L'inquiète adolescence

VII

— Lortal, au parloir ! cria Testard.

L’abbé s’avançait vers nous, un billet de visite à la main. Lortal le prit, jeta un coup d’œil indifférent et s’éloigna.

C’était la première fois que mon ami recevait une visite.

— Vous ne savez plus que devenir maintenant, me dit Testard, quand vous n’avez plus votre Lortal. Si cela ne dépendait que de vous, vous ne vous sépareriez jamais.

— C’est bien possible, répondis-je ironiquement. Y voyez-vous un inconvénient ?

— J’en vois plusieurs et des plus graves. Je suis résolu à faire cesser une intimité qui devient scandaleuse. S’il le faut, je préviendrai M. le Supérieur.

— Ne vous gênez pas !

— Vous me bravez, mon petit. Vous avez tort. Car c’est moi, croyez-le bien, qui aurai le dernier mot. Je ne veux plus de cet exemple dans la division ; je ne veux pas de ces a parte, de ces conversations dont je suis malheureusement en droit de supposer qu’elles ne sont pas celles de jeunes gens chrétiens.

— Soupçon gratuit !

— Plût au ciel que vous fussiez aussi innocent que vous voulez en avoir l’air. Mais vous me comprenez fort bien.

Et, changeant brusquement de ton :

— Voyons, Paul ! Ne vous souvenez-vous plus de vos premières années dans ce collège ? Pour vous, j’ai été tout de suite un ami, jamais un maître. Sans moi, la vie vous aurait été difficile. Vous n’avez pas réussi à vous faire aimer de vos camarades. Ils vous ont toujours jugé trop fier, trop intelligent pour eux. Car, intelligent, vous l’êtes et vous ne l’êtes même que trop ! Comment m’avez-vous récompensé de mes bontés ?

— Vous eussiez voulu faire de moi un mouchard, sans doute ?

Une poussée de haine me soulève. Les joues couperosées de cet homme, sa voix cauteleuse m’écœurent au point que je ne songe plus à mes paroles.

— Mon enfant, vous m’insultez. Je vous pardonne, car vous n’êtes pas maître de vous. Je ne sais quel esprit malin vous possède. Comme vous avez changé ! Qu’est devenu l’enfant docile, pieux, aimant ?…

— Aimant ! Mais je ne vous ai jamais aimé, jamais !

Et je martèle ce mot avec rage.

L’abbé Testard fait un grand effort sur lui-même. Il sourit.

— J’ai cru à votre affection. La mienne ne tendait qu’à faire de vous l’enfant préféré du Seigneur !

— Et c’est pour cela que vous veniez, chaque soir, me parler au dortoir, pour me faire insulter, le lendemain, par mes camarades.

Testard devient écarlate. Il va lever la main sur moi.

— Petit misérable ! Votre âme est plus corrompue encore que je ne le croyais. Quel venin faut-il que l’on ait versé en vous ? Comme j’avais raison de redouter pour vous la société de certains êtres qui contaminent tout ce qu’ils touchent ! Ah ! je ne me trompais pas. Mais il faut couper le mal dans sa racine et je n’hésiterai pas.

— Le mal ? dis-je exaspéré. Mais quel mal ? Parlez franchement !

— Vous ne comprenez que trop ! Oui, c’est un mal que cette amitié exclusive, que ces interminables causeries dans la cour, en promenade. De quoi parlez-vous ? De quoi parlez-vous ? Avouez-le. Vous n’osez pas, évidemment ! Mais je le sais. Je flaire le péché où il se trouve. Et je le déracinerai, soyez-en sûr, quoi qu’il en coûte. Vous étiez pur, mon enfant, autrefois. Je crains que vous ne le soyez plus. Hélas ! cela se devine. La pureté se lit sur le visage, dans les yeux. Vous avez perdu votre rire, votre gaîté, votre ferveur. Prenez garde ! Vous perdrez aussi cette intelligence dont vous êtes si fier. Le mal dégrade tout, même l’esprit. Quand le ver est dans le fruit, il n’y a plus d’espoir… à moins de trancher à vif — tout de suite.

— Paul, ajoute-t-il avec une rauque tendresse, Paul, renoncez à l’ami qui vous éloigne de Dieu !

Il se penchait sur moi. Je me rejetai en arrière.

— Jamais ! m’écriai-je. Je ne comprends rien à ce que vous dites. Vous voyez le mal partout, surtout où il n’est pas. Vous accusez nos conversations. Écoutez un peu celles des autres ! S’il y a un type propre ici, c’est Lortal. Mais vous ne pouvez pas le comprendre. C’est mon ami. Il le restera. Vous n’avez rien à voir avec mes affections. Je ne suis plus un gamin. Je suis libre de me lier avec qui me plaît !

Je trouvais dans mon amitié attaquée une énergie supérieure. Lortal eût été fier de moi ! Testard ne devait plus reconnaître dans ce révolté l’élève timide qu’il avait jadis devant lui.

— Oui, repris-je, vous ne voyez que le mal. Vous finirez par me faire prendre Dieu en horreur !

— Vous blasphémez maintenant ! C’est complet !

Il me saisit le bras qu’il serra violemment.

— Alors, c’est la guerre entre nous, fit-il, les dents serrées, le visage cramoisi. Vous la voulez ! Vous l’aurez !

— Lâchez-moi ! éclatai-je, blême de colère. Lâchez-moi ! La guerre si vous voulez ! Je m’en fiche !

Il desserra son étreinte et je m’éloignai, le cœur palpitant de révolte. Notre colloque avait été observé par mes camarades et sa violence ne leur avait pas échappé.

Je demeurai seul, à arpenter le préau, tout frémissant de mon amitié menacée. Quelles raisons avaient pu provoquer la sortie de Testard ?

Ces raisons m’apparaissaient peu à peu.

Dès mon arrivée au collège, Testard m’avait entouré d’une affection assez exclusive et qui portait à jaser. Il avait pris l’habitude — en dépit du règlement fort rigoureux sur ce chapitre — de venir me parler le soir, au dortoir. Tandis que les souffles des dormeurs s’égalisaient, il se penchait au-dessus de mon lit, embuant mon front d’une haleine encore chargée de vin. Je n’aimais guère ces causeries. Cependant je n’osais pas toujours feindre de dormir, lorsque j’entendais ses pas feutrés par le linoléum. Parfois un voisin mal endormi percevait notre chuchotement, distinguait la forme noire de l’abbé. Et, le lendemain, les sarcasmes les plus humiliants ne m’étaient pas épargnés.

Les années précédentes, Testard m’inquiétait ; mais je profitais assez bassement de sa faveur. Un surveillant qui vous veut du bien peut accorder mille riens qui rendent supportable la vie du collège. Testard ne me refusait aucune autorisation, fermait les yeux sur les libertés que je prenais avec le règlement. J’étais assez subtil pour exercer sur lui une sorte de chantage. Quel plaisir éprouvait cet homme, si fruste en apparence, dans la compagnie presque clandestine d’un enfant, d’un tout jeune homme ? Quel agrément trouvait-il à me chuchoter, dans l’ombre, des tirades d’une fade dévotion, empreintes d’une chaleur que je ne soupçonnais pas équivoque ? Je ne m’étais jamais occupé de l’éclaircir. Je connaissais mon pouvoir. Si Testard ne m’avait pas donné pleine satisfaction dans le jour, je tirais ma couverture jusqu’aux yeux et j’affectais le plus profond sommeil. L’abbé se penchait, considérait quelques instants le dormeur et s’éloignait après m’avoir effleuré le front d’un geste qui pouvait être une bénédiction.

Cette protection me paraissait maintenant tout à fait déplacée. Depuis que Lortal était mon ami, Testard m’était odieux. Sa vulgarité avait éclaté. Je le jugeais brutal et borné. Les derniers vestiges de reconnaissance s’effaçaient, laissant la place à une antipathie d’autant plus vive que l’attachement de cet homme m’avait servi. « Ingrat ! » me reprochais-je par instants, mais je trouvais une sorte de plaisir dans l’acharnement de mon ingratitude. Je devenais frondeur. Je le bravais. Il fut un peu lent à s’en apercevoir ; mais le jour où il tenta de me confisquer les Émaux et Camées qu’il estimait devoir être expurgés, il reçut comme une gifle l’éclat de rire insultant dont je gratifiai son geste. Ce fut si net qu’une onde rouge courut sur sa large nuque et qu’il me regarda une seconde avec une tristesse étonnée. Sans doute me serais-je attendri et lui aurais-je pardonné sa balourdise, si je n’avais aperçu Lortal tourné vers moi et souriant.

Un sentiment violent donne de la clairvoyance aux plus obtus. Testard comprit. Il fut jaloux.

Cet homme, qui jadis me parut seulement frénétique et ridicule, c’est sous un autre angle que je le vois aujourd’hui — presque tragique.

L’abbé Testard, qui assommerait un bœuf, entré à dix ans au petit séminaire, observe rigoureusement les préceptes. Où ira cette force qui lui met le sang aux oreilles, le feu aux moelles, cette force montée de la terre dont il est si proche ? Nulle part. Elle l’étouffe. Quelle agonie, les soirs de mai, lorsque les feuillages gonflés de sève bougent sous sa fenêtre, lorsque la brise tiède, alourdie de pollens, dessèche sa gorge, lorsque l’immense nuit, porteuse de parfums et de songes, assiège sa solitude ! Il ferme sa fenêtre aux ténèbres perfides, ouvre un livre. Il ne peut lire. Il se jette sur son prie-Dieu, appelle le Seigneur ; mais le Seigneur ne vient pas. Testard n’est pas un mystique. Il ne sait pas s’entretenir avec Dieu qui lui est un maître dur, non un confident. Testard ne songe pas aux femmes, car il a grandi dans l’horreur du péché de luxure. Il ne transige pas avec la chair. Et pourtant il lui faut aimer !

Ses supérieurs font de Testard un surveillant dans un collège. Jardin d’adolescences ! Quoi de plus digne d’être aimé que cette jeunesse ! Et quel amour plus pur que celui de ces âmes en éclosion ! Testard se promène lentement dans le dortoir dont les persiennes laissent filtrer la chaleur angoissante de la nuit. Les lits, blancs cercueils, s’allongent sous les veilleuses. Les respirations des dormeurs se confondent en un seul souffle, qui s’élève et s’abaisse, pareil à une rumeur de marée. L’homme solitaire rêve parmi ces jeunes vies sommeillantes. Dans les vergers craquent les bourgeons nocturnes. La vie continue sa lente poussée, baignée d’aromes, sous le ciel où s’amasse une pluie aux larmes tièdes. Il faut aimer. L’homme se penche sur un front, recouvre une épaule. L’un de nous ne dort pas. Testard lui parle. Cette âme d’enfant — combien malléable, docile à toutes les empreintes ! — Testard voudrait la marquer d’un signe indélébile. Il voudrait que cette âme fût à lui : il l’offrirait à Dieu. Du moins, il le croit. Il est sincère. Pour la lui prendre, il ne peut y avoir que l’Ennemi, le Malin. Il la couve, jalousement.

Ainsi la foi lui est un subterfuge. Il y a en lui une force qui veille, qui caresse sa nuque de fiévreuses ondées, qui met une flamme dans ses yeux. C’est une âme qu’il aime et qu’il veut sauver. Cependant la main qu’il pose sur le front de l’adolescent est si brûlante que l’adolescent a peur et presque honte.


Mon amitié pour Lortal blessait profondément Testard. Mais il était inconscient de sa jalousie, des raisons obscures qui le portaient à s’acharner contre nous. L’exubérance de sa nature s’était canalisée en un besoin de domination, en un despotisme sentimental. Sa conviction, sa foi, la certitude de sa pureté étayaient encore cette volonté tyrannique. De bonne foi, l’abbé ne pouvait admettre qu’on lui résistât, à moins d’être un mécréant ou un vicieux. Comment n’aurait-il pas vu en mon ami une sorte de valet du démon ?

La menace qu’il faisait peser sur elle exaspérait mon amitié nouvelle et si vivace : cette amitié masculine, plus robuste et aussi exclusive que l’amour, élan à deux vers la vie et vers l’action. Mon grand camarade — car Lortal me paraît grand, plus grand que moi, plus que moi détaché de l’enfance, — comme je te suivrais, si tu voulais partir ! Comme les routes seraient belles ! Et la mer… Vagabond, matelot, à ton gré, pourvu qu’on marche côte à côte, que je sente sur mon épaule la force ramassée de ta main !

Il me vient une soudaine ivresse à respirer cette amitié surgie du soir qui tombe. Une énergie nouvelle palpite en moi. Cette goutte d’eau sur mon front ? Est-ce la pluie ? N’est-ce pas plutôt l’embrun du large qui m’apporte l’appel d’un océan ? Compagnon, nous sommes faits pour l’immensité, pour la route sans fin ! Compagnon, à ton côté, mes muscles se tendent, comme de bons ressorts. Auprès de toi, mon camarade, je me sens le goût d’être un homme !


Le camarade accourt du parloir.

— Grande nouvelle ! me crie-t-il. Les Miromps de Rochebuque s’installent ici, à Aubenac.

— Qui donc ? dis-je surpris.

— Des parents à moi. Mathilde Miromps est la sœur de mon tuteur, Joachim de Los. Beaucoup plus jeune que son frère, d’ailleurs. Elle a épousé Miromps qui se fait appeler de Rochebuque et qui a des haras dans la région. Ils ont fait mettre à neuf un vieil hôtel de la rue Jaladis. Ils vont recevoir. Ils nous feront sortir, car j’ai parlé de toi à Mathilde.

— A ta tante ?

— En effet. Mais je l’appelle Mathilde. Nous avons été élevés ensemble. Je suis sûr qu’elle te plaira. Si romanesque, cette pauvre Mathilde !

— Pauvre ! N’est-elle pas heureuse ?

Lortal éclate de rire.

— Heureuse ! Comment ne serait-elle pas heureuse ? Avec un pareil mari, l’illustre Miromps, le plus glorieux maquignon de France, Miromps qui fleure si délicatement l’écurie ! Joli ménage ! Mathilde, vingt-trois ans ! Miromps, cinquante-cinq et du poil gris dans les oreilles. Bien conservé, d’ailleurs !

— Mais comment l’a-t-elle épousé ?

— Bah ! Quien sabe ! comme disait Manuel Acevedo. Les femmes sont folles — ou trop sages — ce qui revient au même.

Je raconte à Lortal mon altercation avec Testard. Mais il n’y prête aucune attention. Il est fort excité. Pourtant c’est notre amitié qui est en danger ! Lortal est de bonne humeur. Il rit.

— Laisse faire cet imbécile ! Il ne peut rien contre nous. Occupe-toi d’avoir une autorisation de sortie. Un de ces jeudis, je t’emmène déjeuner rue Jaladis.

La cloche sonne. Nous regagnons l’étude. Testard surveille le défilé, puissant, l’œil torve.

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