L'inquiète adolescence
XXV
Le lendemain matin, nous étions réunis dans notre petite classe silencieuse. Le poêle ronflait. L’abbé Mirepuy commentait un théorème de Spinoza sur les passions. On frappa. Lortal tressaillit.
— On demande M. Lortal !
Mon ami sortit. Mirepuy l’accompagna d’un regard grave. La classe continua, morne.
Je ne doutai plus qu’un malheur ne fût arrivé. Tout le jour une angoisse pesa sur moi. Lortal ne revenait pas. A la récréation du soir, l’abbé Fourmeliès apparut dans la cour, drapé dans un capuchon de laine. Il me fit signe d’approcher.
— Un grand malheur frappe M. de Rochebuque et votre ami Lortal qui est son proche parent. Mme de Rochebuque est morte, la nuit dernière. Lortal est là-bas depuis ce matin. Je sais l’affection que vous aviez pour lui et aussi que vous étiez reçu dans cette maison. Je vous autorise à aller unir vos prières à celles de votre ami.
La nouvelle était si attendue qu’elle ne me causa aucune secousse. Depuis le matin, je savais que Mathilde était morte. Lors de ma dernière visite à l’hôtel Miromps, n’avais-je pas lu le sinistre présage sur ce visage émacié ? Je m’inclinai et je me rendis au dortoir pour changer de vêtements. J’accomplis, l’esprit vague et comme envahi d’une torpeur, tous les gestes familiers. La mort de cette étrangère élargissait un cercle d’ombre autour de ma pensée. Mathilde avait tenu tant de place dans mon imagination que la perte d’une personne de ma famille n’eût probablement pas causé en moi un tel vide.
Je sortis. C’était un des premiers jours de décembre. Un peu de neige avait blanchi les toits que le froid crépuscule colorait de rose et de bleu. Les rues d’Aubenac étaient désertes à cause du verglas. Un feu de forge embrasait les vitres d’une boutique basse. La cathédrale, sculptée en blanc et noir, pesait de sa lourde architecture sur les vivants et sur les morts. La petite ville hérissait ses cheminées, ses clochers et ses girouettes sur le ciel rougeoyant et fumeux. Chaque maison se figeait dans le silence hostile de l’hiver : « O Mathilde, songeais-je, de quelle prison vous êtes-vous évadée ! »
Les cariatides de l’hôtel tordaient leurs muscles étoupés de nuit. La porte était entre-bâillée, comme c’est l’usage dans les maisons des morts où chaque passant peut entrer ; car la mort est hospitalière. Dans le vestibule éclairé faiblement d’une petite lampe, un homme était assis, les coudes sur une table où luisait un plateau d’argent : c’était le grand laquais. Il ne se leva point et m’indiqua d’un signe de tête que je pouvais entrer. Dès le seuil, l’odeur de la mort m’avait saisi. L’odeur de la mort est quelquefois douce ; mêlée au parfum de la cire et des fleurs, elle est pareille à l’odeur des églises.
Le vaste salon, où tremblotaient des bougies à la clarté rougeâtre, était peuplé d’ombres chuchotantes : des parents, des amis, plusieurs prêtres. Mlle Dubois de Louvrezac étalait sur une robe de serge noire un large mouchoir blanc. Elle représentait la douleur familiale, rôle dont ne se souciaient ni Lortal ni Miromps. Bien qu’aucun lien de parenté ne l’unît à Mathilde ou à son mari, elle recevait pour ce dernier les condoléances et les embrassades, tout en larmes, en soupirs, en déploiements de batiste humide.
— Cette chère enfant ! sanglotait une grosse dame. Quelle horrible chose ! Elle avait vingt-quatre ans, n’est-ce pas ? Et morte ainsi, en une nuit !…
— Elle a fait une fin bien édifiante, soupirait Mlle Dubois.
Je reconnus tous les invités du déjeuner où j’avais été présenté à Mathilde. Une association cruelle évoqua en mon esprit la jeune femme en robe glauque, la déesse marine. Un sanglot me serra la gorge.
A deux pas de moi, mon ennemi, le docteur Milondré, sanglé dans sa redingote, échangeait de solennelles fadaises avec l’officier démissionnaire. De temps à autre, d’un geste rituel, il lissait ses favoris. Et la mort voisine ne lui enlevait rien de sa suffisance.
La tapisserie du fond se souleva un instant. Un reflet de chapelle ardente glissa sur le parquet trop ciré. Lortal était près de moi. Sans mot dire, il me prit la main et me conduisit.
La chambre de Mathilde était tendue d’ombre comme une église ; le lit de la morte était pareil à un autel. Des lys par brassées s’amoncelaient tout autour et leurs corolles cireuses, sous le clignotement des hauts cierges, rayonnaient d’une lividité morbide. Tout d’abord, je n’osais considérer le corps qui gisait parmi ces fleurs. Une Présence inconnue émouvait la pénombre. Pour la première fois de ma vie, je me rencontrais avec Elle.
Je m’agenouillai, désireux de trouver une prière. Mais aucune des formules sacrées ne me vint aux lèvres. Seule, une terrible curiosité m’envahissait. Lentement, je levai les yeux vers celle qui avait été. Tendrement, respectueusement, mon regard descendit de son front, ivoire lisse entre les bandeaux d’un noir bleu, jusqu’aux petits pieds chaussés de satin blanc. La morte était vêtue d’une robe de mariée, et dans toute cette blancheur son visage et ses mains paraissaient baignés d’ombre. Dans cette ombre, le grand Travail commençait. Une légère bouffissure avait rempli les joues creusées par la souffrance. On eût dit qu’un voile avait glissé sur ce beau visage. Les lèvres amincies soulignaient de deux lignes violettes les ailes du nez blafardes et pincées. Signes précurseurs !
Nul désespoir, nulle révolte ne me venait de cette vue. Ce cadavre, rigide sans doute sous les mousselines, avait l’abandon du sommeil et son aspect était moins triste qu’apaisant. Il y avait dans les membres allongés, dans les mains jointes, comme un glissement doux vers la vie éternelle — non pas au sens où l’entendent les prêtres. Ce cœur, si cruellement étreint, ne battait plus ; ses pulsations éphémères s’étaient maintenant fondues dans le rythme qui ne s’arrête pas.
Une ombre noire traversa la chambre, s’inclina devant le lit funèbre et demeura, droite, au pied du lit.
Le chanoine Doublemaze, boutonné dans sa longue douillette, fit un vaste signe de croix.
C’était l’homme qui avait ouvert à Mathilde les portes de la mort. Par delà la vie ténébreuse, il lui avait montré les espaces illuminés de la lumière mystique et les derniers moments de la jeune femme avaient été éclairés de leur reflet. Mais, avant de lui verser cette ultime douceur, ce baume destiné à endormir la révolte de la chair précocement vaincue, quelles angoisses ne lui avait-il pas infligées ? Pour ressusciter une foi depuis longtemps engourdie, à quels stimulants n’avait-il pas dû recourir ? Humilier cette âme, attiser en elle le remords, la crainte d’un châtiment sans fin, approfondir secrètement sa blessure, pour que de la douleur pût jaillir une espérance nouvelle, pour que l’excès même de cette douleur livrât à l’illusion l’esprit désormais sans défense.
Les paroles de Lortal sur les desseins secrets et la politique du prêtre ne m’avaient pas fait une grande impression. J’étais beaucoup plus vivement frappé par cette redoutable diplomatie qui engageait les âmes dans les voies du Seigneur et les engluait pieusement dans ses lacs. Grâce à quelles recherches subtiles le grand vicaire s’était-il rendu maître du secret de Mathilde ? Par quelles pressions ingénieuses lui avait-il arraché un aveu ? Par quelles menaces, quelles violences peut-être ? Une fois l’âme gagnée aux divines consolations, que ne devait-on attendre d’elle ? Terrible appât pour un cœur blessé. « Je suis moi aussi un pêcheur d’âmes », pouvait dire Doublemaze, car il avait amorcé sa proie avec une cruelle science.
L’ombre du prêtre s’allongeait sur le drap jonché de lys moribonds.
Cette révolte qui soudain frémit dans les profondeurs de mon être, ce n’était point le spectacle de la mort destructrice de jeunesse et de beauté, qui la faisait surgir. Sa fatalité aveugle et sa royauté sans limites ne me permettaient que de courber la tête. Mais ceux qui ont fait d’elle une puissance de mensonge ne méritaient-ils pas ma colère ?
Mes yeux se reportèrent sur cette chambre où j’avais vu Mathilde pour la dernière fois, le livre de la Terreur et de la Vengeance ouvert à son chevet. A quelles luttes mystérieuses, à quels déchirements ces murs n’avaient-ils pas assisté ? Mathilde avait sans doute cherché dans le livre un aliment de paix. Le superbe torrent des images bibliques l’avait entraînée, en une course folle, vers le renoncement d’abord, puis vers l’oubli et vers l’extase. Au fond, l’effort de Doublemaze avait été médiocre ; sa tâche, facile. Le vicaire n’avait eu qu’à suivre, pesant avec art tantôt sur un levier, tantôt sur un autre : orgueil, amour, crainte, poésie du sacrifice et de la mort. Les Prophètes, avec leur lyrisme impérieux, l’Évangile ruisselant de pitié, avaient fait le reste.
Auprès de moi, je frôlai l’ombre agenouillée de mon ami. Lortal était aussi immobile que le soir où je l’avais vu contempler, assis au bout de la chaise-longue, le visage de plus en plus changé de l’Amazone.
— O Mathilde, murmurai-je, — et ce fut ma seule prière — on vous a trompée !
Quant à Miromps, personne, même son domestique, ne réussit à le voir.