← Retour

Madame d'Épone

16px
100%

CHAPITRE XVIII

Les jours qui suivirent furent un tourbillon. Raymond avait repris sa tranquillité habituelle, car sa belle-mère lui avait prouvé, sans grand'peine, avec quel mépris on devait traiter les paroles d'un homme comme Canillac, tout en admettant que plus d'un malheureux pouvait devenir épris de Berthe, et que, en vérité, on ne pouvait régler sa vie sur ces éventualités extraordinaires.

Raymond aimait trop sa femme et trouvait trop naturel d'en être aimé lui-même, pour, sur une parole en l'air, devenir véritablement jaloux, et, comme il était délicat sur le point d'honneur, il mit le sien à laisser une absolue liberté à Vincent pendant les derniers préparatifs.

Berthe éprouvait une ivresse dont elle ne voulait pas se rendre compte, tout entière au plaisir de ces rencontres journalières, de cette intimité délicieuse, car Vincent avait si bien endormi ses scrupules qu'elle n'en éprouvait aucun remords et se persuadait qu'une pareille affection à côté ne nuisait en rien à ceux à qui elle devait ses premières tendresses. Loin de paraître fuir Mme d'Épone, Vincent la voulait toujours là, et avait pour elle toutes les attentions imaginables, l'appelant invariablement pour être juge entre lui et Mme de Fontanieu, avec laquelle il passait son temps à se disputer. Mme de Canillac avait été emmenée à Rouen par son mari ; mais elle avait promis de revenir à temps pour son rôle de statue, et les deux petites Legay avaient reçu à domicile les instructions pour se faire leur tête ; l'une devait être Diane, l'autre Minerve, et la perspective d'être passées à la craie ne leur causait nulle frayeur ; leur seul regret était l'impossibilité, pour des bustes, de faire valoir leur taille!

Vincent était d'une bonne humeur imperturbable, et la vie devenait si agréable que Berthe pensait avec une sorte de terreur aux jours qui suivraient nécessairement ; elle s'exhortait au courage, très contente d'elle-même, et se moquant maintenant de ses terreurs de petite fille.

Le premier billet avait été suivi par d'autres glissés dans le panier à ouvrage et le plus souvent dans la couverture de soie d'un livre ; jamais, dans ces billets, rien qui pût sérieusement alarmer sa conscience ; c'était simplement l'épanchement d'un cœur triste et ami, d'un cœur qui battait pour elle sans oser espérer de retour, car il ne paraissait jamais supposer qu'il pût être aimé ; son bonheur était d'aimer, d'adorer, et il se contentait d'être souffert. Cela la rendait plus libre et plus expansive ; avec un secret désir de le consoler, elle aurait aimé causer à cœur ouvert une fois avec lui, lui laisser lire une fois dans son âme, et, après, se séparer comme elle le devait.

Cette tentation d'un entretien secret la hantait ; il le lui demandait dans chaque lettre comme une faveur qu'on ne peut refuser, sans une vraie cruauté, à un homme qui vous adore ; elle le désirait et, malgré tout, elle avait peur ; elle allait, un peu grisée, se lançant avec une ardeur fébrile dans tous les projets de plaisirs et préparait sa fête comme si la vie n'eût pas eu d'autre but.

Quand le jour vint enfin, Mme d'Épone, qui parcourait, seule avec sa fille, les salons démeublés, ne put s'empêcher de dire :

— Je serais aise de voir venir demain, et surtout après-demain.

— Tu nous trouves trop bruyants, ma chère maman?

— A te dire vrai, ma fille, j'aimais mieux le Grez des autres années, sans tant de voisins.

Berthe rougit légèrement.

— Nous vivions comme des sauvages.

— Je ne le trouve pas, et vous aurez de la peine à reprendre le train d'une vie tranquille.

— Et qui nous oblige à une vie tranquille?

— Tout ; et ton bonheur en premier.

— Mon bonheur? Mais, maman, je m'amuse, je suis heureuse ; Raymond s'amuse aussi, il est heureux.

— Qu'il soit heureux sans tant d'amusements factices, cela vaudra mieux ; ou du moins, qu'il s'amuse sans tant de frais. Enfin, pour ce soir, j'espère que tout réussira ; mais je te le dis, ma fille, je verrai avec joie éteindre le dernier lampion.

Berthe eut comme un malaise ; elle ne pouvait être vraiment satisfaite avec la conviction intime que sa mère la désapprouvait ; cela la gênait, elle voulait sa sanction, elle voulait la voir participer à son plaisir. Cependant, elle tâcha de secouer celle impression et de ne songer qu'au succès ; son succès à elle était pour un seul, elle ne se l'avouait pas, mais elle ne pensait à personne d'autre. Il devait venir de très bonne heure afin de donner le dernier coup d'œil du régisseur. Raymond oubliait complètement ses velléités de jalousie, dans la satisfaction de la parfaite réussite de leur théâtre ; il avait donné des ordres sans désemparer et se figurait, de bonne foi, avoir tout inventé, tout inauguré.

Le pays entier était en émoi en cette occasion ; on venait de Rouen et même d'Elbeuf ; Mme de Fontanieu avait transporté au Grez, où elle devait coucher, trois enfants et ses malles ; plusieurs personnes recevaient l'hospitalité à Lamarie, et même les demoiselles de La Vergne avaient des invités. Aussi Mme Le Barrage se préparait à de bien douces émotions, et le jeune d'Ancenis avait la fièvre ; il n'était pas le seul. Au premier étage régnait une agitation extraordinaire, les portes s'ouvraient, les femmes de chambre couraient, partout on réclamait M. de Mottelon, qui avait le privilège de grimer, et allait d'une chambre à l'autre remplir sa tâche délicate. La petite marquise, sans une arrière-pensée et toute au plaisir de se déguiser, était d'une gaieté intarissable ; elle mourait de rire en voyant noircir le visage de son mari, qui s'exécutait du reste d'assez bonne grâce ; Mme de Rollo, trop émue pour être heureuse, se regardait sous les tresses brunes de Rébecca ; les demoiselles Legay étaient hors d'elles de plaisir ; Mme de Fontanieu les avait traitées tout à fait familièrement, et M. de Mottelon avait plaisanté d'une façon charmante en les inondant de blanc liquide ; elles étaient horribles et ne s'en doutaient pas ; Mme de Canillac était plus clairvoyante et, pâle de fureur sous son maquillage, elle leur en voulait à tous, à mort, de lui avoir donné un rôle si pitoyable.

Dans le boudoir de Berthe, où ils s'étaient enfin réunis, elle regardait Mme Le Barrage délicieusement costumée en fée, et Mme de Fontanieu, absolument charmante dans ses affiquets de Cendrillon. En vain le bon Fontanieu riait avec elle de la couleur de leur visage ; elle riait aussi, mais avec l'envie de les mordre. Du reste, elle avait apporté, ce soir-là, un cœur plus aigre que jamais ; Canillac était resté à Rouen sur les conseils de son valet de chambre et, pour ce bon service, Lupin avait reçu une gratification sérieuse de Mme de Canillac, qui, néanmoins, avait continué jusqu'au dernier moment à se désoler de l'impossibilité où elle était de persuader son mari de revenir avec elle. Il lui avait promis, comme fiche de consolation, de venir la prendre le surlendemain, pour retourner ensemble à l'Abbaye, et elle avait accepté joyeusement cet arrangement, tout en emportant la volonté bien arrêtée de ne pas s'y conformer et de se faire retenir de force par ses parents ; mais, à son amer désappointement, Mme Legay avait paru trouver tout simple que sa fille rentrât chez elle, et n'avait pas renouvelé son invitation ni fait la moindre instance pour la retenir. C'est que Céleste avait profité de l'absence de sa sœur pour prouver à Mme Legay que la présence de Suzanne, loin d'être utile à leurs projets, y nuisait, et « ma fille de Canillac » avait été sacrifiée sans hésitation à l'espérance de dire un jour « ma fille de Mottelon ».

A neuf heures, le grand salon du Grez était plein. Mmes d'Épone et Rollo avaient reçu les invités, que deux jeunes officiers, transformés en commissaires, menaient à leur place ; on respirait cette atmosphère particulière que donne l'attente d'un plaisir. Jamais on n'avait vu chose pareille au Grez. Les propos s'échangeaient :

— On doit danser après.

— On dit qu'il y a un cotillon.

— C'est étonnant! Et qui a eu l'idée de cette fête? Ce n'est pas dans la tradition Rollo.

— Ah! non ; c'est M. de Mottelon et sa sœur.

— Ah! M. de Mottelon! Ah vraiment!

Et on discutait Vincent, ses mérites et ses prétentions possibles, avec des demi-mots pleins de réticences ; puis, cela fait, on souriait délicieusement de loin au bon Rollo, ému d'un plaisir naïf à la vue de tout ce monde et tout plein de contentement et de bienveillance.

Mme Legay, rouge de joie, racontait à ses voisines que ses trois filles avaient un rôle ; Legay, intimidé et silencieux, suivait les autres, se faisant encore plus humble que chez lui.

Mme d'Épone s'était enfin assise ; les domestiques enlevaient les lampes ; la représentation commençait.

Elle fut un triomphe, et il fallut relever deux fois la toile sur chaque tableau. Rollo, absolument splendide en émir, eut un succès marqué parmi la partie féminine de l'auditoire ; même Fontanieu, en nègre, fut trouvé très beau ; le tableau de Rébecca à la fontaine fut déclaré admirable ; on ne reconnaissait pas d'abord Mottelon, tant il s'était fait une tête caractéristique ; en artiste, au contraire, on le retrouvait parfaitement ; Mme de Canillac avait eu un moment de bonheur lorsqu'il avait drapé avec une peluche rouge le socle qui la dissimulait ; il avait encadré ses épaules avec soin en lui disant qu'il était très content de son chef-d'œuvre. Enfin, l'apparition de Cérès fut une véritable apothéose ; Berthe était vraiment superbe dans sa robe de déesse ; tout le monde descendu de l'estrade, et Mottelon resté seul pour la fixer dans son attitude, il murmura sans qu'aucun des muscles de son visage bougeât :

— Ah! que je vous aime!

Et il sauta à terre pour faire mouvoir lui-même le rideau.

Chargement de la publicité...