de Raymond, il lui prit la main, la baisa, et, sans un autre mot, il disparut dans la nuit.

Mme d'Épone s'était assise, et sa main frémissante rattachait ses cheveux. Le sang coulait lentement d'une blessure qu'elle s'était faite en tombant contre une des petites pelles de Sabine, et elle essayait de l'étancher ; ses lèvres tremblaient horriblement aussi ; mais elle leva des yeux assurés sur son gendre et d'une voix qu'on pouvait à peine entendre :

— Je vous demande, Monsieur, de ne pas faire de scandale ; pour ma fille, pour votre femme. Il va s'éloigner, vous l'avez entendu. Elle est malade, au lit depuis cinq heures avec un fort refroidissement et un mal de gorge ; le médecin est venu ce soir ; elle a besoin de moi ; dans quelques jours, je partirai ; je trouverai une raison.

— Je ne veux pas, je ne veux pas que vous l'approchiez. Ah! quand je pense! Ah! la pauvre ange, la chère créature! Oh! j'ai pu croire une minute… car je l'ai cru…

Et se mettant à genoux :

— Je te demande pardon, ma femme, dit-il.

Et il éclata en sanglots convulsifs. Ils durèrent un bref moment, puis il releva la tête :

— Oui, je comprends ; pour elle, pour elle, il ne faut pas de scandale.

Et, frottant une allumette, il promena la flamme autour de lui. Le visage de Mme d'Épone l'épouvanta, et il aperçut le sang qui coulait sur son front.

— Vous êtes blessée?

— Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse! Rentrons, s'il vous plaît.

Elle sortit la première, suivie de Raymond, puis tourna la tête :

— Effacez un peu la trace des pas, dit-elle. Et, sans plus s'inquiéter, elle continua sa route.

Ils se rejoignirent devant la petite porte qu'il ouvrit, entra et se retrouva au milieu des objets familiers qu'il avait quittés quelques heures auparavant, avec le sentiment d'avoir vécu une vie depuis.

Sans échanger une parole avec lui, Mme d'Épone avait monté l'escalier, et il entendit le bruit de son verrou ; puis, la maison retomba dans le silence.

Lui, était incapable de bouger, presque incapable de penser ; il alluma les bougies de son fumoir, et comme un enfant désolé, cacha son visage sur les coussins du canapé. Quelque chose venait de sombrer en lui, et il souffrait vraiment pour la première fois de sa vie. Il souffrait d'abord comme d'une honte atroce, comme d'une souillure secrète mais ineffaçable, d'avoir soupçonné sa femme, sa Berthe, la chère pure épouse ; d'avoir cru qu'elle, elle pouvait aller la nuit, à pas furtifs, chercher dans les bras d'un autre des baisers criminels. Il avait vu le mouvement de ces deux êtres se rapprochant, se jetant sur la poitrine l'un de l'autre, et il avait senti à cet instant-là comme la pointe d'un poignard aigu s'enfonçant dans son cœur. Oh! si cela avait été vrai! Si cela avait été elle! Il l'aurait tuée ; jamais il n'aurait pu survivre à cette douleur, jamais… mais elle était là, là-haut dans leur chambre, incapable d'imaginer ce qui se passait si près d'elle. Cette femme qu'il avait crue une sainte! Il se rappelait maintenant mille petites choses et se demandait comment il avait pu être aussi aveugle. Vincent l'avait toujours recherchée ; combien de fois ne l'avait-il pas vu assis à côté d'elle, et souvent, depuis quelque temps, il lui avait trouvé l'air inquiet. Pauvre malheureuse! Une pitié s'emparait de lui, mais une pitié méprisante. Il était profondément humilié, car il avait toujours été fier d'elle, et il l'avait aimée comme un fils. Aussi de grosses larmes coulaient sur ses joues. Oh! il chérirait sa Berthe plus que jamais ; elle n'aurait plus que lui ; comme elle serait triste de l'abandon de sa mère qu'on ne pourrait pas lui expliquer! Pauvre petite!

Il resta là, jusqu'aux premières heures du matin, dans une angoisse de souffrance qu'il ne devait jamais oublier. Tout ce qu'il y avait de meilleur en lui montait à son cœur ; peu à peu, il y découvrait une extrême compassion pour la malheureuse femme à qui il ne donnerait plus le nom de mère, et il résolut d'agir jusqu'au bout en gentilhomme et en homme d'honneur ; non pas en voleur et en misérable comme l'autre. « Oh! si je pouvais l'étrangler! Et il faut se taire pour elle ; pour ma femme ; oui, pour elle. Oh! ma chère femme ; pardon, pardon, tous les jours de ma vie. »

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