← Retour

Madame d'Épone

16px
100%

CHAPITRE XIX

Le mot de la charade deviné et proclamé, les acteurs acclamés, il y eut un rapide mouvement de chaises qu'on recule, et on se dirigea vers la salle à manger, pendant que disparaissait toute trace du théâtre et que le salon se vidait pour le bal qui allait suivre. Les acteurs étaient remontés s'habiller, sauf Mme de Fontanieu et Mme Le Barrage qui restaient dans leur costume et s'étaient tout de suite mêlées aux invités pour être entourées et félicitées ; tous reparurent dans un temps relativement très court, et, à minuit, Rollo ouvrait le bal avec Mme de Fontanieu. Mme de Canillac, mise avec une élégance achevée, ce qu'elle regardait comme sa revanche, essayait de séduire son cousin de Fontanieu, s'étant tout à coup découvert un avenir de ce côté-là. Mme de Rollo, en reparaissant dans les salons, reçut une véritable ovation ; elle n'avait pas été habituée à ces succès personnels, et, émue et un peu étonnée, elle souriait d'une façon charmante ; tous les hommes l'entouraient et la complimentaient, et elle commençait à éprouver cette griserie particulière qui donne du courage aux plus timides ; elle répondait et plaisantait avec une aisance dont elle ne se serait pas crue capable, éprouvant un plaisir confus, un sentiment de triomphe qui prêtaient à ses yeux une expression à la fois gaie et tendre. Tout riait autour d'elle : ces belles pièces brillamment éclairées dont elle était la maîtresse, les sons d'une musique voluptueuse et entraînante, le mouvement de toutes ces femmes parées de couleurs claires, le regard de tous ces yeux qu'allumait le plaisir, le parfum des fleurs qui remplissait l'air ; livrée entièrement à la sensation de l'heure présente, elle en jouissait pleinement, et il lui semblait qu'elle ne désirait rien au delà!

Un des premiers, Vincent vint la chercher pour une valse ; il avait le visage sérieux et presque triste de l'homme épris ; lui aussi subissait l'influence de l'heure et du milieu ; il s'y mêlait une sorte de jalousie de l'admiration qu'il découvrait dans tous les regards ; il aurait voulu couvrir les belles épaules de Berthe et l'emporter au loin! Ils commencèrent à tourner sans échanger un mot ; on jouait une de ces valses de Strauss, si amoureuses, si grisantes ; elle avait eu fort rarement des occasions de danser et subissait, comme une ivresse nouvelle et délicieuse, l'entraînement de la valse et de la musique ; leur silence volontaire semblait une complicité, elle était heureuse à ne pouvoir parler, elle leva seulement les yeux qui rencontrèrent ceux de Vincent! Ils s'arrêtèrent enfin pour reprendre haleine vers un fond du salon, tout près d'une des grandes portes qui donnaient sur le hall, presque cachés par d'épaisses tentures ; elle s'éventait rapidement, faisant claquer son éventail d'un petit mouvement nerveux ; il la regarda, ne dit rien, et recommença la valse jusqu'à ce qu'enfin, vraiment lassée, elle demanda grâce :

— Venez vous asseoir un instant?

Et, sans attendre la réponse, il la mena dans le hall, où quelques couples prenaient le frais.

— Asseyez-vous, Madame ; voulez-vous que j'aille vous chercher quelque chose?

— Non, merci, je suis seulement essoufflée. Les choses vont bien, n'est-ce pas? Il me semble qu'on s'amuse.

— Oui, on s'amuse! sauf moi qui suis horriblement malheureux!

— Malheureux!

Elle était vraiment étonnée ; elle se sentait si heureuse!

— Oui, malheureux, car, après cette soirée, après ces quelques instants où je pourrai encore vous parler seul à seule, vous tenir même dans mes bras, comprenez-vous ce que c'est que ce bonheur pour moi, vous tenir dans mes bras! Après, quand le jour se lèvera, tout à l'heure, ce sera fini! Finie, notre intimité ; finis, ces moments pendant lesquels je vous voyais chaque jour! Tout ce qui faisait mon plaisir, tout ce qui faisait ma vie, fini! Car vous comprenez bien que je ne peux plus mentir, que je vous aime, et que moi, qui ai dit si souvent ces mots sans les comprendre, puisque je ne souffrais pas, et que je souffre atrocement ce soir! Je sais qu'il est inutile de rien espérer, je ne vous demande rien, parce que je suis fier et que j'aime mieux votre silence que vos refus! Je vous ai conjuré de me donner une heure, une demi-heure à moi, de me faire cette charité, cette aumône, vous m'avez refusé! Alors, que voulez-vous que je vous dise?… Venez valser.

— La danse est finie.

— Alors, restons ici encore cinq minutes.

— Non, il faut que je pense à mes devoirs de maîtresse de maison.

— Vous voyez qu'il est bien inutile de rien vous demander. Voulez-vous prendre mon bras?

— Oui.

— Voulez-vous vous y appuyer un peu? Mais je vous demande peut-être trop?

Elle avait le cœur si plein qu'elle n'osait parler ; mais il vit deux larmes trembler dans ses yeux bruns ; elle éleva rapidement son éventail et les essuya furtivement.

— Ah! je voudrais les boire!

Et il se pencha si près, si près, qu'instinctivement elle recula.

Ils rentrèrent dans la salle de danse où son mari vint à sa rencontre, le visage légèrement contrarié :

— Je vous cherchais, chère amie : Mme de Fontanieu veut vous parler pour le cotillon.

— Mme de Fontanieu nous aurait trouvés dans le vestibule, dit Mottelon, et si Cendrillon ne courait pas tant la pantoufle, elle n'en serait pas sortie.

Puis il salua Berthe et alla causer d'un autre côté. Elle écoutait son mari sans bien entendre ce qu'il disait ; il parlait des figures et des accessoires, et elle se répétait à elle-même : « C'est vrai, c'est fini! » Comment allait-elle supporter cela? Son cœur brûlait, elle oubliait tout… Elle répondait oui au hasard, d'un air distrait. Il fallut l'arrivée de Mme de Fontanieu, qui voulait des réponses catégoriques, pour lui faire retrouver ses esprits. Elle s'empressa aussitôt avec une activité fiévreuse, puis, comme un officier venait la chercher pour danser, elle déclara qu'elle était trop fatiguée et l'engagea à aller inviter une jeune fille.

— Il y en a de très gentilles, tenez, Mlle Mathilde Legay, qui est là-bas. Venez, je vais vous présenter.

Et elle amena le beau chasseur à Mlle Mathilde qui rougit d'un air confus et fut levée avant qu'il eût fini sa phrase ; puis, ce devoir accompli, elle traversa les salons et entra dans la bibliothèque, où se trouvaient les tables de jeu ; elle s'approcha aimablement des joueurs, s'enquit de leur fortune, félicita Mme de La Vergne, l'aînée, qui gagnait, et resta là à les regarder, avec l'apparence d'une personne intéressée, mais, en vérité, cherchant seulement l'occasion de réunir ses idées.

Non, elle ne pouvait supporter la pensée d'être si dure et cruelle. Quel mal y aurait-il à lui accorder cette entrevue qu'il désirait tant? Aucun. Lui-même était le premier à comprendre qu'elle ne pouvait être qu'à son devoir. Alors! n'était-ce pas enfantillage, lâcheté même? N'était-elle pas assez sûre d'elle-même, pour se trouver sans danger seule avec lui? Oh! qu'elle comprenait bien qu'il désirât cette consolation d'ouvrir son cœur, elle qui sentait le sien déborder et éclater ; il battait éperdument rien qu'en pensant à lui, à ses dernières paroles ; il battait des coups sourds et brefs, qui lui faisaient mal, et elle ignorait le feu qui brillait en même temps dans ses yeux!

Mme d'Épone, qui arrivait prendre place à une des tables, bien que le jeu l'ennuyât, fut frappée de l'expression du regard de sa fille ; elle s'approcha :

— Tu es fatiguée ; je suis sûre que tu as un peu de fièvre après tes émotions.

— Oh! non, maman ; je suis très bien ; notre fête réussit, n'est-ce pas? Il restera cinquante personnes pour le souper. Raymond est enchanté.

— Oui, tout marche à souhait ; mais ne t'agite pas trop ; je viens d'aller voir Sabine ; elle dort très bien.

— Ah, pauvre chérie!

Mais de quelle singulière façon ces trois mots furent dits! Dans le tumulte de son cœur, Sabine était presque oubliée ; de loin, il lui semblait sentir le regard de Vincent peser sur elle, et elle partit comme quelqu'un qui répond à un appel.

Mme d'Épone reçut immédiatement des compliments enthousiastes sur la beauté de sa fille, sur sa grâce de maîtresse de maison, et, quand le moment du cotillon arriva, elle avait, en effet, tout préparé comme quelqu'un qui en aurait eu l'habitude.

Vincent avait suggéré quelques jolis accessoires à la fois champêtres et gracieux et on comptait sur un vrai succès. Elle avait accepté de danser avec Vincent, incapable de lui refuser, quoique sa raison lui conseillât de le faire. Raymond, extraordinairement affairé, ne pensait qu'à faire placer tout le monde et tenait des conciliabules répétés avec Mme de Fontanieu ; Mme de Canillac avait dû accepter pour danseur un très jeune sous-lieutenant timide à en être bègue ; Fontanieu s'était honteusement dérobé et dansait avec Mme Le Barrage.

Rollo était bombardé par Mme de Canillac de bouquets et de rosettes ; elle l'appelait chaque fois qu'elle devait prendre un cavalier et, à la figure de la bougie, la baissa rapidement pour qu'il pût la souffler à son aise, et ne fit nullement attention aux huées que provoqua cette tricherie. Tout en tournant, elle lui dit :

— M. de Mottelon doit être comme moi, ce soir, bien triste.

— Et pourquoi serait-il triste?

— Est-ce qu'il ne part pas bientôt, et croyez-vous que cela ne lui fera pas beaucoup de chagrin?

— Oui, je crois qu'il nous regrettera.

Elle le regarda, et d'une voix énigmatique qu'on pouvait interpréter comme on voulait :

— Est-ce qu'on est maître de ses préférences?

— Nous ne dirons pas cela à Canillac.

— Non, il y a beaucoup de choses que les maris ne doivent ni voir ni entendre ; heureusement, ils ont des grâces d'état! Merci.

Et elle s'assit, tournant un visage caressant vers son petit lieutenant qui se tuait à trouver une phrase répondant au trouble qu'elle lui inspirait, et qui n'arrivait qu'à tirer les quelques poils de sa moustache naissante.

Rollo avait repris sa place près de la marquise, en lui disant :

— Elle n'est pas bonne, cette Canillac.

— Vous découvrez cela, vous! mais c'est une peste, simplement. Qui a-t-elle calomnié?

— Personne ; mais c'est une méchante femme.

— Surtout, n'écoutez et ne croyez jamais ce qu'elle vous dira. Elle sera meilleure quand elle aura mal tourné ; heureusement cela ne tardera pas, alors je la verrai sans désagrément ; pour le quart d'heure, je la tiens à distance.

— Marquise!

— Oui, mon cher ; ceci est le résultat de mes observations ; les farceuses de notre monde sont en général de très bonnes femmes ; si on les avait condamnées à la vertu, il n'y aurait eu que la ressource de les étouffer entre deux matelas. Tout a sa raison d'être sur cette terre, tout s'équilibre. Allons, partez, voici les houlettes. Ah! elles sont jolies ; c'est Mottelon qui a surveillé cela, c'est un trésor que cet homme.

En un instant les houlettes fleuries furent distribuées. Mme de Rollo en eut quatre ou cinq, car elle était de toutes façons la reine de la fête ; elle fit un tour avec Fontanieu qui lui dit avec conviction qu'elle était ravissante.

— Je comprends que Rollo soit fou de vous, et tous les autres ; si je n'étais pas père de famille… mais, au fait, est-ce une raison?

— Oui, une raison de vous dire de vous taire.

Il se mit à rire, toujours content, en train, bon vivant et courut à sa femme avec un empressement galant :

— Ah! non, par exemple, merci.

Et se laissant retomber sur sa chaise :

— Et dire qu'il y a des femmes qui se plaignent d'être négligées! Un rêve, quoi! Et il faut encore qu'il m'apporte des fleurs dans le monde! Rollo, mon cher, revenez donc avec nous, demain, à Fontanieu ; ici tout sera sens dessus dessous. Jean veut aller au Havre voir des chevaux, vous irez avec lui, vous l'empêcherez d'acheter quelque bête impossible ; ce n'est pas que cela ne vous soit arrivé ; mais l'esprit de contradiction rend clairvoyant. Arrangez cela avec lui, c'est une idée qui a son mérite, comme toutes mes idées, du reste.

— C'est ce que j'allais dire, marquise.

— Oui ; seulement, vous ne le disiez pas assez vite. Allons, la crécelle et les écharpes.

Et la marquise se multiplia et eut le temps, en courant, de dire à Berthe :

— J'emmène Rollo demain à Fontanieu.

— Et pourquoi?

— Pour vous en débarrasser d'abord, et vous laisser la facilité de remettre tranquillement votre maison en ordre ; et puis, pour qu'il aille acheter des chevaux avec Jean.

Berthe ne répondit pas ; une secrète délicatesse de son cœur, même dans ce moment où ce pauvre cœur s'appartenait si peu, lui faisait redouter l'absence de son mari. Il lui semblait qu'il la défendait contre elle-même ; ce soir-là, cependant, il l'irritait particulièrement ; elle le trouvait bruyant, exagéré dans ses politesses pompeuses, même dans son désir de mettre chacun à l'aise ; elle faisait entre lui et Vincent de continuelles comparaisons ; le calme élégant, la parfaite modération, le charme, tout de douceur et d'insinuation de l'un, faisaient ressortir encore plus les maladresses de l'autre. Et cependant elle eut une vraie tristesse, une sorte d'inquiétude, en apprenant que Raymond la laissait seule, même pour vingt-quatre heures. Elle se contenta simplement de sourire et de dire à la marquise :

— Nous reparlerons de cela demain, entre nous.

Et lorsque Vincent l'interrogea sur le sujet de son petit colloque avec Mme de Fontanieu, elle garda pour elle sa nouvelle. Peut-être, après tout, ne partirait-il pas, et assurément cela vaudrait mieux. Elle était effrayée elle-même du vertige qu'elle éprouvait et du chemin qu'elle avait fait dans une seule soirée ; si elle se fût laissée entièrement aller à l'impulsion de son cœur, elle aurait avoué que, durant cette nuit, tout lui était devenu momentanément indifférent, tout, sauf lui, et les émotions qu'il soulevait dans son âme, ces regards sans fond qu'ils échangeaient, le frisson délicieux qui la parcourait au seul contact de sa main, le battement éperdu de son cœur lorsqu'il lui parlait à voix basse, entr'ouvrant à peine les lèvres et lui disant des choses si douces, si ravissantes, qu'il lui semblait que tous les mots dont il se servait étaient nouveaux pour elle. A vrai dire, c'était l'abandon, l'abandon irrésistible, passionné de tout l'être. Son rêve lui semblait la réalité, et la réalité le rêve. Mais l'habitude et l'éducation sont choses si fortes qu'elle accomplit jusqu'au bout, sans le moindre trouble extérieur, et dans tous ses détails multiples, ses devoirs de maîtresse de maison ; elle fut l'âme du souper, tellement que Mme de Canillac se fit un plaisir d'observer plusieurs fois à haute voix combien Mme de Rollo était gaie et lancée ; elle avait une manière perfide et innocente de rapprocher son nom et celui de Mottelon, à tel point que, frappé, à la fin, de cette consonance répétée, Rollo ne put s'empêcher d'y faire attention. Mme de Fontanieu, toujours prête à croiser l'épée, se fit un plaisir de rendre à sa cousine deux ou trois petites douceurs destinées à la calmer et qui réussirent effectivement, et firent que le jeune sous-lieutenant eut pour lui seul des commentaires explicatifs dont elle espérait bien qu'il se servirait à Rouen. Après le souper, Mme de Fontanieu proposa inutilement un dernier tour de valse ; le jour était levé et les plus intrépides voulaient rentrer chez eux ; la voiture de Lamarie partit la dernière ; faute de mieux, la marquise suggéra alors de voir lever l'aurore, et, jetant un châle sur sa tête, elle ouvrit une des grandes portes-fenêtres avec un : « Ah! quel air délicieux » et resta là un moment malgré les rappels de tous. Berthe, rêveuse, debout sur le seuil, n'osait la suivre, mais répétait comme elle : « Quel beau matin! quel malheur d'aller se coucher! »

Il fallut y penser cependant. Fontanieu s'offrit encore un ou deux verres de Champagne supplémentaires et alluma le cigare qui devait le disposer au sommeil. La marquise monta les escaliers en chantant et en déclarant que rien ne la reposait comme de danser. Quant à Berthe de Rollo, elle allait comme une somnambule ; muette, quelque effort qu'elle fît pour parler, et angoissée comme d'une séparation éternelle du bonsoir banal qu'elle avait échangé avec Vincent ; il était parti! Quand le reverrait-elle? Quand retrouveraient-ils jamais l'ivresse de cette nuit de bal? Il lui sembla qu'on venait de les séparer pour toujours ; et la voix affectueuse de son mari lui fit un mal affreux ; elle prétexta être à bout de force pour avoir droit au silence, et, quelque bonne envie que Rollo eût de causer, il lui fallut se taire.

Chargement de la publicité...