← Retour

Madame d'Épone

16px
100%

CHAPITRE VI

Sur la route qui allait du Grez à Lamarie, un peu avant d'arriver à Rollo-la-Ville, se voyait une vaste habitation bourgeoise appelée communément, par les gens du pays, la Grande-Blanche, à cause de sa couleur ; elle appartenait aux Legay. Les Legay étaient des « voisins », gens assez convenables pour être invités à dîner, mais ne tenant par aucun lien au pays. Ils y étaient venus s'installer une dizaine d'années auparavant, et, à force de les voir, on s'était habitué à eux, quoique leur origine bourgeoise fût parfaitement connue. M. Marc Legay était un ancien marchand de papiers peints, dont les affaires avaient prospéré ; Mme Legay était une maîtresse femme, bien convaincue que la Providence ne l'avait pas mise à sa place, et décidée à s'y rétablir elle-même ; son éducation s'était faite dans un excellent pensionnat, et elle n'était jamais descendue au magasin que les mains gantées de suède. Le grand monde et la distinction étaient sa toquade, sa fureur ; son ambition ardente et tenace, celle de ressembler à une femme du faubourg Saint-Germain ; elle avait fréquenté assidûment les paroisses les plus aristocratiques et, grâce à des chapeaux à joues et à des jupes de coupes spéciales, elle était arrivée à être une assez bonne imitation de certaines grandes dames démodées par genre. Ce que cette petite bourgeoise à l'âme éperdue d'ambition avait souffert de son milieu, nul ne le savait qu'elle-même ; avec une persévérance de sauvage, elle avait amené son mari à quitter les affaires et à s'exiler de Paris, le menaçant d'une maladie mystérieuse s'il y restait, et le pauvre homme, qui ne ressentait pas le moindre symptôme, croyait son mal d'autant plus redoutable et se soignait consciencieusement. Elle voulait absolument changer de monde et comprenait fort bien que sur place elle n'y arriverait jamais. Pendant quinze ans, elle avait mûri son plan, et, enfin, avait pu l'exécuter ; pendant quinze ans, acquérir l'air distingué avait été son étude, et, là aussi, elle avait atteint son but ; elle était même trop distinguée pour l'être tout à fait, et intimidait son bonasse mari à qui elle parlait de sa voix sèche et basse ; il lui obéissait sans plaisir, mais se sentait incapable de lutter avec elle, convaincu qu'il lui devait la santé dont il jouissait.

La raideur était la force de cette femme, elle matait ses filles, qui ne soufflaient mot devant elle ; elle voulait que les demoiselles Legay fussent des modèles de bonne éducation ; et, de fait, il était impossible d'être plus dépourvues de naturel, de spontanéité ou d'entrain ; elles étaient décemment laides par-dessus le marché, ce qui disposait à la bienveillance. Mme Marc Legay savait qu'à la campagne une famille respectable et aisée a toujours raison, avec le temps, des préjugés sociaux du voisinage. Elle s'était condamnée au plus plat ennui, pour arriver à faire son chemin, supportant sans se plaindre les impolitesses, et acceptant avec joie les politesses ; mais le jour du triomphe incomparable avait été celui où Mme Legay avait marié sa fille aînée à un noble authentique… A force de supplier les châtelaines du voisinage, les curés des environs, et d'intéresser tout le monde et chacun à l'établissement de ses filles, on avait fini par lui découvrir un fils d'excellente famille, dont les seuls défauts étaient d'être ivrogne, joueur et brutal. Sa mère, désespérée, l'avait fait s'engager à dix-huit ans, et, le jour où il était revenu du régiment, un peu plus grossier qu'au départ, elle n'avait eu qu'une pensée : le marier ; mais, malgré son nom et sa position de fils unique, personne n'en voulait ; ce fut alors qu'une âme charitable songea à Mme Legay, quoiqu'elle n'eût que cent mille francs et appartînt à la bourgeoisie. Dans son désespoir de fixer jamais ce fils, Mme de Canillac acceptait tout, les yeux fermés, dès qu'on lui parlait d'une honnête fille ; elle avait de bonnes raisons pour craindre que, arrivé à vingt-cinq ans, Antonin ne fît le plus épouvantable mariage. Deux vieilles demoiselles, qui vivaient l'été à Rollo-la-Ville et l'hiver à Rouen, furent les intermédiaires. Dès les premières ouvertures, l'austère et sèche Mme Legay montra de la sympathie pour les mauvais sujets et assura qu'elle était persuadée qu'ils feraient d'excellents maris. Suzanne était une fille de tête, dévouée, et qui serait en tout cas une épouse irréprochable ; donc, pas d'hésitation à avoir.

La jeune fille partagea l'ivresse de sa mère, à la pensée de s'appeler Mme de Canillac, d'être alliée aux meilleures familles de Rouen, d'aller à tous les beaux mariages, de porter les deuils les plus distingués. Avec de pareilles perspectives, la personne du marié devint une chose absolument indifférente. Le jeune homme se laissait marier pour avoir ses dettes payées et se disait que cela ne l'empêcherait pas de vivre à sa guise. Dans ces dispositions réciproques, on s'entendit vite. M. Legay n'eut pas le droit de souffler une objection et n'eut qu'à donner le bras à sa fille pour la mener à l'autel ; elle y marcha d'un air ravi qui flatta son fiancé, et, après trois ans de mariage, elle déclarait à sa mère qu'elle était parfaitement heureuse. Les vilenies de son mari lui étaient indifférentes ; elle vivait cousue aux jupes de sa belle-mère qui, touchée de sa complaisance, la comblait de bontés. Si quelquefois son Antonin couchait à l'écurie ou ailleurs, elle ne s'en inquiétait pas, il lui suffisait de lire son nom sur des enveloppes, de se sentir des pieds à la tête une femme du monde, pour que sa petite âme fût comble de joie ; dans le lointain, elle entrevoyait d'autres consolations ; mais il n'était pas temps encore, et elle jouait à merveille la comédie d'aimer cette brute et d'être occupée à sa conversion. Mme Legay était en adoration devant une fille aussi intelligente et parlait avec componction de ses vertus chrétiennes ; elle se sentait maintenant tenir réellement par un côté à ce monde qui avait été l'objet de tous ses rêves, et elle avait aussi décidé que les cadettes se marieraient non moins bien que l'aînée : quand on a pour sœur Mme de Canillac, on peut aspirer à tout. Elle pensait continuellement à cela et, un matin, en voyant passer devant ses fenêtres la charrette anglaise de Vincent de Mottelon, qui revenait du Grez, elle fut subitement illuminée de l'idée que c'était là précisément le mari qu'il fallait à Céleste! Sans doute la chose n'était pas facile ; mais elle se sentait de force à lutter contre les difficultés, et de taille à remporter la victoire. Céleste était modeste, Céleste n'avait pas de volonté et possédait tous les talents qui sont l'apanage obligé des jeunes filles.

L'imagination de Mme Legay prit des ailes, et, tout en enfonçant doucement les doigts de ses inséparables gants de Suède, elle menait déjà Vincent de Mottelon à l'autel. On voyait encore la poussière de sa voiture, qu'elle avait combiné un plan dans tous ses détails : il fallait, d'abord, un prétexte pour renouveler ses visites à Lamarie ; elle y mettait une certaine discrétion, parce que l'accueil qu'on lui faisait habituellement n'avait rien de bien enthousiaste : Mme Le Barrage avait tout bonnement horreur des jeunes filles, Mme de Comballaz ne frayait pas très volontiers avec la roture ; seule, la bonne Mme de Mottelon trouvait quelque plaisir à la conversation de Mme Legay ; celle-ci la flattait par sa déférence, par ses éloges, par son attention à tout ce qu'elle disait, et les respects des petites Legay pour elle étaient selon la meilleure tradition. Seulement, malgré cette bienveillance, Mme Legay se rendait compte que, si on avait la moindre idée de ses projets, elle trouverait visage de bois. Sa première inspiration fut suivie d'une seconde ; elle ferait venir sa fille, Mme de Canillac, dont la présence l'amènerait naturellement à sortir de chez elle.

Mme de Canillac restait en excellents rapports avec ses parents ; non par tendresse exagérée, mais elle trouvait délicieux d'aller se donner de grands airs sous le toit paternel, de protéger les vieilles demoiselles qui avaient été ses premières introductrices à Rollo-la-Ville et qui l'avaient toujours écrasée de leur supériorité aristocratique. Puis, à l'Abbaye, la vie entre Antonin et Mme de Canillac la douairière, absorbée dans une dévotion exaltée, n'était pas amusante ; il fallait la rage d'ambition de la jeune femme pour la supporter. Elle avait réussi à se faire aimer de son mari, et il la trouvait jolie et bonne fille ; elle ne lui faisait jamais la mine, elle le flattait en public, lui disait qu'il était bel homme, l'envoyait chasser, ne lui demandait pas d'où il venait, croyait à ses douleurs de tête, le laissait dormir tout le jour pour les guérir et avait même des bontés pour la grosse Simone et son petit gars. Aussi, Antonin ne la contrariait en rien et avait meilleure opinion de lui-même depuis qu'il possédait légitimement une femme aussi intelligente. Mme de Canillac la mère trouvait que son choix avait été admirable, et croyait naïvement au dévouement de sa belle-fille pour Antonin. Rien de plus légitime non plus que sa tendresse filiale, et, quand arriva la lettre de Mme Legay demandant à sa fille de venir passer une quinzaine avec eux pour distraire son père qui était triste, la chose ne fit pas une difficulté.

Les demoiselles Legay en étaient encore à chercher la raison de cette visite imprévue, lorsque Mme de Canillac arriva correctement escortée de son mari. Mais Antonin avait des affaires importantes à Rouen et ne pourrait rester que vingt-quatre heures ; la nouvelle fut acceptée sans trop de désespoir, car on n'obtenait pas qu'il fût convenable dans ses propos, et il ne se gênait pas plus devant ses belles-sœurs que chez lui, et là il en racontait des raides à sa femme qui prenait alors un petit air doux et modeste, le traitant de fou et de grand enfant. Mais, en famille, elle ne tenait pas à sa présence, et, malgré la félicité de se sentir la belle-mère d'un homme aussi bien né, Mme Legay elle-même l'aimait mieux de loin que de près.

Aussi elle trouva urgent de profiter de sa présence pour en faire, au moins pendant un jour, les honneurs au voisinage.

Chargement de la publicité...