← Retour

L'inquiète adolescence

16px
100%

VIII

Mathilde ! Ce nom s’est installé dans mon esprit. Il suscite un mystère — le même qui à mes yeux enveloppe Lortal. Car mon ami me donne l’impression de porter en lui quelque chose de scellé et d’inviolable.

J’imagine Mathilde brune, des bandeaux et des vêtements flottants. Lortal l’aime-t-il ? Sans doute. Et si je l’aimais aussi ? Eh bien ! je me sacrifierais. Ce serait terrible et touchant. Je me mettrais à ses pieds et je lui dirais : « Soyez heureuse sans moi, avec lui. » Et je baiserais ses mains et ses mains presseraient mes lèvres. Un si noble et si cruel sacrifice m’attendrit jusqu’aux larmes : « Lortal, Mathilde, ne me plaignez pas ! Votre bonheur passe avant le mien. Moi, je suivrai ma route. Serai-je aimé un jour ? Qu’importe ! J’immole joyeusement mon amour à mon amitié. » Et tout imaginaire qu’il est, ce sacrifice me grandit.

Je sens la nécessité absolue d’une passion. S’il n’y a pas une femme dans ma vie, ma vie est misérable. J’ai longtemps gardé dans mon portefeuille un portrait d’actrice découpé dans un magazine. Mais ce simulacre de souvenir ne me suffit plus et j’ai déchiré, l’an passé, cette pauvre coupure dans un moment de dépit. Salayrac, cette brute, a de vraies photographies et il les montre. Mais Salayrac ne sait pas ce que c’est que l’amour.

Il me faut une héroïne. Sera-ce Mathilde ? Non, ce rêve est impossible. Et Nourmahal ?… Pourquoi pas ?

Je pris ainsi la résolution d’aimer Mme Jouvelin, dont j’ignorais le petit nom. Je ne l’avais pas revue depuis la rentrée, malgré ses promesses, et j’éprouvais quelque difficulté à me faire d’elle une image très précise. La flamme rouge de sa chevelure, la courbe de sa hanche, son parfum, tels étaient les seuls détails de sa personne que je parvenais à reconstituer. Mais son visage, son nez, son front, sa bouche, tout cela ne m’apparaissait que dans un brouillard. Cette figure indécise suffisait à alimenter ma rêverie. Elle se substitua vite aux fantômes plus indécis encore qui jusqu’ici l’avaient peuplée. Désormais ma mélancolie eut un objet.

Pour donner quelque réalité à cette ombre, je l’associai à toutes les phases de mon existence. Elle me suivait jusqu’à la prière et se penchait sur mon épaule, pendant l’étude. L’abbé Gerboux ne la distinguait pas à mon côté, tandis qu’il inscrivait au tableau noir la liste des victoires de la campagne d’Italie. Une orgueilleuse tristesse me venait de cette passion. J’avais mon secret, moi aussi. Nul n’était digne de le partager ; nul, si ce n’est Lortal.

Je le mis dans la confidence à mots couverts. Je lui laissai entrevoir que l’aventure était entrée dans ma vie : une jeune femme, plus âgée que moi, hélas ! d’une grande beauté et à qui j’avais lieu de croire n’être pas indifférent. Mais que pouvais-je, ainsi séparé du monde ? Elle demeurait à Aubenac. Finalement je la nommai. Lortal resta silencieux et son silence me parut chargé d’ironie. J’étais plein de confusion et mon amour ne me semblait plus qu’une pauvre baudruche dégonflée.

Mais l’ami me rendit confiance. Crut-il ou ne crut-il pas mon histoire ? Toujours est-il qu’il me dit fort gravement :

— Je ne sais si tu arriveras un jour à tes fins. Mais cela n’a aucune importance !

Et comme je protestais avec une feinte indignation (au fond cela en avait si peu, d’importance ! et je n’avais jamais songé qu’il pût y avoir des « fins » à ma passion) :

— L’essentiel, dit-il, c’est d’y penser !

Mon roman prit ainsi une sorte de réalité. Lortal m’en demandait de temps en temps des nouvelles.

— Et Nourmahal ?

Ces confidences illusoires cimentèrent notre amitié. Le plus curieux, c’est que Lortal possédait le don de colorer les plus humbles faits de l’existence. Passant par sa bouche, tout récit s’amplifiait et se dramatisait. La vie de collège elle-même, si terne et si monotone, devenait, par l’alchimie de son imagination, une projection où lumière et ombre jouaient si curieusement que l’on se disait : « Comment n’ai-je pas vu cela ? » Il vous imposait une vision compliquée de la vie et des êtres. Poète ou mystificateur, il ornait la réalité d’un prestige qui se substituait à elle.

Aussi le collège n’était-il plus pour moi le collège de mon enfance ; il me paraissait plus sombre, étouffant. Par contre, la petite ville ignorée qui s’étendait au pied de notre colline, Aubenac, l’imagination de Lortal projetait sur elle mille étranges lueurs. Quoique étranger, il connaissait les principales familles de l’endroit. Les potins, les scandales de la vie de province lui parvenaient par je ne sais quel canal. Il tirait un parti fort romanesque de leur médiocre trame.

En partant pour la promenade, nous longions quelquefois les jardins du docteur Horace Milondré, médecin de Saint-Julien. Ces jardins étaient entourés de hautes murailles. On ne distinguait que la cime des arbres, en été gonflés d’un épais feuillage ; quelques branches retombaient par-dessus les pierres d’un granit rosé et gris. La grille de fer laissait apercevoir entre ses barreaux rouillés une allée de platanes envahie par les herbes folles et, tout au bout, la maison au toit d’ardoise, avec ses portes-fenêtres voilées de blanc et son perron à double volute. Cette demeure m’avait toujours attiré par sa solitude et sa vétusté.

— Milondré, me dit un jour Lortal, a bien choisi sa bicoque. Il l’a achetée à la mort du président Morlhac qui faisait collection de corsets. Tu ne savais pas ? Elle était fameuse sa collection. Il y avait des corsets historiques : celui d’Isabeau de Bavière et celui de Charlotte Corday. Du moins Morlhac affirmait leur authenticité.

« Milondré, lui, n’est pas collectionneur. Il a pris la maison à cause des jardins. C’est un homme de goût. L’été, il donne des fêtes intimes dont tout le monde parle, sauf les invités. Toutes les jeunes femmes d’Aubenac voudraient en être ; mais Milondré choisit. On raconte qu’un soir, la belle Mme Dormain s’est mise toute nue. Des photophores étaient accrochés aux branches. Tu vois ça d’ici. Les femmes aiment Milondré, ajouta-t-il, parce que Milondré est une brute. Il les cravache. »

Je ne puis passer sans trouble devant les jardins invisibles. Mme Dormain est une femme d’officier. Elle porte de larges chapeaux noirs qui ne laissent voir que sa bouche. Sa bouche est très rouge. Elle vient à la distribution des prix et à la soirée artistique que le collège offre chaque année. Elle a fait la quête, une fois, avec Leroux le philosophe. Alors elle… Est-ce possible ? Devant Milondré, devant les hommes ?

Maintenant les lourdes portes cochères de chêne, les persiennes d’un vert lavé par les pluies me semblent abriter de singuliers destins. Un filet de lumière glisse entre les rideaux soigneusement tirés. Lortal, d’une main nonchalante, soulève un instant le masque de la petite ville, puis le laisse retomber. Il est cynique, brutal, le visage que j’entrevois — et pourtant, comme je voudrais le contempler de près !

Lortal parle des femmes. Il en parle souvent, tantôt avec un mépris amer, tantôt avec une émotion qui me met au cœur un élan de tendresse. Avant lui je ne savais rien des femmes et je ne voyais en elles que des fantômes aériens, inspirateurs d’élégies. Maintenant je sais que Mme Dormain se déshabille devant Milondré. C’est une science, cela ! Nourmahal en ferait peut-être bien autant. Sont-elles toutes ainsi, toutes celles que j’ai aimées sans les connaître ?

Elle doit être si belle, nue, Mme Dormain ! Et Nourmahal ? Dans mon esprit, deux formes voluptueuses et imprécises se poursuivent, s’enlacent. Les atteindre ? Toucher un corps de femme ? Je me surprends, la nuit, à caresser mes bras et ma poitrine, à suivre le contour de mon corps pour imaginer la douceur de toucher d’autres bras, une autre poitrine, un autre corps.

L’amour ne m’apparaît comme un péché que lorsque j’imagine à côté d’une femme un autre homme que moi ; si par hasard j’évoque Milondré avec ses favoris courts, son nez mou, ses dents claires et sa grosse épingle de cravate en brillants. Alors l’idée de la souillure est intolérable. Ma pureté ne serait-elle que jalousie ? — Je pense que mes maîtres ont raison de maudire l’Étrangère, l’Impure, et je pressens l’amertume du péché avant de l’avoir commis.


Par exemple, se trouver en face de l’Impure, de l’Etrangère, de la Courtisane amère comme la mort, c’est une toute autre affaire que de rêvasser tout seul. L’impure m’a demandé au parloir : Mme Jouvelin elle-même ! Je vivais depuis quelques jours dans une crise puritaine qui avait suivi les révélations de Lortal sur le jardin invisible. J’avais fait des serments d’orgueil et de solitude et chargé l’impudique image de Nourmahal sur qui je devais faire peser, bien injustement, les dévergondages de Mme Dormain.

En traversant la cour des petits, Charles Jouvelin me prit la main.

— Maman vient nous voir, dit-il. Quelle chance qu’elle te demande aussi ! Je ne te vois jamais, continua-t-il. Pourquoi ne m’écris-tu pas ? J’ai des camarades qui ont des amis chez les grands. Ils s’écrivent.

— Mais, fis-je, c’est tout à fait défendu. Et puis que veux-tu que je t’écrive ?

— Je ne sais pas, fit l’enfant. Je m’ennuie sans toi.

Mme Jouvelin nous attendait avec un gros paquet de gâteaux. Mon orgueil en fut blessé, mais ma gourmandise, satisfaite. Nourmahal était fort belle. Elle portait un manteau de fourrure sombre et sa chevelure étincelait. L’objet de ma passion m’étonna. Cette jolie femme, rieuse et déconcertante, ne ressemblait guère à ma Sylphide. Le roman ébauché en esprit, auquel mes conversations avec Lortal avaient donné une substance illusoire, s’effondra aussitôt. C’est une terrible chose que de parler à une femme qui vous sourit de toutes ses dents, qui sent bon et qui vous demande, à vous qui mûrissez de si graves réflexions sur le péché et sur l’amour, à vous qui attendez la vie avec tant de gravité :

— Aimez-vous les éclairs au chocolat ou préférez-vous des barquettes aux fruits ?

Comment leur parle-t-on, à ces êtres ?

Mais elle se charge de la conversation :

— Vos études ? Ce bachot ?… Lettre de votre mère. Charles vous aime beaucoup. Il se passe tout à fait de moi, n’est-ce pas, Charles ? — Je suis très contente qu’il vous ait pour camarade… Vous irez chez vous à Pâques ? — Allons ! Au revoir ! Merci d’être aussi gentil pour Charles.

En s’éloignant, elle se retourne et me fait un signe de sa main gantée :

— Je vous suis très reconnaissante, très…

Je n’ai pas dit un mot !

Je sens que je n’aurais plus beaucoup d’effort à faire pour l’aimer. Mais combien pour le lui dire !

— Eh bien ? demande Lortal, quand je regagne la cour.

Je me contente de sourire en baissant la tête.


Quelques jours plus tard — nous étions alors en février — nous fîmes en promenade une singulière rencontre.

Nous traversions le vaste plateau de bruyères qui domine Aubenac. Des rafales entraînaient de lourds paquets de nuages d’où tombaient, rares et glacées, des gouttes de pluie. Un bouquet de bouleaux, aux troncs maladifs, frissonnait sur l’horizon. Et de cet horizon, brumeux, infini dans sa grisaille, surgit une silhouette équestre. Quelques instants plus tard je distinguai l’envol d’une écharpe : c’était une amazone. Elle se dirigeait de notre côté, au galop.

Nous marchions, nos pèlerines collées au corps par la bise et tête basse dans le vent. Le cheval s’enlevait en rapides foulées sur cette lande romantique. Notre colonne ralentit instinctivement la marche, car l’amazone fonçait sur nous. A quelques pas à peine, elle arrêta brusquement son cheval, les rênes rassemblées, le buste droit. De l’écume frangeait les naseaux de la bête. Mon regard s’hypnotisa sur le pommeau d’une cravache, une boule d’onyx dans un poing crispé, si frêle !

Lortal se détacha du rang et courut à elle. L’amazone sauta à terre. Leurs silhouettes se détachaient sur le ciel immense où roulaient des nuées. Elle était un peu plus grande que lui. Je distinguais mal son visage dans les plis de l’écharpe.

Testard n’était pas le moins intrigué.

Cependant l’inconnue remontait en selle. Lortal la regarda s’éloigner. Il demeura quelques instants immobile avant de rejoindre son rang. Nous ne vîmes plus qu’un point noir à l’extrémité de la lande, puis plus rien.

— C’est Mathilde, me dit Lortal.

Chargement de la publicité...