L'inquiète adolescence
IV
Lortal accomplit tous les devoirs de la retraite avec une gravité qui me surprend. Les bras croisés, les yeux fixés sur le chœur, il chante ou répond aux prières, si correctement pieux que, malgré moi, je murmure : « Pharisien ! ». L’abbé Testard l’observe sans bienveillance. Il se méfie de ce nouveau dont tous les gestes sont mesurés, dont la tenue est irréprochable, mais qui, sous son masque attentif, semble cacher mille pensées étrangères. Cependant Lortal est fort bien en cour. Le Supérieur l’a appelé pendant une récréation et s’est promené avec lui, un moment, la main affectueusement posée sur son épaule. Fourmeliès ne prodigue pas les manifestations d’amitié ; il est avec nous réservé et distant. Aussi, bien que Lortal soit ici depuis trois jours, la considération générale l’entoure. Testard s’en inquiète. Je le devine. Il n’a pas osé m’entretenir de cette amitié nouvelle. Mais il pressent un danger.
Comme nous sortions de la chapelle, Lortal me prit le bras :
— Dites-moi, commença-t-il, — il n’avait pas perdu l’habitude du « vous » — on va nous distribuer les billets de confession. Qui dois-je désigner ? Je n’ai aucune idée de ces choses-là.
Sa moue impertinente me charmait et me gênait tout ensemble.
— L’abbé Testard ? Non. Un peu gros, un peu paysan. Qu’en dites-vous ? Et puis il voudrait me faire moucharder, sans doute ?
— Je ne pense pas, fis-je en rougissant (car Testard avait été mon confesseur).
— Bah ! Vous savez, je n’ai pas confiance. J’ai envie d’aller voir le jésuite. Ils sont toujours polis, doux comme des femmes. Et puis on peut causer avec eux… Je préfère, ajouta-t-il, quelqu’un qui ne soit pas de la maison.
— Mais, objectai-je, le Père n’est là qu’en passant ?
— Eh bien, je choisirai Fourmeliès ensuite ; il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints.
J’admirai ce trait. Le choix du confesseur avait une importance que je devinais à la façon dont Lortal affirmait sa décision. Lortal me parut un profond politique sous cette apparence d’ironie et de nonchalance. Par cette manœuvre, il s’attirait à la fois le respect des surveillants et la considération des élèves, car l’abbé Fourmeliès était admiré et craint. Les médiocres n’osaient pas affronter sa direction ; les timides, comme moi, hésitaient à l’importuner de leurs vétilles de conscience. Mais Lortal avait l’audace d’un esprit supérieur et ne redoutait pas de passer, chaque semaine, le seuil du fameux cabinet. Il se mettait d’un coup au-dessus du commun. Il assurait son indépendance. La qualité de son intelligence et la multiplicité de ses occupations détournaient le supérieur de la surveillance tatillonne que les maîtres subalternes exerçaient sur nous. D’autre part je devinai que la sympathie de Fourmeliès irait vite à cet étrange garçon.
— C’est un bon choix, approuvai-je.
— Pour moi, reprit-il, tout cela n’a que fort peu d’importance. L’essentiel est d’avoir la paix.
— Sans doute, fis-je légèrement interloqué. Étiez-vous aussi astreints à choisir un directeur, dans votre ancien collège ?
Il sourit.
— Grâce à Dieu ! Non. Le père Sauvalet ne s’occupait guère de nous mener à confesse. La messe, le dimanche, et c’était tout. On sortait deux fois par semaine avec nos correspondants. Les Espagnols sortaient seuls. Ils pouvaient aussi fumer dans le jardin, car il n’y avait pas une cour comme ici, mais un parc avec des arbres et des bancs.
— Pardon, interrompis-je, qui étaient ces Espagnols ?
— Des fils de famille ! Ils faisaient l’orgueil et la fortune du père Sauvalet. Quand les uns partaient, d’autres arrivaient. Je n’ai jamais su pourquoi. Des gaillards, vous savez ! Si vous aviez vu Juan de Carcamo ou Andreas Acevado y Meneses, vêtus de noir — et quelle coupe ! — s’approcher de la Table de Communion, les jours de fête ! Tous les bourgeois de la ville les lorgnaient. Souples, visages maigres, couleur d’olive, cheveux plaqués. Très beaux vraiment. Et si graves, si recueillis, les bras croisés ! Ils édifiaient tout le monde, les femmes surtout ! Tous les soirs, naturellement, ils sautaient le mur. Sauvalet le savait, mais bast ! Il se rattrapait avec les factures de vaisselle cassée qu’on lui apportait le lendemain. C’était un homme qui connaissait son métier d’éducateur.
Le scandale sort de la bouche de Lortal. J’écoute. A mesure qu’il parle, un travail se fait en moi. Je ne sais rien de lui, sinon que sa voix est ironique, lointaine, que ses paroles ont une saveur amère et délectable. Le sens même de ses mots importe peu ; ce qui résonne si étrangement dans mon cœur, c’est leur accent : je ne sais quoi qui fait plaisir et peine, je ne sais quoi de coupable.
Lortal m’explique les raisons de l’amitié que lui témoigne Fourmeliès.
— Il a beaucoup connu mon oncle Joachim de Los, celui qui est devenu mon tuteur à la mort de mon père. Ils ont été très liés pendant leur jeunesse.
Il s’arrête un instant, songeur, puis reprend :
— Un homme étonnant que Joachim. Mon meilleur ami ! Je sortais chez lui deux fois par semaine. Il possédait à A… une maison, un peu en dehors de la ville, avec une vérandah et un jardin sombre entre des murs très hauts et dont les allées n’étaient jamais ratissées. Il y avait des rosiers sauvages et aussi des plantes exotiques dont les feuilles étaient hérissées de piquants, des plantes pareilles à des bêtes grasses et sournoises. Les soirs d’été, le jardin de Joachim sentait si fort qu’on se serait cru dans une cuve de parfums. On n’entendait plus que les grillons et les crapauds. Mon oncle vivait en sauvage. Il recevait très peu — presque jamais d’hommes, mais il a eu chez lui quelques belles créatures…
— Des créatures ?
— Oui. Des femmes, quoi ! Cela scandalisait les bonnes gens. Mais mon oncle ne se souciait pas de l’opinion. Les vieux messieurs nommaient sa maison la Folie de Los. Pauvre Folie ! Elle est vendue, maintenant…
— Tu voyais, toi, les femmes qui venaient chez ton oncle ?
— Naturellement. Il ne les cachait pas. C’est Elsa Brünner qui m’a fait fumer ma première cigarette. La grande pianiste, tu sais. Elle avait des bandeaux noirs, les bras toujours nus et un grain de beauté sur l’épaule. Si tu l’avais entendue !
Comme je voudrais l’avoir entendue ! Et j’imagine le salon de la Folie, les fenêtres ouvertes sur le jardin, l’odeur nocturne des roses, la nuque et les bras nus de la femme, la blancheur du clavier. Lortal l’avait-il embrassée ?
Ces vacances, j’avais embrassé Léa, une bonne de ma mère, qui venait le soir m’emprunter des livres. Je lui prêtais Manon Lescaut et Paul et Virginie pour lui donner des idées ! Elle était belle et portait le foulard des Bordelaises. Elle se penchait sur mon épaule pour lire les passages que je lui indiquais comme les plus émouvants. Un soir, je posai mes lèvres sur son cou dont le velours frôlait ma nuque. Elle se sauva en riant, tandis que je demeurais, dévoré de honte et mourant du désir de la suivre.
Un trouble m’envahissait à suivre la démarche des femmes, le mouvement de leurs bras et de leurs jambes, l’ondulation de leurs bustes. Leurs gestes avaient des significations secrètes, révélant le mystère des corps, juste assez pour me désespérer.
Et puis j’étais jaloux de toutes — même des inconnues. L’idée qu’une femme pouvait se déshabiller devant un homme me révoltait. Toute image trop vive me causait une souffrance. J’éprouvais parfois le désir d’être pris entre des bras dont je n’imaginais même pas à quel point ils peuvent être doux. Mais que souhaiter de plus ? Pourtant il y avait autre chose que je pressentais dans cette inquiétude et ce déchirement.
Et cette envie folle de me cacher dans le cabinet de toilette de la cousine Nelly ? L’idée d’apercevoir Nelly dévêtue me causait un vertige. Comment concilier tout cela ?
Lortal remuait en moi, par la seule évocation de la musicienne au crépuscule, mille choses ardentes et tristes que je ne pouvais approfondir. Je me sentis auprès de lui, tout d’un coup, si pauvre, si humble, si abandonné, que je glissai mon bras sous le sien.
Il me regarda avec une surprise vite réprimée, mais qui ne m’échappa point. Gêné, je cherchais à dégager mon bras. Il le retint. Pour ce mouvement, je lui aurais donné, en cette minute, ma vie.
— Vous étiez heureux, là-bas, lui dis-je. Comme vous allez vous ennuyer ici !
Il ne répondit pas.
Après quelques instants de silence :
— Allez-vous voir le jésuite, décidément ? questionna-t-il.
— Demain, oui. Et vous ?
— Parbleu ! s’exclama-t-il. Il faut bien faire comme tout le monde !
Son rire frôlait le sacrilège.
Une question m’étranglait. Je fus brave.
— Lortal, dis-je, avez-vous la foi !
— Drôle de question ! répondit-il. La foi ! Tout le monde a une foi ! Me prenez-vous pour un hypocrite ?
— Oh ! non, protestai-je. Je vous ai demandé cela parce que vous me semblez parfois tellement plus intelligent que moi, tellement plus sûr… Je voudrais tant savoir ! Moi, je cherche… je cherche…
— Quoi donc ?
— Quelque chose à aimer, à aimer d’une façon terrible… ne faire plus qu’un avec cette chose… tout oublier pour elle… s’oublier soi-même…
Et je m’enfuis, pour qu’il ne vît pas mon trouble et surtout pour ne pas entendre de sa bouche des paroles de désolation.