L'inquiète adolescence
X
Alors commença une longue période de calme. Gerboux et Testard cessèrent de persécuter notre amitié. Ils parurent se désintéresser de notre perdition et rien ne pouvait nous être plus agréable que cette feinte indifférence. Testard me marquait une hostilité silencieuse. Il m’arriva de surprendre, pendant les heures d’étude, le regard qu’il attachait sur moi à la dérobée. Cet homme souffrait. Mon impression était si vive que j’éprouvais quelques instants de remords en songeant à ma dureté. Mais je ne pouvais lui pardonner la tyrannie jalouse qu’il m’avait imposée et les humiliations que sa protection m’avaient values. Un entretien avec l’abbé Fourmeliès n’avait sans doute pas été étranger à sa nouvelle attitude.
Quant à Gerboux, je ne sais pas par quels prodiges d’hypocrisie il avait pu obtenir l’importante situation qu’il occupait à Saint-Julien. On le disait en fort bons termes avec l’Évêché, tandis que l’excellent Fourmeliès n’était pas en odeur de sainteté au Palais épiscopal. Le grand vicaire Doublemaze venait souvent visiter le professeur de rhétorique. Nous pouvions voir déambuler sous les tilleuls et les marronniers de la terrasse leurs silhouettes si différentes : l’une courtaude, l’autre svelte.
Doublemaze, jeune encore et qui avait fait rapidement son chemin dans les ordres, portait de fines soutanes, coupées par un autre tailleur que celui de Gerboux ou de Fourmeliès. Ses mains, qu’il avait longues et délicates, étaient toujours gantées, l’hiver de peau, l’été de filoselle. Un col de toile bien empesé tranchait discrètement sur le drap noir, supportant une amorce de double menton. Le visage était plein ; le nez, droit, un peu rond du bout, aux ailes très mobiles ; les lèvres, épaisses. Quant aux yeux, fort noirs, ils n’eussent pas déparé la physionomie d’un marchand de tapis levantin. Mais une grande dignité de manières tempérait ce que les prunelles veloutées pouvaient avoir de trop caressant, voire d’un peu louche. Il officiait parfois dans les cérémonies, tenant lieu pour Monseigneur et lorsqu’on n’avait pas sous la main quelque prélat in partibus infidelium de Babylone ou d’Héliopolis.
Gerboux était-il un confident ? Un émissaire pour certaines missions délicates ? Ce sont choses qu’un collégien ne pouvait connaître. Mais il était de notoriété publique qu’il avait ses grandes et surtout ses petites entrées à l’Évêché et que, grâce au grand vicaire, il tenait l’oreille du prélat, Mgr F… Ce dernier, fraîchement arrivé dans le diocèse, avait entrepris de combattre les tendances modernistes signalées chez certains membres de l’enseignement libre et dans une partie — oh ! bien faible — du clergé. Par l’intermédiaire de Gerboux, Doublemaze pouvait exercer une surveillance attentive sur Saint-Julien, où les fils de familles bien pensantes venaient puiser leur nourriture spirituelle. Que cette nourriture fût soigneusement dosée et contrôlée, cela était d’un intérêt capital pour le diocèse en particulier et l’Église en général.
Médiocre en tout, Gerboux n’excellait que dans les petites besognes de délation. Il fournissait en catimini des rapports, dont le fiel était distillé avec un soin tout ecclésiastique, sur ses confrères et sur son supérieur. L’abbé Fourmeliès y était accusé d’une excessive indulgence envers les tendances de M. Mirepuy, le professeur de philosophie, théologien trop fort en exégèse. L’abbé Bourienne qui enseignait les humanités était suspect de quiétisme. L’abbé Grosbois, mathématicien distingué, avait été vu plusieurs fois, devisant le long du canal, en compagnie d’un professeur du lycée. Enfin M. Mourette était un jeune prêtre, à peine échappé d’une phalange de lévites avides de cures riches en messes et de repas au château : les visites, trop fréquentes, qu’il rendait à noble dame la marquise de Trelissac, pouvaient provoquer des médisances et scandaliser quelques âmes férues de moralité. Ces rapports, évidemment inspirés par la charité chrétienne, furent connus plus tard par l’indiscrétion d’un jeune secrétaire de l’Évêché, lequel briguait pour lui seul les faveurs de M. Doublemaze. Gerboux dut alors quitter Saint-Julien et fut pourvu d’une prébende nourricière, quelque part en Périgord, par les soins reconnaissants du grand vicaire. Mais c’est anticiper sur les événements.
Toujours est-il que Gerboux était redouté et méprisé de ses confrères. Le mépris des prêtres ne se manifeste pas par de grands airs et il fallait quelque habitude des mœurs ecclésiastiques pour distinguer au coin de ces lèvres rasées le pli du dédain ou le frémissement de la colère. La plupart se contentaient de l’éviter dans la mesure du possible. Testard était son seul ami. L’abbé Fourmeliès, qui en savait long sur le personnage, était obligé de le tolérer. Sur indication venue de haut lieu, il avait dû confier à Gerboux la direction des premiers communiants.
Mais la tâche principale de l’abbé Gerboux était de dépister et de traquer les « amitiés particulières ».
Ah ! les amitiés particulières ! Elles se multipliaient à Saint-Julien, malgré la vigilance des maîtres, comme elles se multiplieront toujours dans les collèges où l’enfant, privé de sa famille, sans contact avec la vie, déverse sur ses proches le flot d’une tendresse trop longtemps contenue. Souvent innocents et quelquefois coupables, des liens se nouaient entre les grands et les petits. On correspondait. Des billets d’une sentimentalité niaise, parfois touchante, s’échangeaient par des intermédiaires discrets. C’était une bonne aubaine pour Gerboux, lorsque grâce à quelque mouchardage de congréganiste, il parvenait à surprendre un petit carré de papier furtivement glissé dans une poche. Il le lisait en public, avec des intonations choisies, pour la plus grande confusion des coupables et le rire servile de la masse. C’était pitié que de voir étalées ante porcos ces pauvres effusions de cœurs adolescents !
Le plus souvent, il ne s’agissait que d’attachements platoniques, de dévouements juvéniles, de prétendues communions de pensée. Parfois aussi, il y avait d’un côté, chez le grand, le besoin de protéger ; chez le plus jeune, le besoin féminin de se soumettre. Quelques-unes de ces liaisons prenaient le ton de relations amoureuses. Certaines révélaient la précoce bassesse des caractères. Ainsi chacun savait que le petit Lauvray extorquait des cadeaux incessants à Mauriol, un « philo » qui ne lui refusait rien ; on parlait même d’une montre.
Dans ces liaisons, on s’accordait des faveurs qui trompaient une puberté naissante, éveillaient les sens, faussaient des organismes en pleine croissance. Il couve, dans les internats de jeunes gens, une fermentation qui n’aboutit pas toujours au vice, mais qui y prédispose fortement. D’ailleurs, l’éducation religieuse, l’entraînement mystique, l’amour divin qui trouve pour s’exprimer des paroles si profanes et d’une si directe sensualité, l’ombre des chapelles, les tourbillons de l’encens, l’odeur langoureuse des cierges et des lis : tout cela ne hâtait-il pas l’éveil de forces qu’une discipline rigoureuse tâchait en même temps à refouler ? Tout nous invite à l’amour et l’amour est sans cesse proscrit. Quelques-uns trouvent en Dieu le dérivatif de leur puberté ; d’autres le cherchent dans l’amitié, et quelques-uns dans le vice. De véritables passions naissaient, aussi farouches que celles des hommes mûrs. On racontait qu’un jour Vindrac avait menacé Mauriceau, un petit brun de quatrième, de le tuer par jalousie. Et nul de nous n’ignorait la raison de ce désespoir qui rongeait le gros Bormian : ardebat Alexim.
Bien qu’avide d’amitié, ces mœurs m’écœuraient. Mon attachement pour Lortal m’en aurait complètement détourné, si j’y avais éprouvé quelque penchant. Ces histoires-là sentaient par trop le collège pour que Lortal, déjà mûri par la vie, y pût prendre goût. En outre, chez Lortal — et par suite chez moi — la naissante sensualité s’échappait par la voie de l’imagination. Lortal vivait par l’esprit une existence hors de ces murs et, sans qu’il m’eût fait de confidences, je devinais que le rêve était la partie la plus réelle de sa vie. Avec lui, je méprisais les simulacres de tendresse et les médiocres intrigues où se plaisaient tant de nos camarades. Nos causeries où revenaient les noms de Mathilde et de Nourmahal, nos héroïnes, nos projets, nos souvenirs — souvent imaginaires — suffisaient à mes instincts d’évasion. Je dois à Lortal d’avoir élevé autour de mon adolescence une muraille de rêve protectrice.
Toutefois, c’est une susceptibilité excessive qui me fit repousser les timides avances de Charles Jouvelin. Le fils de Nourmahal m’avait témoigné très vite une affection qui me gênait un peu, tant elle me semblait exclusive. Frêle et sensible à l’extrême, cet enfant était peu fait pour l’internat. Sa mère n’avait pourtant pas reculé devant une séparation, sous le pieux prétexte de la première communion. En réalité, un fils de onze ans est bien embarrassant pour une jolie femme. Charles lui en voulait-il de cet abandon ? Au parloir, la mère et l’enfant se témoignaient une tendresse mutuelle. Mais Charles embrassait sa belle dame de maman avec plus de fureur que d’amour et comme le dépit de quelqu’un qui n’a pas eu sa part.
Privé de l’amour maternel, l’enfant s’était rejeté vers mon amitié. Pendant les premiers mois de l’année, il profita de toutes les occasions pour me parler, se promener avec moi. Les rapports entre grands et petits étant rigoureusement limités, Charles obtint de sa mère qu’elle sollicitât pour nous l’autorisation de nous rencontrer pendant les récréations. Les camarades plaisantaient cette camaraderie. La disproportion de nos âges m’humiliait. Ma mauvaise humeur me rendit brutal et Charles, tristement, s’éloigna de moi, peu à peu.
Gerboux, qui dirigeait les premiers communiants, ne manqua pas de remarquer le petit Jouvelin et résolut de conquérir cette âme. Il y réussit sans doute, car Charles ne me témoigna plus que de l’indifférence.
Un jour de mars, pendant l’étude du soir, l’abbé Testard m’appela d’un signe à sa chaire :
— M. le Supérieur vous demande.
Je pensais que Fourmeliès voulait me réclamer quelques livres prêtés. Nous avions ce soir-là une version de Lucain et j’abandonnai à regret ma traduction. Je frappai à la porte du cabinet. Fourmeliès était accoudé à sa table, un couteau d’ivoire tranchant la joue parcheminée.
— Mon enfant, me dit le Supérieur, votre jeune camarade Charles Jouvelin — je sais les relations qui existent entre votre famille et la sienne — est malade, je dois dire dangereusement. Il y a tant de force en un jeune corps qui veut vivre que l’on ne saurait désespérer. Mais la fièvre est forte, les poumons, très congestionnés…
— Sa mère est auprès de lui ? demandai-je.
— Certes. Mais cet enfant vous réclame sans cesse. Il délire. Votre nom ne quitte pas ses lèvres. Sa mère en éprouve quelque peine, car elle voit bien que sa présence ne suffit pas à le calmer.
L’abbé Fourmeliès me regardait, relevant la tête. Le cône d’or de la lampe n’éclairait plus qu’une longue main sèche où des veines se nouaient, verdâtres.
Je ne savais que dire.
— Charles Jouvelin, reprit le Supérieur, semble vous porter une grande affection.
— Je crois, murmurai-je, qu’il est fort malheureux au collège.
— Je ne doute pas, continua le Supérieur sans m’entendre, je ne doute pas que vous n’ayez été pour lui de bon conseil. Il faut maintenant aller le voir. Il vous appelle ; il vous attend ; il nous en voudrait à tous, et peut-être même à sa mère, s’il ne vous voyait à son chevet. Il y a quelque chose de bien étrange dans cette petite âme, ajouta le prêtre sur un ton de confidence qui me flatta et m’émut. Nous approfondirons cela une autre fois. Pour le moment, l’essentiel est de le soulager. Allez, mon enfant. La sœur infirmière vous conduira.
A pas feutrés sur le linoléum du couloir, la sœur me mena jusqu’à la chambrette d’isolement. Une lampe voilée mêlait sa lueur à celle d’un feu de bûches et dans la pénombre des murs, des rideaux et des draps — un remous de grisaille — un mince visage enflammé, deux yeux éclatants de fièvre.
— Le voilà !
C’est une voix rauque, inconnue. Encore une voix d’enfant, mais éraillée, vieillie.
— Oui, le voilà, tu vas être sage, maintenant !
Celle-ci, une voix d’homme. Dans les plis des rideaux, une silhouette sombre. Je reconnais les favoris du docteur Milondré. Il tient entre ses doigts le poignet de Charles. Au chevet du lit, une femme assise, les mains croisées sur le drap. Une bague luit. Elle découvre son front ; un reflet d’or émeut l’ombre. C’est Nourmahal. Elle ne fait pas attention à moi.
— Quelle température, docteur ?
— 39°8, encore. Mais du moment que cela reste stationnaire !… Enfin la présence de son camarade va le calmer sans doute. Le voilà enfin cet ami si cher !
Le docteur ironise. Mais la voix rauque insiste.
— Viens près de moi !
Mme Jouvelin se lève et s’écarte du lit.
— Charles vous a voulu près de lui. Il vous aime beaucoup, vraiment ! Vous avez une influence sur lui !
Je m’incline. Dois-je sentir quelque amertume dans ces paroles ? Nourmahal est debout, pareille, dans cette fade blancheur d’hôpital, à une tige fleurie de feu.
Elle accompagne le docteur.
— Dites-moi bien la vérité, je vous en prie…
Milondré la rassure de sa voix coupante, métallique. Même en parlant à une mère, il ne perd pas cet accent de cynisme qui pue la charogne et la salle de garde. Nourmahal est humble et douce ; elle pose sa main sur le bras du bellâtre.
— Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt ? dit la voix rauque.
Je me penche sur le lit. Le visage de Charles brûle.
— Mais je ne savais rien. Depuis quand es-tu malade ?
— Trois jours. On a cru que j’allais mourir. Je vais peut-être mourir encore maintenant. Mais toi, tu ne savais rien. On ne t’avait rien dit.
— Rien… Sans cela…
— Pourtant je ne voulais pas mourir sans t’avoir vu.
Sur ma main se crispe une petite main, si chaude.
— Je t’ai appelé, appelé. Je savais bien qu’on ne voulait pas te laisser venir. Le docteur disait : « C’est un enfantillage !… » Maman ne disait pas non. Mais au fond elle était pour le docteur…
— Ne parle pas trop ! Ne te fatigue pas.
— Laisse. Ça ne fait rien. J’ai besoin de te voir… J’ai eu peur, si peur, tout le temps.
Un gémissement traverse le silence.
— Mon petit, qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? Mais non, ne parle pas, repose-toi. Et surtout n’aie plus peur. Nous sommes là, près de toi, tous.
En vérité, nous sommes tous deux seuls. Mme Jouvelin est sortie avec Milondré.
— Oui… tu es là… toi… enfin !
— Repose-toi. Dors, pour me faire plaisir.
Les yeux ne se ferment pas. Encore la voix rauque :
— L’enfer !… dis… tu sais ce que c’est, toi, Paul ?…
Angoisse. Silence. Une bûche s’écroule. Un éclair de sang illumine la chambre.
Des ongles s’enfoncent dans mes paumes.
— Non, je ne veux pas… je ne veux pas. J’ai peur. Hou, hou, hou !
Assis sur son lit, les yeux exorbités, convulsé par le délire, l’enfant hurle.
Son hurlement emplit la chambre, les couloirs et le vaste collège silencieux. Gerboux doit l’entendre à travers les murs.
— Un chien… Un chien noir avec des yeux rouges. Je le vois… Oh ! je ne veux pas… Hou !
Une image affole son cerveau halluciné. La terreur le possède jusqu’aux moelles. Une main l’étrangle. L’enfant se bat avec la mort — avec l’horreur !
— Oh ! je ne veux pas mourir… J’ai peur…
Mme Jouvelin rentre précipitamment, suivie de la sœur. On me repousse.
— Allez-vous-en ! Allez-vous-en !
Charles ne me voit plus. J’ai arraché ma main de sa paume brûlante et convulsée. Je me sauve, poursuivi par cette panique d’éternité :
— Maman ! Maman ! Je ne veux pas, je ne veux pas être damné !…