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Madame d'Épone

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CHAPITRE XI

Berthe éprouvait un vif soulagement du départ de Vincent de Mottelon ; lui absent, il lui sembla se ressaisir entièrement et reprendre possession de tout ce qui l'entourait. Elle avait été épouvantée de ses propres sensations ; car, dans son âme candide, la pensée d'aimer Mottelon lui paraissait uniquement une source de désespoir. Elle savait (croyait-elle), à n'en pas douter, qu'elle mourrait mille fois plutôt que de lui laisser volontairement soupçonner une chose pareille! Ne plus aimer son cher Raymond lui semblait impossible ; elle se répétait toutes les raisons qu'elle avait de l'aimer, et combien ils étaient heureux ensemble depuis cinq ans. Souvent, elle s'était dit qu'aucune femme ne l'était plus qu'elle ; il serait horrible de perdre ce bonheur ; cela ne serait pas : elle lutterait contre un trouble involontaire, elle chasserait tout autre image de son esprit et continuerait sa vie heureuse sans une arrière-pensée, sans un regret. Rien n'était changé ; pourquoi le serait-elle?

Il fut question d'une façon banale de l'absence de Mottelon ; Rollo loua le jeune homme d'être venu prendre les ordres de ces dames.

— Il est bien élevé, il a de bonnes façons, c'est un charmant garçon, nous devrions le marier.

— Oui, ce serait une excellente idée, mais je ne vois pas à qui? dit Mme d'Épone.

— On cherche, dit Rollo ; il est certain que tout le monde ne peut pas avoir la main aussi heureuse que moi. Est-elle assez jolie, ma femme, ce matin?

Berthe rougit, heureuse, et cependant froissée de quelque façon mystérieuse ; mais elle eut comme un remords, et, s'approchant de son mari, elle lui mit doucement les mains sur les épaules et lui présenta son front ; il le baisa tendrement et lui caressa les cheveux d'un geste de protection si doux et si fier en même temps, qu'elle fut émue et se répéta dans son cœur qu'elle l'aimait, qu'elle n'aimait que lui. Dans le contentement que lui donnait cette conviction, elle prit sa fillette sur ses genoux et se mit à chanter avec elle, car Sabine avait une petite voix juste dont elle aimait fort à faire usage.

La première partie de l'après-midi se passa en tendres enfantillages. Berthe, assurée de ne pas voir apparaître celui qui la troublait, était singulièrement douce et calme ; elle jouissait plus qu'elle ne l'avait encore fait de la présence de sa mère, et lui proposa une promenade en voiture dans la campagne.

— Ma chère maman, je vais te reposer un peu des charades et des tableaux vivants ; nous n'irons pas à Lamarie ; nous irons, si tu veux, jusqu'au bois de Bretoncelles.

Mme d'Épone accepta avec joie, et, la chaleur du jour passée, elles se mirent en route. Leur causerie fut pleine d'expansion. Mme d'Épone, par un habile retour sur elle-même, prenant Sabine comme point de départ, parla à sa fille, peut-être pour la première fois, de son père. En quelques mots brefs, elle fit un si saisissant tableau de l'abandon de sa jeunesse que Berthe, frappée, comme d'une chose nouvelle, de cette idée, ne put s'empêcher de lui prendre la main et de lui dire dans une tendre sympathie :

— Ma pauvre maman!

— Oui, ma fille, ta pauvre maman, assurément, car je l'aimais et j'ai bien souffert ; mais ton bonheur me console ; tu as, toi, un mari qui t'aime de toutes ses forces, dont tu es le culte : et notre Sabine, un père qui est fier d'elle ; toi, tu n'as pas eu que moi pour te chérir.

— Et cela a été assez, maman.

La jeune femme se reprocha d'avoir si peu pensé jusque-là aux tristesses de la vie de sa mère. Ne lui ayant jamais connu de chagrin immédiat, elle avait une sorte de tranquille conviction que sa mère était heureuse, et qu'elle avait par elle tout le bonheur suffisant ; elle comprit qu'elle s'était trompée, et elle eut, à partir de ce moment, comme un redoublement de tendresse dans l'âme. Elle fut presque tentée d'ouvrir son cœur à cette mère si tendre et de lui demander conseil ; mais comment dire cela? Non, cela passerait, et la vie redeviendrait ce qu'elle était auparavant. En parlant, elle alarmerait sa mère sans raison véritable, sans motif sérieux.

De fait, elle parvint à demeurer deux jours dans un état d'âme si paisible qu'elle acquit la certitude qu'avec une volonté efficace elle retrouverait la tranquillité de son cœur.

Dès que l'image de Vincent se présentait à ses yeux, elle la chassait résolument ; elle se promettait d'éviter les rencontres trop fréquentes et souhaitait ardemment la fin des répétitions ; elle eut une vague idée de se dire souffrante ; mais ce serait une lâcheté. Non, il valait mieux laisser les événements suivre la marche préparée et y être supérieure.

Le soir du second jour, Rollo déclara qu'il allait profiter de l'interruption de leurs travaux pour faire une course à Rouen ; il y passerait simplement l'après-midi, et, d'un air triomphant, laissa entendre qu'il préparait quelque surprise à Berthe.

— Je te conduirai à la gare, dit celle-ci aussitôt.

— Cela te fera lever trop matin.

— Quelle idée! J'aurai un vrai plaisir à monter en voiture à sept heures : c'est la meilleure heure de la journée.

— En ce cas, ma femme, j'accepte.

Seuls, et devant Mme d'Épone, il aimait à lui donner ce nom : « ma femme ; » il le prononçait toujours avec un accent attendri, car, pour lui, « sa femme » était une créature au-dessus de toutes les autres.

Ils partirent gaiement dans la fraîcheur du jour naissant. Berthe s'efforçait de paraître joyeuse, de l'être, de jouir de tous les biens dont elle était entourée. En quelques mots, sa mère lui avait fait sentir à quel point elle était une créature privilégiée et combien d'éléments de bonheur lui avaient été donnés ; non, elle ne voulait pas être ingrate.

Mme d'Épone, en voyant la victoria s'éloigner, se sentit le cœur allégé et, aussi longtemps qu'elle put la distinguer, elle les suivit des yeux avec une bénédiction dans le regard.

Il fallait une petite heure du Grez à Bretoncelles nui était leur station ; on passait au-dessus de Lamarie, et, à travers les arbres, on en distinguait de temps en temps la silhouette :

— Notre ami revient samedi, et nous allons reprendre avec rage nos répétitions, dit Rollo ; il ne s'agit pas de désappointer le voisinage.

— Non, dit Berthe, avec une certaine froideur.

— Cela ne t'ennuie pas, mon cœur, demanda Rollo avec anxiété.

— Moi, pas du tout ; au contraire ; seulement Blanche de Fontanieu aurait pu ne pas nous imposer Mme de Canillac. Franchement, elle m'ennuie.

— Tu n'es pas jalouse, au moins? dit Rollo ravi.

Et, prenant un ton plus sérieux :

— Tu sais que je suis incapable d'aimer une autre que toi.

— Je l'espère.

— Et toi?

Ce matin le rendait tendre, il parlait bas à cause du cocher ; elle eut presque un involontaire mouvement d'impatience :

— Pas ici, Raymond! quelle folie!

Il vit un aveu dans son trouble et, enchanté de l'avoir provoqué :

— Bien, pas ici.

Ils arrivèrent à la gare avec vingt minutes d'avance. La jument qui les conduisait, une belle bête de sang achetée récemment, avait brûlé la route. Rollo le fit observer avec plaisir à son cocher qui n'en était pas moins fier.

— Promenez-la, Gaspard : elle a chaud et il y a trop d'ombre ici ; pauvre Farandole.

Et il caressa doucement l'encolure de la jument.

— Elle a une allure délicieuse, n'est-ce pas? dit-il à sa femme.

— Oui, elle est excellente.

Et ils s'entretinrent quelques secondes de leur écurie.

Le train de Paris entrait en gare, et, à la stupéfaction des Rollo, ils virent Vincent de Mottelon sauter d'un wagon de première.

— Comment, vous? mon cher! dit Rollo, tout content et lui secouant le poignet à le démonter : nous ne vous attendions que samedi, et je vais à Rouen ; mais je n'ai pas vu votre voiture? On n'est donc pas venu vous chercher?

— Non, dit Vincent, saluant Berthe : c'est une surprise que je réserve à ma famille ; j'ai eu ma réponse hier, et je n'avais rien à faire à Paris.

— Alors Mme de Rollo va vous reconduire ; je serai même plus tranquille de ne pas la savoir seule… Pas de remerciements, je vous en prie.

— Je crains vraiment de gêner Mme de Rollo.

— Du tout, je serais enchantée, dit Berthe à son tour.

Depuis un instant, elle avait l'envie d'aller, elle aussi à Rouen ; mais ce misérable petit respect humain, qui perd tant de créatures, la retint. Que penserait son mari de ce caprice? Et surtout que penserait Vincent? Elle prit l'air aussi libre et aisé qu'il lui fut possible, et parla avec Vincent de ses occupations pendant ces deux jours.

— Voilà mon train, dit Rollo ; oui, à cinq heures, chère amie ; non, ne venez pas me chercher. Mon cher Mottelon, je vous confie Mme de Rollo. Au revoir.

Et, saluant respectueusement sa femme, il sauta dans son wagon. Le train partit. La petite gare fut déserte en un clin d'œil.

— Votre voiture est là, Madame? demanda Vincent.

— Oui, mais Gaspard promène Farandole qui n'aime pas le bruit du sifflet de la locomotive.

— C'est ennuyeux cela à la campagne.

— Oh! elle s'y habituera. Nous sommes venus du Grez en trente-cinq minutes ; c'est bien marcher, n'est-ce pas?

— Assurément ; je ne sais pas si Président en ferait autant. Voici Gaspard.

La voiture s'approcha ; il la fit monter ; puis, la regardant encore avec une certaine insistance :

— Vous permettez, Madame?

— Comment donc! Mais c'est la chose la plus simple du monde.

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