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Madame d'Épone

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CHAPITRE X

Mottelon dormit mal et se réveilla de méchante humeur. Il avait fait des réflexions depuis la veille, et ces réflexions lui étaient désagréables ; sa journée au Grez l'avait énervé ; Berthe lui avait paru tellement défendue et gardée par les circonstances extérieures de sa vie, par ses habitudes, par la presque impossibilité où il était de la voir seul à seule, qu'il se demandait s'il n'avait pas fait une grande sottise que d'en devenir amoureux ; car amoureux, il l'était, et cela lui traversait l'esprit comme un trait de feu. Il était épris, il l'aimait presque ; à son cœur sensuel, le désir et la possession paraissaient les seuls termes de la passion ; mais il s'y mêlait dans ce que Berthe lui inspirait quelque chose de plus tendre, son orgueil d'homme était caressé jusqu'aux moelles par la pensée que lui, le premier, avait fait tressaillir en elle la vraie femme. Habile à lire le visage féminin, à discerner les troubles et les émotions qui veulent se cacher, il sentait parfaitement qu'il était le maître de la volonté de la jeune femme, et cependant il comprenait qu'elle pouvait fort bien lui échapper. La douceur de l'accueil de Mme d'Épone ne le trompait pas, il se savait deviné ; il aurait eu raison de bien des obstacles, celui-là échappait à ses ruses. Et cependant il n'allait pas s'avouer vaincu, ni renoncer au prix le plus désirable qu'il eût jamais convoité. Il cherchait sans trouver ; se déciderait-il à ébaucher une galanterie avec Mme de Canillac? Il n'avait pas le moindre doute que cela lui fût très facile ; ce serait un moyen d'endormir la vigilance de Mme d'Épone et d'éveiller peut-être par la jalousie des sentiments plus forts chez Berthe ; il voulait avoir à lutter avec elle, car il était certain de l'emporter. Ce qui le décourageait était la réserve que tout créait autour d'elle : une seule scène, une seule explication, et elle était à lui, sinon de fait, au moins moralement.

On lui apporta son courrier ; il le reçut avec ennui ; puis la première lettre décachetée, il s'anima ; il voulait agir, l'occasion venait sans qu'il l'eût cherchée : un de ses amis du ministère l'avisait de changements prochains et lui conseillait vivement de venir veiller à ses intérêts avant que les décisions fussent irrévocables ; il était question de l'envoyer une seconde fois au Brésil! En dix minutes, Mottelon eut décidé et organisé son départ pour le jour même ; rien ne pouvait, dans la circonstance présente, mieux convenir qu'une courte absence ; tout son entrain était revenu, et, après avoir vu sa mère et réglé l'heure de son déjeuner, il monta de belle humeur dans sa petite charrette anglaise afin d'aller au Grez prendre les ordres des châtelaines.

Il n'était pas neuf heures ; la journée qui s'annonçait chaude était délicieuse encore, et, à l'horizon, le ciel était d'une blancheur transparente. Il allait vite sur la route ombragée, l'air doux était plein de sonorités joyeuses ; il était infiniment sensible à toutes les influences extérieures et rêveur ou gai, selon l'état de l'atmosphère. Ce matin-là, elle le grisait, et, emporté d'une rapide allure à travers la campagne féconde, il éprouvait une impression conquérante. Il lui semblait aller vite vers un but confus encore, mais heureux. Toutes les fumées qui l'avaient caché à son esprit s'évanouissaient, et il tourna la grille du Grez avec un sentiment vague que Berthe devait l'attendre et qu'elle allait venir au-devant de lui.

Ce ne fut pas la jeune femme, mais Rollo et Chonchon que son papa menait donner à manger aux pigeons qui le reçurent. La petite demanda immédiatement à être placée dans la charrette, et Vincent lui fit remonter l'allée au pas pendant que Rollo marchait à leurs côtés. L'excellent garçon était tout plein de sympathie et d'intérêt, quoique un peu anxieux de cette absence de Vincent, dont la présence était absolument nécessaire au Grez :

— Vous n'allez pas vous échapper au dernier moment?

— Oh! non, mon cher, n'en ayez pas peur ; nous sommes aujourd'hui mardi ; vendredi soir ou samedi, au plus tard, je serai ici ; nous aurons encore huit jours devant nous pour parfaire nos inspirations, mais je ne veux pas qu'on me vole mon congé ou qu'on s'amuse à m'expédier au bout du monde.

— Cela, je le comprends ; voyons, Chonchon, laisse M. de Mottelon tourner la tête de son cheval, et nous irons demander à ta maman si elle a des commissions pour Paris.

Assise devant ses livres de compte, Berthe se livrait à des occupations de bonne ménagère ; vêtue d'un long peignoir de percale blanche garni de broderies anglaises et de rubans bleus, elle se disposait à faire sa tournée d'inspection, comme elle en avait chaque matin l'habitude. Aussi fut-elle surprise de voir entrer son mari et Chonchon ; plus surprise encore du message : non, elle n'avait besoin de rien, elle remerciait M. de Mottelon.

— Le verras-tu?

— C'est inutile, salue-le de ma part. Je vais demander à maman si elle a besoin de quelque chose dont il puisse se charger.

Mme d'Épone eut deux ou trois commissions ; comme elle était tout habillée pour le déjeuner, elle se décida à descendre. Ce départ subit l'intriguait. Mottelon fut charmant et correct ; il expliquait très simplement ses raisons :

— J'exécuterai, Madame, vos ordres de point en point et, dès samedi, vous serez servie.

— Vraiment, vous revenez samedi?

— Immanquablement ; je me flatte que mon absence durera suffisamment longtemps. Excusez-moi : je vais passer chez Mme Legay prendre les ordres de Mme de Canillac ; elle serait trop malheureuse si j'y manquais.

— Faites, Monsieur ; au revoir et merci.

Rollo accablait Mottelon de poignées de mains et lui fit des adieux bruyants ; il promit de transmettre tous les hommages de Mottelon et exprima les vifs regrets de Mme de Rollo.

Décidément, Mottelon était de bonne humeur, car il se réjouit de n'avoir pas vu Berthe. Tout en ralentissant un peu l'allure de Président pour allumer sa cigarette, il se disait que tout allait bien pour lui ; Mme d'Épone même ne lui inspirait plus aucune inquiétude, et, en même temps, il souriait en pensant à Mme de Canillac. Il trouvait qu'elle était arrivée bien à propos pour le servir.

La Grande-Blanche avait toutes ses fenêtres ouvertes, et l'opération du balayage et de l'époussetage quotidien faisait rage. A l'approche de Vincent, un domestique, ayant encore son plumeau, accourut à la hâte, obéissant à quelque ordre invisible, et se mit en devoir de tenir la tête du cheval pour permettre à Vincent de descendre de voiture.

— Mme de Canillac?

— Oui, Monsieur.

Une femme de chambre introduisit Vincent dans l'irréprochable grand salon de Mme Legay, leva un des stores épais pour permettre à la lumière d'y entrer, se chargea de la carte avec un mot crayonné dessus que Vincent lui remit. On ne le fit pas attendre longtemps ; Mme de Canillac, coiffée à ravir, sentant bon, habillée de batiste rose toute chiffonnée de dentelles blanches, de rubans légers, fit son apparition :

— Monsieur de Mottelon, que vous êtes aimable!

Et elle s'assit sur un canapé, faisant d'un joli geste signe à Mottelon de prendre place auprès d'elle. Il fut immédiatement à la hauteur de la situation, et, levant à ses lèvres une main parfumée, qui traînait visiblement à cette intention :

— Madame, je n'ai jamais autant regretté de n'avoir que cinq minutes à moi.

— Et pourquoi?

— Pour tout ce que j'ai à vous dire.

— On dit beaucoup en cinq minutes.

— Vous avez raison : je pars ; donc je vais être malheureux! Puis-je au moins vous être bon à quelque chose à Paris?

— Non ; quand revenez-vous?

— Mon retour vous intéresse donc?

— Je n'ai pas dit cela.

Il se rapprocha, et, comme on ne s'éloignait pas et qu'elle était très appétissante dans sa jolie laideur élégante, il posa un très léger baiser sur sa nuque découverte.

— Voyons, voilà des manières!

— Ce sont les seules bonnes.

— Cela ne se fait pas.

— Comme vous vous trompez, cela se fait au contraire, beaucoup.

— Grand fou!

— Je ne dis pas non.

— Mais vous n'avez que cinq minutes!

Elle ne se tenait pas de joie, la petite femme, goûtant pour la première fois à un badinage qu'elle trouvait délicieux.

— Eh bien! je m'en vais ; nous répéterons la statue au retour.

— Ah! je suis ravie, je le confesse naïvement, — et, se faisant caressante : c'est à vous que je dois cela, je l'avais bien deviné ; merci.

Vincent pensa que Mme de Fontanieu se passerait admirablement de la reconnaissance de sa cousine ; il ne la détrompa donc pas!

— Je vais essayer de figurer une déesse.

— Vous serez charmante, n'importe comment.

— Tenez, allez-vous-en ; ma famille s'inquiéterait de ce tête-à-tête.

— Comme elle aurait tort, n'est-ce pas, Madame?

— Cela dépend comme on l'entend, Monsieur. Laissez ma main, s'il vous plaît : bien au revoir!

« Il m'aime, » pensa-t-elle avec ivresse, dès qu'il fut parti ; et sur cette charmante illusion, elle bâtit des rêves délicieux.

« Elle va m'afficher, se disait Vincent avec satisfaction ; ce sera parfait, et vraiment elle est gentille. »

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