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L'inquiète adolescence

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IX

L’Esprit souffle où il veut. L’Esprit souffla sur nous, un soir. C’était un esprit de révolte et de risque.

L’amazone, dont l’image me poursuivait encore, nous avait-elle ensorcelés ? Je ne sais. Mais, depuis cette rencontre, Lortal n’était plus le même.

Que se passa-t-il en nous ? D’où vint l’appel qui traversa la cour, ce soir d’hiver, flagellé de vent et de pluie, où le monde semblait nu, hostile et glacé ? Mais d’où viennent ces voix qui nous éveillent à tout âge, au cœur de la nuit, et qui sifflent à nos oreilles, avec l’aigre rumeur de la bise : « Dehors, il pleut. Dehors, il fait froid. Pourtant il faut partir. Allons, debout ! En route ! » La plupart se retournent sur l’oreiller ; quelques-uns se lèvent, sans savoir pourquoi, sans discuter l’ordre. Ils vont à la destinée qui les attend dans l’ombre, sur le seuil. A peine ont-ils franchi le seuil qu’une main obscure étreint leur poignet. Ils partent. Certains ne reviennent plus. Alors les amis se demandent : « Tiens, pourquoi nous a-t-il quittés ? Il avait une belle situation, une femme, des enfants. Quelle folie ! » Personne ne comprend. Les rides s’effacent sur l’eau.

Que de fois, depuis l’époque déjà lointaine de ces souvenirs, j’ai entendu l’appel ! Que de fois j’ai senti le frôlement de l’Esprit nocturne ! Parfois j’ai résisté. J’ai cédé parfois aussi, renonçant au calme labeur, à l’amour heureux, à l’amitié fidèle. Pourquoi ? Pour suivre un fantôme, pour courir après l’aventure. L’aventure ne démasque jamais son visage. Mais ceux qui, comme moi, ont obéi à sa voix impérieuse et déchirante, connaissent cette ivresse, la plus profonde, la plus amère de toutes : l’abandon.

Ce fut ainsi qu’un soir d’hiver, l’aventure, la grande décevante, posa sa main sur l’épaule des collégiens. La nuit tombait. La récréation du soir touchait à sa fin. Les arbres noirs découpaient leurs rameaux sur un ciel livide qui s’obscurcissait lentement. Lortal était près de moi. Ses yeux brillaient. Il les fixa sur les miens, comme pour sonder le fond de mon cœur, pour éprouver si j’étais un homme, un compagnon.

— Si nous filions d’ici, me dit-il. J’ai une idée. Je m’ennuie. C’est Mirepuy qui surveille ce soir à la place de Testard, qui est souffrant. Il ne s’apercevra de rien. On rentrera pour dîner.

Une bouffée d’orgueil me monte au cerveau. Lortal a pensé à moi ! Le suivre, cela s’imposait. Je ne lui demandai pas où nous irions. Partir. Avec lui, aveuglément. Ne l’avais-je pas toujours souhaité !

— Si tu veux, ai-je murmuré.

La cloche sonne. La division se rassemble, immobile. Nous sommes dans un angle obscur de la cour. Près de nous, l’allée en pente qui conduit à la terrasse des professeurs. L’accès est libre.

— Ne bouge pas, dit Lortal.

On va s’apercevoir de notre absence. Tant pis ! Une angoisse délicieuse s’empare de mon être. Joie de désobéir pour mon ami, d’entrer en révolte contre le monde, pour lui.

Les fenêtres de l’étude s’éclairent. Les derniers pas grincent, là-bas, sur le gravier. La lourde porte roule. Nos places seront vides.

— En route, souffle Lortal.

C’est lui le chef, le capitaine. Il se glisse le long des murs. Je le suis. Nous étouffons nos pas, courbés comme des Indiens dans la jungle. Les arbres égouttent l’eau de leurs branches. Nous voici sur la terrasse. Si quelque maître nous apercevait ! Des massifs de fusain nous dissimulent.

Un pas. Nous sommes perdus.

Lortal s’accroupit derrière les arbustes. Je l’imite. Une ombre passe à dix mètres de nous. C’est l’abbé Poncebique, un rouleau de musique sous le bras. Il n’est pas dangereux, celui-là !

Pas un instant je ne me demande quelle est l’idée de Lortal, où il me guide, vers quelle escapade. L’aventure est belle, parce qu’elle est l’aventure ; non parce qu’elle mène quelque part.

Lortal se relève et me fait signe. Nous atteignons le mur du verger, à hauteur d’homme. D’un rétablissement, le capitaine s’est installé sur la crête.

Le verger s’étale à flanc de coteau. Il descend vers le faubourg dont les feux vacillent à nos pieds, trouant un lac de poix. Là-bas, c’est la ville, la gare dans son halo de brume rouge, le halètement des trains, les hoquets de fumée blanche, le pleur rouge du dernier fanal.

— Doucement, doucement, fait Lortal.

Voici la maison du jardinier. Une fenêtre est éclairée. Un pan de rideau laisse entrevoir le disque éblouissant d’une casserole, un pot de géranium aux fleurs noir d’encre, le rideau d’une alcôve en percaline rose. Lortal s’appuie sur la fenêtre. Un chien aboie. Il faut fuir. La porte de l’enclos est fermée.

Où donc est le bon élève que je fus ? Et qui le reconnaîtrait dans ce maraudeur ? Mais les versions, les thèmes et les prix d’excellence ne m’ont jamais rien donné de comparable à ce que j’éprouve, ce soir. Être docile, studieux, le favori de Testard : piètres joies ! La nausée me vient de songer à mes bonnes notes. Qu’est-ce que la vanité du cuistre à côté de l’orgueil de l’homme qui ne se soumet pas, de l’homme qui risque ? Et quel « satisfecit » vaudrait pour moi cette fièvre de se glisser dans le jardin noyé d’ombre, vers cette fenêtre éclairée où veille peut-être un ennemi, vers cette porte dérobée derrière laquelle s’ouvre le monde ? O Danger, je vois près de moi ton visage si pâle, tes lèvres serrées et tes yeux se confondent avec la nuit. Tu poses sur mon épaule ta main qui ne tremble pas.

— Ouvre la porte, en douceur, chuchote Lortal. Je vais faire le guet.

Il s’adosse au mur de la maison, l’oreille près de la fenêtre. Pas un bruit. Une traînée de vent. Une goutte de pluie sur ma main. L’horloge du collège sonne un quart. Quelle heure ? Je l’ignore. Il n’y a plus de temps. Ma vie a été coupée en deux.

Le loquet grince. La porte résiste. Le bois est gonflé. Je tire violemment. Un tonnerre. Le chien hurle. Vacarme de chaînes. Je bondis. Lortal me suit. Nous nous jetons dans le fossé.

— Encore un de ces sacrés voyous, grogne une voix au-dessus de nos têtes.

Des jurons. Un bruit de verrous. Nous sommes dehors et pour de bon, toutes portes closes.

Lortal et moi, maintenant, deux vagabonds ! Comme il est facile de tout quitter ! Voilà une autre découverte de cette soirée mémorable.

Nos pas clapotent entre les murs de pierre sèche qui bordent le raidillon. Un vieux réverbère à potence balance sa lanterne : un rayon jaune vient lécher la figure de mon ami. Lortal sifflote entre ses dents un air qui lui est familier :

Je m’appelle Clara,
Clara la Bordelaise…

C’est le chant de la liberté. Je pense à ces paroles souvent lues : « Celui qui ne quitte pas son père et sa mère, ses frères et ses sœurs et même sa propre vie, ne peut être mon disciple. »

Le raidillon aboutit à un carrefour. D’un côté, un fantôme de route qui se perd dans un chaos de brume. Deux peupliers frissonnants marquent la frontière de l’invisible. De l’autre côté, une rue de faubourg, de petits jardins, quelques étables d’où sortent des grognements de porcs, d’humbles maisons tassées sous leurs coiffes d’ardoise.

Je vois nos deux places vides, à l’étude. Le Supérieur doit être prévenu. On va nous faire rechercher. Mais je ne suis pas inquiet. Le capitaine est là.

— As-tu de l’argent ? demande Lortal.

— Douze francs.

— C’est maigre.

Que médite-t-il ? Il s’est arrêté un instant. Il s’oriente.

Je songe. Si on ne rentrait pas du tout. On pourrait prendre le train pour Bordeaux. Là-bas on se débrouillerait. Je connais un capitaine au long cours. Nous partirions pour des îles inconnues, en emportant une pacotille.

Si Lortal avait eu la même idée que moi ! Nous nous dirigeons vers la gare dont le halo nous guide. Une grue de fer agriffe le ciel roux. Le sentier hérissé de mâchefer craque sous nos pas. Le sémaphore joue à l’éclipse avec son astre rouge et son astre bleu. Un hurlement déchire la toile sombre de la nuit. Un train s’abat en sifflant sur le silence, s’engouffre dans l’inconnu, égrenant son collier d’or. Il éblouit et passe. Un marais de gluantes ténèbres se referme autour de nous.

— Lortal ! Il ferait bon partir.

Je ne peux voir son visage. Mais il me prend la main. Sa main est froide.

— Par ici, je me reconnais !

Voyages, départs… paquebots gémissants sur leurs chaînes…

Où sommes-nous ?

Une sorte d’impasse. Une ombre visqueuse stagne entre des murs bas. De la boue. Derrière une taie rouge, au fond, brûle une lampe. On dirait d’une lanterne promenée sur l’eau, par des contrebandiers, une nuit sans lune. Un aboiement. Puis, dans le marécage d’ombre, des voix, des rires.

— Qui est là ? râle une gorge éraillée.

Les vitres tintent de rires écarlates. Un piano mécanique claque de toutes ses dents, déclenche une valse épileptique : « Nous cueillerons des lilas et des roses. » Dans un rectangle de lumière, une ombre surgit :

— Entrez donc, les enfants !

Toute la lumière derrière elle, je ne peux distinguer son visage, masque blanc. Une mantille retombe le long des joues. C’est la face même de la mort.

— Ben quoi ! Vous avez peur ?

Où m’a-t-il conduit, mon compagnon ? Je serre violemment sa main qui se dérobe.

— Jacques, allons-nous-en !

Nous nous tassons dans l’ombre. Le reflet de la porte, la lueur de la vitre sous sa taie, prunelle sanglante, ne nous effleurent pas.

Lortal hésite. Je le sens. Je flaire je ne sais quel mystère ignoble palpitant derrière ce mur. Ces rires, cette femme ! Serait-ce la maison dont parlait Salayrac, la main devant sa bouche ? Mon cœur bat. Mes paumes sont moites. Si l’on entrait, tout de même !…

Il flotte une buée de crime, dans cette impasse.

— Je t’en supplie, Jacques. Jacques, partons…

Lortal me tire en avant.

Encore un rire ! Cette fois, c’est un rire d’homme, déchirant, brutal. Un poing fait sonner des bouteilles. Et puis des voix, des voix rauques, geignardes, cyniques et usées, des voix comme je n’en ai jamais entendu et qui semblent monter de l’abîme, rôder autour de moi, comme des larves.

Le dégoût l’emporte.

Fuir… Lortal court derrière moi.


J’ai couru, couru comme si un démon me pourchassait. Deux bras se sont abattus autour de mon cou :

— Jacques ! Pardon. Mais je ne pouvais pas, je ne pouvais pas. J’ai honte… Emmène-moi…

Le capitaine me regarde. Il rit. Il ne prononce pas une parole.

Nous marchons. D’informes talus masquent la nuit.

Est-ce tout ce qui restera de l’aventure, cette boue, cette nuit déjà glacée, cette impasse sordide et ce rire de mon ami, plus cruel que tout ? O Danger, cher Danger, tout ce que tu m’avais promis !…

Une horloge tinte. Je reconnais celle de Saint-Julien. Nous somme revenus sur nos pas.

Lortal parle. Sa voix sèche commande.

— Maintenant, il faut rentrer. Dépêchons. Inutile de songer à passer par la porte. Escaladons.

Je me soumets. Je sens bien que j’ai été lâche, que je n’ai pas subi l’épreuve. Le compagnon me méprise. Ce sera tout à l’heure, de nouveau, la vie empoisonnée : une punition, de mauvaises notes — pis encore peut-être !

Lortal m’a fait la courte échelle. Nous avons glissé à travers le verger. Voici la terrasse. Personne. Silence. Une pluie fine commence.

Une ombre s’est dressée.

— Où allez-vous ? D’où venez-vous ?

J’ai reconnu la voix de l’abbé Fourmeliès. Ma gorge se serre.

— Suivez-moi, dit sèchement le Supérieur.

Il nous précède par les corridors vaguement éclairés.

L’abbé Poncebique nous croise encore et considère, effaré, notre accoutrement. De la boue jusqu’aux genoux.

La porte du cabinet s’ouvre. Sur la table de travail, polie comme un miroir, une lampe arrondit son cône d’or. La pièce est plongée dans une pénombre où luisent les fers d’anciennes reliures, l’ivoire d’un Christ au mur. Des braises croulent dans la cheminée.

Le Supérieur nous fait face. Nous sommes debout, immobiles. Lortal lui-même baisse les yeux. Je songe à cette demeure à la taie rouge.

— Qu’avez-vous fait ? demande Fourmeliès. On m’a signalé votre absence. L’abbé Testard s’était déjà plaint de vous. Et vous commettez une nouvelle faute, et une faute très grave. J’entends tirer tout cela au clair. D’autant que vous, Demurs, avez toujours été un excellent élève et que j’ai toujours eu confiance dans votre bon sens. Lortal, vous avez commis une grave infraction à la discipline. Je tiens à vous écouter.

— Je voudrais vous parler à vous seul, monsieur le Supérieur, répond Lortal.

— Bien. Demurs, vous m’attendrez ici.

Il ouvre une porte cachée par une portière de tapisserie et je me trouve dans une cellule de moine, murs blanchis, un lit de sangle, un crucifix, deux rameaux de buis entrelacés. C’est la chambre à coucher de Fourmeliès.

Je suis tombé à genoux, brisé de fatigue et d’émotion, le front contre ce lit étroit et dur, fait d’une planche. Ne serait-ce pas sur une couche semblable que l’on fait les plus beaux rêves ?

La portière se soulève.

Lortal n’est plus là. Le Supérieur est assis à côté de la cheminée, les mains sur ses genoux, le buste droit. Son regard, si aigu derrière les besicles, ne quitte pas mon visage.

— Voulez-vous m’expliquer cette escapade insensée ? Cette fugue à deux, sans rime ni raison ? Vous savez ce que vous risquez : l’expulsion de Saint-Julien. Ni plus ni moins. Je vous écoute.

Un sanglot m’arrête.

Des larmes coulent de mes yeux. Je balbutie :

— Je ne sais pas… On est parti, comme ça, pour rien !

Le Supérieur demeure impassible.

— Vous avez beaucoup changé. Vos maîtres se plaignent de vous. Votre amitié pour Lortal est beaucoup trop exclusive. L’abbé Testard vous a averti plusieurs fois. C’est trop ! Vous êtes orgueilleux. Vous avez osé traiter avec mépris ce maître dévoué. Maintenant c’est moi qui parle. Il faudra vous soumettre.

— Je ne peux pas…

— Vous ne pouvez pas ?

L’abbé Fourmeliès se dresse. A travers mes cils embués de larmes, il me paraît gigantesque.

— On peut tout, vous m’entendez, tout ce qu’on veut. On se brise, on se déchire, mais on peut.

— Pardonnez-moi… Mais Lortal est mon ami, mon meilleur ami. Je donnerais ma vie pour lui. Quel mal y a-t-il à cela ?

— Le mal qui s’attache à toutes les affections désordonnées, aussi pures qu’elles soient en apparence.

— Ce n’est pas possible, monsieur le Supérieur. Il n’y a pas de mal dans l’amitié. Ici on ne voit que le mal, le mal partout. Mais alors la vie elle-même, c’est le mal.

— Peut-être, fit le Supérieur entre les dents.

— Je ne peux pas croire cela, mon Père. Je la désire, la vie ; je désire tout comprendre, tout aimer, tout sentir. Je désire être heureux. Et je ne suis pas heureux ici !

— Vous ne le serez jamais, mon fils. Vous mettez votre affection dans des êtres fragiles. Voyez où cela vous conduit ! Vous souffrirez bien plus encore, si vous n’accoutumez pas d’être dur avec vous-même d’abord, avec les autres s’il le faut. Trop de sensibilité, trop de poésie, trop d’amitié. Il faut tailler dans le vif. Dieu vous abandonnera, si vous l’abandonnez pour d’autres…

Le Supérieur songe quelques instants. Cet homme a dû être le meurtrier de lui-même. Puis sa voix se radoucit. Elle est presque tendre.

— Paul, j’ai confiance dans votre cœur qui est passionné, mais pur, j’en suis certain. L’abbé Testard a sans doute exagéré. Je lui parlerai.

Il a posé ses deux mains sur mes épaules et plonge ses yeux gris dans les miens.

— Lortal m’a donné une explication de cette escapade. Je n’en veux pas savoir davantage. L’aventure d’aujourd’hui est oubliée. Je vous ai cru ; j’ai cru Lortal. Mais gardez-vous de lui ! L’ami le plus cher vous trompera. Il n’y a qu’un ami : Dieu ; qu’un bonheur : la mortification de soi-même. Et tout le reste est mensonge.

Il me conduisit jusqu’à la porte.

— Ne croyez pas que ma sagesse soit triste, ajouta-t-il avec un sourire qui adoucissait singulièrement son dur visage de solitaire. Elle est la source de la joie. Allez ! mon fils. Que Dieu reste avec vous !

L’abbé Mirepuy surveillait en effet l’étude qui touchait à sa fin. Je lui remis un billet du Supérieur m’autorisant à rentrer. Lortal était à sa place. Il me fit un signe de tête qui signifiait : « Tout va bien. »

Je n’ai jamais connu sa conversation avec l’abbé Fourmeliès. Mais je savais maintenant mon ami capable d’un mensonge et mon cœur s’en attristait, sans être moins aimant.

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