L'inquiète adolescence
VI
Les jours s’écoulent maintenant, identiques, réglés par un horaire minutieux. Les marronniers de la cour sont dépouillés de leurs dernières feuilles et agitent leurs bras nus vers un ciel de plomb. Les heures d’étude, de classe et de récréation se succèdent, monotones. On se lève avant l’aube au son de la clochette ; on s’habille lentement à la lumière ; puis on descend en rang dans les salles d’étude. Il fait froid : il n’y a point de feu. On s’emmitoufle dans sa pèlerine, en attendant que la chaleur des becs de gaz ait élevé la température. Quelques-uns font du chocolat, en cachette, sous les pupitres, avec de petites lampes à alcool. Le surveillant sommeille encore, le col de sa douillette relevé. Peu à peu les vitres blêmissent…
Ensuite, c’est la classe. Notre professeur, l’abbé Gerboux, a le front et les joues couturés de petite vérole, un visage rond, des yeux en boule sous ses verres. Il parle d’une voix sèche, désagréable, et manque de souffle. C’est un maître médiocre. Il prépare les élèves de Saint-Julien au baccalauréat, depuis quinze ans, enseignant à la fois, selon la méthode des collèges religieux, le latin, le grec, la littérature française, l’histoire et la géographie. Et quel enseignement ! Les tragédies classiques expurgées, les Provinciales raccourcies, le Tartufe revu et corrigé par un chanoine, Voltaire réduit à cinq cents vers de Zaïre et quatre pages de Zadig, des tronçons de Lamartine, de Hugo, de Musset.
La pensée était châtrée, sournoisement. L’Union chrétienne des librairies répandait par milliers, à l’usage des établissements bien pensants, des textes dont je découvrais peu à peu le maquillage pudibond ou dévot. Le jour où il m’advint de comparer la véritable scène V du quatrième acte de Tartufe avec la version du chanoine X…, je fus pris d’un accès de rage. Ce fut ma première révolte.
Je n’aimais pas l’abbé Gerboux qui, d’ailleurs, me rendait bien mon antipathie. Gerboux présidait une congrégation formée par les élèves de toutes les divisions qui se distinguaient par leur piété. Il avait cru flairer en moi une proie facile et sollicité ma candidature à la congrégation dont j’aurais rehaussé l’éclat, étant le premier de ma classe. Mais ma répulsion était trop forte. Elle ne demeura pas inaperçue de Gerboux. Dès lors il me poursuivit de son hostilité. Il mêla d’abord un fiel douceâtre à ses prévenances, glissa à de vagues menaces, puis ne dissimula plus qu’il me considérait comme une brebis égarée. Il s’entretenait souvent à mon sujet avec Testard. Celui-ci prenait encore ma défense. Mais une commune antipathie les unissait contre Lortal.
Ils soupçonnaient que cet étrange garçon, — plus mûr que nous tous, — autour duquel se groupaient les élèves les plus intelligents et aussi les plus indisciplinés, exerçait une influence sur l’esprit de la division. A ce souci se joignait chez Testard un sentiment curieux chez un prêtre, — et sans doute inconscient, — la jalousie.
Le pouvoir de Lortal ne se faisait sentir sur aucun de ceux qui l’entouraient : Lupé, Maclas, Saint-Alyre, avec plus de force que sur moi. Testard s’en apercevait bien et de là son rapprochement avec Gerboux en vue de nous séparer et d’isoler Lortal.
En vérité, j’étais moi-même surpris du changement que j’observais en moi et dont il me fallait reconnaître que mon ami était l’artisan, indifférent sans doute, mais efficace. Toutes les contraintes que j’avais acceptées jusqu’ici, toutes les vertus d’obéissance et d’humilité que l’on nous prêchait sans répit, me devenaient de plus en plus odieuses. La satisfaction du devoir accompli n’était plus qu’un condiment bien fade à cette vie plus fade encore, enserrée entre ces murs gris. Deux années me séparaient encore de l’autre vie, de la vraie, de celle que j’espérais avec tant de ferveur, malgré les paroles désabusées du P. Nicklaus. Deux années ! Quelle interminable série de jours à passer sous les yeux de l’abbé Testard ! Moi qui m’étais jadis si doucement plié à ce petit monde, souffrant, il est vrai, de ma solitude, mais appliqué à mes besognes, engourdi par le rythme régulier des jours, depuis que Lortal était là, l’appareil coutumier de l’existence m’écœurait.
Étrange situation que celle de mon ami. Lortal vivait de la même vie que nous ; il avait sa place à l’étude et au réfectoire comme nous ; c’était un élève comme nous, et même fort paresseux. Et pourtant, maîtres et camarades avaient saisi l’élément subtil qui le séparait d’eux. Testard, qui le détestait, n’osa jamais le punir. Gerboux se contentait de tourner férocement vers lui ses prunelles en boule. L’abbé Mirepuy, le professeur de philosophie, avait un penchant pour cet élève intelligent qui travaillait si mal. Quant au supérieur Fourmeliès, il avait coutume, en passant dans la cour ou au réfectoire, d’adresser cordialement la parole à Lortal.
Quand j’évoque maintenant la figure de Lortal, je songe à ces capitaines d’aventure qui n’ont jamais manqué de matelots pour les plus lointaines et les plus dangereuses traversées. Mon ami était de leur famille. Il possédait le don de gagner le cœur des hommes, et l’art, même en les tourmentant, de ne point les perdre.
Car Lortal était cruel. Je n’ai jamais bien démêlé ce qu’il y avait de volontaire et d’instinctif dans ce caractère. Lortal prenait-il plaisir à faire souffrir ceux qui s’attachaient à lui ? Obéissait-il à sa fantaisie, ignorant ou insoucieux de la peine d’un ami ? Je ne saurais, même aujourd’hui, dans le recueillement du souvenir, me prononcer. Toujours est-il que sa nature, pleine de sursauts imprévus, me réserva, dès le début de notre amitié, bien des étonnements — souvent douloureux.
Deux fois par semaine, la division allait en promenade sous la conduite de Testard. On marchait trois par trois, suivant le vieil adage pédagogique : nunquam duo, semper tres. Le silence n’était rompu qu’à la sortie de la ville. L’hiver, la promenade avait lieu au début de l’après-midi ; on suivait une route quelconque, sous la pluie fine, entre des champs lépreux et des bois effeuillés, sans but, sans joie. L’été, on partait à quatre et l’on ne revenait qu’à la nuit ; on prenait des sentiers à travers bois, et c’étaient de longues haltes, sous les arbres, auprès des ruisseaux. Alors on pouvait emporter un livre et lire, couché par terre, avec des fils d’herbe entre les pages, des ronds de soleil et de grandes portées d’ombre. Mais, hiver ou été, la traversée de la ville en troupeau me remplissait de honte. Et s’il m’arrivait de croiser une personne de connaissance — cette année-là, je redoutais Mme Jouvelin à l’égal de la mort, — je rougissais en soulevant ma casquette.
La grande affaire était de se placer pour la promenade. On choisissait ses deux compagnons à l’avance. Certains trios demeuraient inséparables, bien que cette fidélité fût suspecte. Ceux qui n’avaient pas trouvé de compagnons au dernier moment étaient placés d’autorité. Il y avait toujours des laissés-pour-compte errant lamentablement sur les flancs de la colonne et que Testard groupait arbitrairement, non sans brutalité et sans quelque mépris pour ces pauvres hères au rebut. J’avais depuis longtemps pour compagnon Toupine dont j’appréciais la sagesse de ruminant et le petit Saint-Alyre que j’aimais pour l’usage immodéré qu’il faisait des romans en fascicules à 0 fr. 95. Saint-Alyre — il me damait le pion en version latine — était ravitaillé par un externe de ces publications aux illustrations pathétiques qui ont vulgarisé pour les lecteurs d’omnibus la psychologie mondaine de M. Paul Hervieu ou les raffinements sentimentaux de M. Michel Provins. Saint-Alyre vivait dans un royaume idéal peuplé par les héroïnes adultères du roman contemporain. Il rêvait de voilettes épaisses, de bouquets de Parme oubliés sur les guéridons, de baisers en fiacre et d’équivoques étreintes dans les parcs de châteaux, à l’heure des retours de chasse, lorsque les derniers appels des cors courbent les cavaliers sous les branches basses, dans les futaies ensanglantées de crépuscule.
Mais je n’hésitai pas à sacrifier Toupine, lorsqu’il s’agit d’engager Lortal à se placer avec Saint-Alyre et moi. Il accepta. Je crus sa promesse définitive. Les promenades tant détestées m’apparurent alors comme des heures délicieuses où l’amitié acquerrait tout son prix. Hélas ! la semaine suivante, quelle ne fut pas ma surprise de voir Lortal flanqué de Lupé et de Salayrac, un rustre, courtaud et brun, pour qui mon ami manifestait parfois une inexplicable prédilection.
— Vous n’êtes que deux, dit ironiquement Testard en s’adressant à Saint-Alyre et à moi.
Et d’office il nous adjoignit Ciboule, un pauvre d’esprit, bègue par comble d’infortune et que tout le monde moquait.
A me voir ainsi abandonné, mon dépit fut des plus vifs. Mon étonnement ne fut pas moindre à constater le plaisir que prenait Lortal à écouter Salayrac. Le verbe haut, le cheveu dru, Salayrac était un cancre jovial, merveilleusement doué pour tenir un jour son rang dans une assemblée parlementaire. Il sacrait et jurait comme un bon diable et tapait dans le dos de Lortal pour qui il ne partageait pas notre craintive vénération. Fils d’un fermier, les repas de noces auxquels l’avait conduit son père avaient meublé son esprit d’un folk-lore égrillard dont s’ébaudissait Lortal. Les déportements des curés et de leurs servantes en formaient le thème inépuisable. « Écoute une bonne rigolade ! » disait-il à Lortal en lui passant le bras autour de la taille. Et Lortal riait aux éclats. J’en avais honte pour lui, car je méprisais Salayrac et je l’enviais.
Salayrac se vantait de connaître les femmes « et la manière de s’en servir », ajoutait-il en clignant de l’œil. Son cynisme m’était odieux, d’autant plus odieux que ces histoires de filles culbutées dans les meules me laissaient quand même une espèce de fièvre. Oui, il fallait bien l’avouer ! J’enviais ce Don Juan pour gardeuses de vaches ; je l’enviais d’une envie secrète et basse, bien que sa grosse joie me fît mal. Salayrac regardait les femmes dans les yeux et faisait claquer sa langue ; il envoyait des baisers aux blanchisseuses dans le dos de Testard. Salayrac avait eu des maîtresses, les soirs de vendange ou de fenaison ; cela se sentait à sa désinvolture, à son insolence, à cette façon de souiller l’amour… l’amour que mon ignorance revêtait d’une pureté indécise. Je détestais Salayrac parce qu’avec son rire et ses gaudrioles il me semblait insulter toutes les femmes et que j’en subissais l’outrage dans mon cœur. Comment Lortal, si délicat, Lortal qui avait connu dans le jardin de la « Folie » des femmes si belles et, je pensais, si pures, pouvait-il se plaire en compagnie de ce coq de village ?
Je n’osais le lui demander. Pas une fois ce jour-là il ne se tourna vers moi. Le monde me parut voilé d’une taie grise. Eh ! quoi ! c’était donc cela l’amitié. Tout lui portait ombrage ; un sourire la blessait à mort ; une plaisanterie la tuait. Le P. Nicklaus n’avait-il pas raison ? En dehors de Dieu, vanité et amertume.
En vain Saint-Alyre, enflammé, me contait-il la course funèbre de Julia de Trécœur. Mon esprit était bien loin d’Octave Feuillet. Un ciel d’hiver pesait sur la campagne. Nos pas sonnaient sur la route infinie. Nous fîmes une courte halte, et, quand nous regagnâmes la ville, le soleil élargissait une tache pourpre dans la brume. Les lampes des faubourgs s’allumèrent. Chaque fenêtre cachait un cœur souffrant ; une humble douleur palpitait derrière chaque vitre…
L’étude du soir. J’ouvre mes livres, mes cahiers reliés d’une belle toile cirée et froide. J’aime ces pages blanches où l’on met son devoir « au propre ». Ce steppe neigeux, éclatant sous la lampe, les mots que je trace le parcourent comme des caravanes. Les petits signes noirs chevauchent à travers l’étendue vierge. La plume mord bien sur la feuille. Je m’applique. Gerboux sera obligé de reconnaître ma supériorité. Peut-être lira-t-il ma composition en classe. Lortal verra que j’ai du style, que j’écris bien.
L’étude du soir est si longue qu’au début elle ne paraît pas devoir finir. Travail et rêve se confondent. Il m’arrive de ne plus entendre le bruit des dictionnaires feuilletés, de ne plus rien voir que cette page lumineuse où court ma plume. La nuit accole aux vitres son mufle bleu. Le gaz chante. Les heures s’abolissent.
Comme l’étude touche à sa fin, mon voisin me pousse le coude et me glisse, sous la table, une enveloppe. Je l’ouvre.
C’est un petit paysage en trois ou quatre couleurs, au crayon. Une route, — la route suivie en promenade — quelques arbres tordus sur le couchant, un trait pourpre d’horizon. C’est tout.
J’ai conservé ce dessin. Je le reprends quelquefois et la même émotion se dégage de ces lignes puériles. Ce soir-là, je ne pus détacher mes yeux de cette image. Il naissait d’elle un bonheur calme, un apaisement. Ce carré de papier me parut une île baignée de soleil, mouvante de feuillages. Il suffisait à me faire oublier l’étude, le devoir, la réalité. Ce que je découvrais dans ce médiocre chef-d’œuvre, c’était, sinon la beauté, du moins le rêve, et les œuvres des maîtres ne m’ont pas mieux ouvert plus tard le séjour des bienheureux.
Le dessin était signé J. L. dans un coin. Mais Lortal ne m’en parla jamais.