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L'inquiète adolescence

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XXVI

Lortal quitta Saint-Julien, le lendemain de l’enterrement. Il n’avait pas séjourné au collège durant ces dernières et douloureuses journées. Je ne l’avais pas vu depuis la catastrophe. La veille de son départ, j’appris par la sœur lingère qu’on préparait ses bagages. Cette nouvelle, comme celle de la mort de Mathilde, je l’attendais. Lortal ne pouvait rester ici. Il avait traversé ma vie en y laissant une trace si profonde que son souvenir était désormais l’inséparable compagnon de mon adolescence. Mais je savais bien qu’il n’était qu’un passant et que ni moi, ni personne au monde ne serions plus qu’une halte sur son chemin. Et voici que l’heure était venue. L’aventureux camarade, au carrefour de nos routes, me ferait un signe d’adieu, puis tournerait son visage et ses pas vers l’horizon.

Il vint dans la cour, comme nous sortions de classe, vêtu de deuil. En ces quelques jours il avait vieilli. Ce fut un autre Lortal qui m’apparut, ce matin d’hiver, un Lortal bien différent de l’adolescent que j’avais vu descendant la pente de la terrasse, un soir d’automne déjà lointain. Sa poignée de main me fit mal.

Il salua Mirepuy qui lui donna l’accolade, et me pria de l’accompagner jusqu’à la porte. Gerboux et Testard se promenaient ensemble. Lortal se contenta de soulever son chapeau. Gerboux fit une inclinaison de tête et cligna de l’œil derrière ses bésicles. Testard, gêné, rendit le salut ; puis, comme nous nous éloignions, il accourut, laissant son collègue qui haussait les épaules.

— Monsieur Lortal, dit-il, il y a eu des malentendus entre nous, ne nous quittons pas en ennemis.

— Je ne garderai pas un mauvais souvenir de vous, monsieur l’abbé, répondit Lortal en prenant la main tendue.

J’ai beaucoup pardonné à Testard pour ce geste. Nos relations s’améliorèrent : l’ancien tyran et l’ancien rebelle ne survécurent pas à cette minute.

J’accompagnai Lortal jusqu’au parloir. Sur le seuil, un commissionnaire l’attendait avec sa malle. Je compris alors que c’en était bien fini. L’angoisse de la séparation m’étreignit si fort que des larmes montèrent à mes yeux. Sans mon ami, la route m’apparaissait infinie et désolée. Lui seul avait pu susciter les mirages qui font la marche douce et dissipent la lassitude.

Il m’embrassa.

— Paul, me dit-il, je ne sais ce que l’avenir nous réserve. Mais ne prenez jamais mon silence pour de l’oubli.

Pourquoi abandonnait-il ainsi le « tu » de notre amitié ? Ce « vous » de la dernière heure marquait-il que déjà nous étions étrangers ? Il me sembla découvrir, sous l’aile sombre du chapeau, dans les yeux de mon ami, le Lortal redouté, l’inaccessible.

Il sourit et tout bas :

— Je ne t’oublierai pas, murmura-t-il en dénouant mon accolade.

J’aurais voulu le retenir, lui dire enfin ce qu’il avait été pour moi, lui, l’Éveilleur ! Mais les mots m’auraient trahi…

La porte claqua sur le vide de ma vie.


Ainsi je laisse, l’une après l’autre, retomber dans les limbes de ma mémoire, les figures que j’en ai évoquées au cours de ces pages, pour l’amère volupté du souvenir. Voici que je touche au seuil ensoleillé de ma jeunesse. Les souffles du large vont balayer l’amas des brumes. L’aube pointe. C’est une irradiation lente derrière la colline : un trait de feu qui jaillit, un bruissement de feuilles, un pépiement d’oiseau. Et quelle autre musique que les murmures de la forêt rendrait cette innombrable attente de l’aurore !

Toutefois, Lortal parti, la solitude me fut pesante. L’affection de Saint-Alyre, si délicat pourtant, ne remplaçait pas la mûrissante amitié du disparu. Lortal m’écrivit deux ou trois fois, pendant les trois mois qui suivirent son départ, mais ces lettres ne reflétaient guère sa vraie vie. Il me parlait de Paris, de ses études, de ses relations qui se multipliaient, de son goût des voyages. A travers ces lignes je déchiffrais l’oubli fatal. Tout d’abord, je me révoltai. Puis la résignation se fit et j’acceptai l’idée de l’oubli, comme j’avais accepté l’idée de la mort, compagnes inséparables de nos jours.

Cependant, Mathilde morte occupa mon esprit. A tort ou à raison, je crus deviner que Lortal n’entretenait pas assez scrupuleusement en lui la flamme de cette mémoire. Cette infidélité à une morte, c’est à moi qu’il appartenait de la réparer. J’aimai pour lui, comme j’avais aimé à travers lui. Et ce fut une délectation apparemment morbide en compagnie d’une ombre ; en réalité, dernier fantôme suscité par le sourd travail de l’Être. C’est la vie, dont l’appel encore mal entendu m’égare vers la mort. Mathilde ne quitte pas ma pensée. Je lui offre l’hommage quotidien d’un amour d’autant plus glorieux qu’il semble plus purement spirituel. Je n’ai pas encore désappris l’humiliation des sens, telle que m’enseigna à la pratiquer la religion de mon enfance. J’ai d’abord aimé Dieu avec une ferveur dont la sensualité secrète m’échappait : maintenant j’aime une morte ; je n’aime encore qu’une image née de moi.

Les jours d’hiver passent, éclairés par la tremblante lueur des souvenirs.

Je revois ma petite classe de philosophie, si recueillie, si attentive à la parole de Mirepuy. Le poêle rougit à mesure que l’ombre se fait plus dense. Un vitrail de givre filtre un dernier rayon. Nous nous exerçons gravement, presque religieusement, au grand jeu de l’esprit. Heures de tiède incubation ! Jeunes visages attentifs tournés vers l’inconnu !

D’un regard, je cherche la place de l’absent.

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