L'inquiète adolescence
XIX
L’approche des examens calma un peu l’agitation où m’avait plongé cette fiévreuse soirée. Lortal se doutait-il que j’avais surpris son secret ? J’en avais une vague appréhension. L’aveu de mon indiscrétion m’eût été trop pénible. Bien pénible aussi, d’ailleurs, m’était cette impression de méfiance et l’idée que mon ami nourrissait un soupçon, hélas ! justifié. Heureusement, la préparation hâtive des derniers jours nous enlevait l’occasion de conversations prolongées. Lortal, stimulé par la nécessité d’éviter un échec, donnait lui-même un coup de collier. Nos récréations se passaient tout entières à la récapitulation des programmes indigestes que l’Université impose aux futurs bacheliers. Maclas croyait bien faire en inscrivant sur un carnet toutes les dates de l’histoire d’Europe de 1715 à 1815. Il les apprenait par cœur et les récitait toute la journée : « Quelle date, le traité de Methuen ? Le renversement des alliances, les préliminaires de Leoben ? » Saint-Alyre, qui était fort en lettres, ahannait sur les équations du second degré. Quant à Toupine, toujours grignotant des noisettes suries, il peinait laborieusement sur la géographie de Foncin, n’arrivant plus à se fourrer dans la tête les interminables nomenclatures de cette science aride : populations, superficies, rivières et canaux, importations, exportations, etc., par quoi il semble que la surface du globe terraqué soit peuplée de fourmillantes statistiques. Pauvre Toupine ! Il ne retenait rien. On se moquait de lui. Salayrac lui baillait de grandes claques dans le dos :
— Eh ! meunier ! les cocotiers poussent-ils dans le bassin de la Seine ? Fais-moi l’itinéraire de Bangkok à Tombouctou en passant par Bergerac !
Alors que tout le collège reposait, les candidats aux examens étaient autorisés à prolonger leurs heures de travail. Et même la veillée finie, à dix heures du soir, quelques-uns d’entre nous, les plus acharnés, emportaient leurs livres au dortoir. L’abbé Testard, qui tenait à encourager les travailleurs, nous prêtait sa chambre. Les soirées de ce début de juillet étaient souvent fort lourdes. Nous nous munissions de bouteilles de sirop et d’eau fraîche. Les fenêtres de Testard ouvraient sur le versant de la colline qui descend vers la ville. Souvent la veillée se prolongeait jusqu’aux premières heures du matin. Vers minuit, une brise plus fraîche venait caresser nos fronts moites, courbés sur les cahiers et les livres. De temps en temps un de nous se levait de la table éclairée par une lampe à abat-jour vert et s’approchait de la fenêtre. Les réverbères d’Aubenac étaient déjà éteints. La ville semblait un réservoir d’ombre, encerclé de collines qui se profilaient d’un long trait de velours noir sur le ciel où pâlissait la voie lactée. Cette masse respirait et se soulevait comme une poitrine oppressée. Des souffles tièdes montaient des jardins et des champs.
Lortal faisait alors de longues stations à la fenêtre. Quand je levais les yeux, je distinguais mon ami accoudé, son visage tourné de trois-quarts vers la nuit. La clarté de la lampe dorait sa nuque et son oreille ; mais le reste appartenait à l’ombre. Je songeais à sa vie dont mon amitié n’avait pu éclairer qu’une faible part, et tout le reste aussi appartenait à l’ombre. Sur l’écran palpitant d’étoiles qu’encadraient les murs, il découpait sa fine silhouette romantique. Lortal était aimé, passionnément aimé. De ma vie tout entière j’aurais voulu payer un pareil bonheur. Une telle certitude eût fait de l’univers un paradis pour moi. Et Lortal était taciturne. Que peut-on désirer, pensais-je, quand on a le cœur d’une femme ? A-t-il besoin d’autre chose que de sa parole ? C’est à lui qu’est Mathilde. Peut-il être jaloux de la vaine possession du mari ? Et je ressentais une sourde irritation de voir mon ami insatisfait d’un trésor qui m’eût fait si riche.
O nuits d’été, nuits que se partageaient le travail et la rêverie, nuits studieuses et ardentes où nous guettions la victoire de l’aube, nuits de silence et de ferveur qui prépariez nos âmes à l’éveil, aux courses ensoleillées de midi ; ô nuits troubles, nuits où pesait sur nous, comme le fardeau d’un corps pur et convoité, l’attente de la vie — où êtes-vous maintenant ? et vers quel insondable gouffre balayées, ô nuits adolescentes ?…
Lortal et moi passâmes avec succès les épreuves du baccalauréat. Le succès de Lortal fut un scandale. Mon ami avait vraiment réalisé un tour de force, rattrapant en un mois d’effort dix mois de paresse. Nous avions subi l’oral à Bordeaux. Deux jours d’anxiété coupés de repas dans les restaurants étouffants. L’abbé Mirepuy avait accompagné le petit groupe des admissibles : Saint-Alyre, Maclas, Lortal et moi sortions vainqueurs.
Nous revînmes à Saint-Julien pour la distribution des prix. L’abbé Fourmeliès nous félicita. Il prit l’oreille de Lortal.
— Audaces fortuna juvat, n’est-il pas vrai, Jacques ? Puisse-t-elle vous favoriser toujours ! Mais ne soyez audacieux que pour le bien ! Dieu ne déteste pas les violents, ceux qui sont capables brusquement de belles actions, capables de gagner le Paradis d’un coup. Violenti rapient illud, a dit Notre-Seigneur en parlant du Royaume des Cieux. Cette parole vaudra pour vous, Lortal.
Les prix étaient donnés avec beaucoup de solennité. La salle des fêtes était décorée de drapeaux et d’écussons. Sur une estrade, entre des piles de livres rouges, entre des corbeilles pleines de couronnes de laurier en papier vert ou doré, trônait, majestueux, le chanoine Doublemaze, ayant à sa droite le Supérieur, à sa gauche, M. Miromps de Rochebuque qui n’avait pu décliner cet honneur imposé par l’obligeant grand vicaire. Des soutanes, des redingotes, un képi d’officier. Dans la salle se pressait toute la société élégante et bien pensante d’Aubenac.
— Doublemaze, me dit Lortal, ne quitte plus l’hôtel Miromps. Je le soupçonne de vouloir convertir Mathilde. Mais il a affaire à forte partie. Mathilde n’est guère de la graine des cagotes. Il est vrai qu’avec les femmes, on ne peut jamais savoir ! Quant à Césaire-Auguste, tout malin qu’il est, je crois qu’il ira de la forte somme pour la banque du chanoine. Ce Basile a pris de l’autorité sur lui.
Il ajouta, confidentiel :
— Entre nous, Doublemaze est un type très fort. Sous cette écorce pateline, il n’y a pas plus dur. Il est capable de tout pour satisfaire son ambition. Ce sera un grand homme d’Église. Au fond, je l’admire. J’aime ce visage paisible et plein, cette bouche lippue et souriante, ces mains grasses qui porteront si bien l’améthyste. Les yeux sont gênants, c’est vrai, mais le port de tête est admirable. Va-t’en déchiffrer ce qui se passe là-dedans ! Malin qui y parviendra ! Hein ! Demurs, quel bel exemple ! Voilà nos maîtres, mon vieux. A eux le monde ! Le malheur, c’est qu’ils ne savent pas en jouir ! Et encore, Doublemaze… je n’en jurerais pas ! Je devrais entrer au séminaire.
Lortal n’obtint aucune nomination dans le Palmarès. Par contre, j’avais tous les prix, avec Saint-Alyre. Ce triomphe me causa plus de gêne que de plaisir. En entrant, j’avais remarqué Mme Jouvelin qui m’adressa un signe d’amitié. L’idée de monter sur l’estrade, à l’appel de mon nom, de subir l’accolade de Doublemaze, de redescendre encombré de mes couronnes et de mes livres, tout cela en présence de Nourmahal, m’était insupportable. Et pourtant…
— Prix d’excellence, Demurs Paul. Prix de composition française, Demurs Paul, etc.
La liste de mes succès est si longue que j’en pleurerais.
Me voici sur l’estrade. Va-t-on me mettre cette couronne de papier sur la tête ? Non. C’est Miromps lui-même qui me tend mes prix et mon laurier que je dissimule de mon mieux. Il se contente de me serrer la main. Je lui suis plus reconnaissant de ce geste que s’il m’avait sauvé la vie. Doublemaze, aimable, sourit. Mais mon calvaire n’est point terminé. Il me faut rejoindre ma place, à travers cette foule qui bat des mains, lorgne, chuchote. Je suis rouge, confus. J’ai peur de m’étaler avec mes trophées. Mon regard rencontre celui de Nourmahal qui m’applaudit, les mains très hautes. Enfin je m’assieds à côté de Lortal que je devine ironique et qui est heureux de n’avoir pas bougé.
La cérémonie se termine sur un choral dirigé par l’abbé Poncebique. La salle se vide. Dehors, le soleil de juillet fait étinceler les boutons d’uniforme, flamboyer le sable des allées. Des robes blanches éblouissent sur l’écran sombre des charmilles. Le chanoine Doublemaze est très entouré : des conseillers municipaux, un Monsieur décoré à barbiche blanche, et jusqu’à Mlle Dubois de Louvrezac, en soie noire, qui boit les paroles tombant de la bouche sensuelle du grand vicaire. Ferait-elle aussi de la politique ? Mathilde n’est pas venue. Lortal, qui a bien de la chance de n’être pas encombré de prix, circule avec aisance parmi les groupes. Il a déjà déposé sa casquette d’uniforme et, vêtu de gris, en chapeau de paille, il m’apparaît un homme svelte, sûr de sa force. La courtoisie affectueuse avec laquelle il aborde M. Miromps ne laisse pas de me surprendre.
Un grand chapeau de paille, noué de brides de velours noir, auréole le visage de Nourmahal. Elle s’avance, la main tendue. Je ne sais que devenir, les bras empêtrés de ces odieux prix.
— Grand succès sur toute la ligne, me dit-elle, je sais tout. J’en suis très heureuse. Charles aussi. Mais où est ce vilain garçon ? Il a bien besoin de ses vacances, vous savez ! Une bonne nouvelle. Je vais aller quelque temps dans votre pays et votre mère m’a demandé de faire un crochet jusque chez vous. Vos parents ont une ravissante propriété, paraît-il ?
— Non, vraiment ! vous viendrez aux Gaulies ?
C’est comme si j’avais reçu un coup dans la poitrine.
Mais elle, satisfaite de son effet, les yeux vagues, la bouche arrondie dans une moue indécise :
— Je ne suis pas encore bien sûre… Mais en somme, il n’y a rien d’impossible…
Et tournant vers moi ses yeux changeants :
— Cela vous ferait plaisir ?
Tout tourbillonne : la terrasse, les marronniers, le Monsieur décoré, Nourmahal… Je soupire « certes », mais si gauchement ! en vrai collégien.
— Charles ? Où est Charles ? interroge Nourmahal à tous les échos. Ah ! le voici. Dépêchons-nous. Dis adieu à ton ami !
Elle entraîne le petit et me laisse ébloui de l’éclair de ses mousselines.
Au revoir, les camarades ! Saint-Alyre, Lupé, Prélussin, le flegmatique Toupine.
Lortal s’approche, accompagné de Césaire-Auguste. A côté de mon ami, souple et fringant, Miromps paraît massif, un peu affaissé aussi. Un fardeau invisible courbe cette nuque de débardeur. Le cou, teint de brique, tranche sur les cheveux gris, presque ras. Il marche, les jambes torses, balançant son chapeau à bout de bras. Lortal parle beaucoup. Il cherche à plaire. Cordial et impénétrable.
— Bonnes vacances !
— Peut-être nous reverrons-nous ? ai-je murmuré.
— Je crains que non. Mon cousin veut bien que je l’accompagne au bord de la mer, en Bretagne.
— Nous partirons dans une dizaine de jours, confirme Miromps. Ma femme a grand besoin de changer d’air.
Ils s’éloignent.
Sur le sable incandescent, deux ombres athlétiques se cherchent, s’affrontent, s’étreignent et se confondent.