Madame d'Épone
CHAPITRE XXVIII
La vie dans sa réalité venait d'apparaître à Berthe de Rollo ; elle était violemment sortie du milieu presque factice que lui avaient fait les tendresses qui l'avaient entourée. Elle aurait eu une peur terrible de la colère de son mari, si sa douleur pour les souffrances de sa mère n'avait tout emporté et ne lui eût fait souhaiter ardemment le retour de Raymond. Pressée du besoin d'expier, elle se répétait mot à mot la confession qu'elle allait faire, suffoquée que de pareils aveux fussent vrais ; car déjà tout ce qui avait rapport à Vincent lui paraissait bien loin et à peine réel.
Une grande force lui était venue en songeant aux souffrances endurées par les deux êtres qui l'aimaient le plus, et il lui semblait qu'elle ne ferait jamais assez pour les leur faire oublier. De grosses larmes roulaient de ses yeux ; mais elle faisait d'héroïques efforts pour garder la pleine possession d'elle-même.
Berthe passa une nuit terrible, coupée par de courts intervalles d'un sommeil agité suivis de réveils qui lui perçaient le cœur. Le jour d'hiver se leva lent et triste, et elle se leva aussi pour attendre son mari. Oh! qu'il arrivât pour qu'elle pût courir à sa mère!
Raymond fut reçu d'abord par Mme de Gosselies :
— Elle vous dira toute la vérité, car elle peut vous la dire. Allez, j'ai confiance en vous.
Il monta d'un pas tremblant l'escalier et entra chez sa femme. Qu'allait-elle dire? Une sourde colère bouillait en lui. Il s'arrêta sur le seuil, et, pour la première fois, ils se retrouvèrent sans s'embrasser. Elle vint à lui, pâlissant sous le regard de ses yeux bleus qui l'interrogeaient avec une poignante angoisse :
— Raymond, il faudra demander pardon à ma mère.
Sa voix s'étranglait, il ne put répondre. Alors c'était elle, c'était sa femme qui allait à ce rendez-vous.
Elle lui prit la main et le fit s'asseoir : puis elle s'assit en face de lui, croisant ses doigts avec des mouvements nerveux.
— Raymond, mon mari, je veux te dire… Dieu, pourquoi me regardes-tu ainsi?
— Pourquoi?
— Tu ne crois pas vraiment que je sois une mauvaise femme, n'est-ce pas? J'ai été un peu folle ; j'ai écouté ce que je n'aurais pas dû écouter ; il m'a écrit, jamais rien de mal, je te jure ; mais je ne savais pas, non, je ne savais pas qu'il était là… ce soir où tu es revenu… Je ne l'ai jamais su!
— Alors… comment… explique-moi donc…
— Je ne sais pas… Maman sait sans doute. Ma chère maman! Oh! Raymond, si je l'avais tuée!
Il détournait la tête, il cachait ses yeux de sa main. Elle avouait avoir écouté des paroles d'amour! En avoir aimé un autre! Enfin, il la regarda.
— Tu n'étais donc pas heureuse avec moi?
Elle se jeta à terre, presque à ses pieds, l'enlaçant de ses bras :
— Oh! mon Raymond! si j'étais heureuse! trop heureuse. Oh! est-ce que tu ne m'aimes plus? Est-ce que tu ne crois plus en moi! Tu as toujours été si bon.
Il se pencha vers elle, incertain.
— Sur la vie de Sabine, l'as-tu jamais vu seul?
— Jamais ; sauf le jour de l'accident.
— Ah! il sera toujours entre nous.
— Non, non, ne dis pas cela. Tiens, en ce moment, je l'ai tellement oublié qu'il me semble que je ne le reconnaîtrais pas. Oh! Raymond, relève-moi ; appuie-moi sur ton cœur! pense à ce que ma pauvre mère voulait souffrir pour me garder ce cœur!
Il l'enleva et la serra sur sa poitrine :
— Je te crois, je te crois ; je ne peux pas ne pas te croire…