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L'inquiète adolescence

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XIII

Les Miromps de Rochebuque habitaient, rue Jaladis, un vieil hôtel Renaissance. La rue Jaladis partait de l’ancien Foirail qu’ombrageaient de gigantesques ormeaux, nouant leurs branches au-dessus d’un abreuvoir de pierre sculptée et verdie. Sur le Foirail se tenait le marché ; des bornes plantées en rectangle servaient à séparer le bétail. D’un côté, les contreforts de la cathédrale élevaient leur masse grise et à travers le feuillage on distinguait les guivres, les gargouilles, les moines joueurs de luth et les démons ricaneurs qui chevauchaient les corniches, les angles, les ogives et les gouttières. Les jardins de l’Évêché dominaient le cours de la rivière qui tournait vers des bois et des collines aux profondeurs bleues. Tout le quartier d’Aubenac appartenait à la vieille ville et — noblesse oblige — le nouveau Rochebuque avait tenu à choisir un domicile dont l’ancienneté fût moins contestable que son titre.

On avait accès à l’hôtel Miromps par la pente fort roide qu’était la rue Jaladis. La pauvreté des masures qui bordaient cette rue faisait ressortir l’austère beauté de la demeure. Deux cariatides gardaient le seuil, l’une représentant le Jour, l’autre, la Nuit, supportant toutes deux un fronton armorié. Une date s’inscrivait au-dessus de la porte carrée : 1584.

— Les armes des Longeval d’Aubrac, dit Lortal. La famille est éteinte. Césaire-Auguste conserve les armes sur sa porte, ce qui lui évite de se choisir un blason.

Il leva la main vers le heurtoir.

— Attention, ajouta-t-il ironique, tu vas voir Mathilde. Prends garde de ne pas devenir amoureux.

J’étais invité, ce jeudi-là, à déjeuner chez les Miromps. Trois jours auparavant, Lortal m’avait transmis cette invitation que je redoutais tout en la souhaitant. Sur le point de franchir le seuil que l’ironie et les réticences de mon ami avaient rendu mystérieux, j’éprouvais une furieuse envie de prendre mes jambes à mon cou.

— Il y aura du monde, continua Lortal. Tout le gratin d’Aubenac ; un ou deux curés — Miromps y tient — dont Doublemaze que l’on pourrait aussi bien appeler Doubleface ; le beau Milondré qui t’est si sympathique ; deux fossiles, M. et Mme Villedieu-Beaupré et, je pense, aussi la comtesse d’Escarbagnas. Pourquoi pas ? C’est Miromps qui a fait les invitations, sauf les nôtres dont Mathilde est responsable. Courage, mon petit. C’est une véritable entrée dans le monde. Prépare tes ongles !

La porte s’ouvre. Un grand larbin à gilet jaune nous débarrasse de nos casquettes.

C’est Elle que je cherche dans le salon un peu obscur où les invités sont déjà rassemblés. C’est Elle seule que je vois. Elle vient au devant de nous. Je marche en arrière de Lortal, la vue et l’esprit troublés, les mains moites. Quelle aisance que celle de mon ami ! Il va droit à Mathilde. Il lui baise la main qu’il porte très haut à ses lèvres.

— Voici Demurs, dont je t’ai souvent parlé.

L’Amazone est vêtue d’une robe glauque voilée d’une tunique qui la fait apparaître comme enveloppée des flots d’une mer orageuse ou ruisselante d’algues. Le visage et la gorge nue sont d’une teinte ambrée ; les yeux fendus en amande, un peu écartés, les prunelles café baignent dans un blanc légèrement coloré de bleu acier ; le nez incurvé, très mince du bout ; le menton, d’un dessin ferme, volontaire. Quant à la bouche aux lèvres sombres, entr’ouvertes sur des dents neigeuses, elle rassemble tout l’éclat de cette figure. L’ensemble a quelque chose de hautain et même de cruel, et cet éclat exotique qui m’avait déjà frappé dans le visage de Lortal.

Je balbutie des courtoisies apprises.

— Tu l’intimides, dit Lortal à Mathilde. Où est ton mari, le seigneur de ces lieux ?

Mathilde nous guide vers des fauteuils. Le docteur Horace Milondré trône dans la certitude d’être beau, aimé des femmes et d’avoir de l’esprit. On dit de lui : « Il est si spirituel ! Il en a parfois de raides ! Ah ! ces médecins ! » Horace a une cravate de soie verte, presque assortie à la robe de la maîtresse de maison, ce qui m’exaspère. Cet homme élégant a le tort d’arborer en épingle un vrai tournesol de brillants. Les favoris châtains allongent un visage plein, au menton mou, aux lèvres flasques. Sur les yeux incolores pèsent des paupières bouffies, trop roses. Il joue d’une breloque d’or à son gilet de soie. Une main repose sur le drap bien tendu d’un pantalon clair : elle est grasse, courte, les ongles ras et luisants.

Présentation.

— Mais je vous ai déjà vu, jeune homme.

Ce « jeune homme » est une écrasante humiliation.

— Je me souviens. Vous êtes l’ami du petit Jouvelin. Avez-vous de ses nouvelles ? Il vous aime diablement, ce gamin !

Et se penchant vers sa voisine, Mme Villedieu-Beaupré, un spectre jaune emmailloté de soie puce, avec des diamants en poire qui gouttent sous des bandeaux d’un noir magnifique :

— Curieuse histoire !

Il me tourne le dos et chuchote à l’oreille de la vieille dame, qui glousse, je ne sais quels ragots. J’entends :

— Excellente institution… Mais c’est toujours comme ça, dans les collèges… L’abbé Fourmeliès n’est pas assez énergique…

Une tapisserie se soulève.

— Mon mari, dit Mathilde.

Miromps s’approche du cercle. Il est courtaud ; les jambes torses, comme celles d’un cavalier. On dirait qu’il va s’arc-bouter pour saisir un adversaire à la gorge. Tout de suite ses yeux m’attirent : une mince lame grise sous de gros sourcils embroussaillés. La tête est trop volumineuse pour la taille médiocre du personnage. Mais la disproportion ne choque pas, tant les épaules sont robustes. Les cheveux gris cendré, coupés ras sur une nuque massive et sanguine ; la mâchoire épaisse, le menton carré, plus puissant, plus volontaire encore que celui de Mathilde. Cet homme touche aux grands carnassiers. Sa force réside dans sa nuque et dans sa mâchoire. Quaerens quem devoret, ne puis-je m’empêcher de murmurer.

Miromps de Rochebuque est vêtu avec sobriété, d’un vêtement brun. Tout parvenu qu’il est, il a plus de simplicité que Milondré. Celui-ci lui frappe sur l’épaule, avec une familiarité imbécile, croyant le flatter en le traitant en égal.

— Eh bien ! Miromps, comment vont nos pouliches ?

Le mari de Mathilde m’a tendu une main large qui serre bien, qui doit bien étrangler aussi. Toute sa personne dégage une impression de force réservée, plutôt que de sournoiserie. Un pli dur tire la bouche en bas, du côté gauche. J’éprouve pour cet homme une sympathie craintive. Comment Lortal s’acharne-t-il à tourner en ridicule ce personnage d’une autre trempe que ceux qui l’entourent ?

Il y a là un ancien officier, démissionnaire à cause des inventaires : un front étroit et des moustaches à la gauloise, d’un blond fade à pleurer. M. Villedieu-Beaupré a la démarche roide d’un débutant ataxique et la déplorable habitude de sucer ses ongles. Quant à la comtesse d’Escarbagnas, annoncée par Lortal, elle est représentée par Mlle Dubois de Louvrezac, personne sans âge, en satin noir, avec quelques bijoux de famille, et qui joue la parente pauvre.

On annonce le grand vicaire. M. Doublemaze sait ménager ses entrées. Le prêtre s’avance avec des mines et trop de sourires. J’admire sa soutane et ses souliers à boucles d’argent, la belle main grasse qu’il me tend. Lui ne m’appelle pas « jeune homme ».

— Je vous connais, monsieur. Vos maîtres m’ont parlé de vos succès et de votre belle intelligence.

Je rougis. Mathilde me félicite. Lortal ajoute quelques compliments vinaigrés. Il ne désarme pas.


La salle à manger m’éblouit d’un luxe de cristaux. Conversation animée. Le grand vicaire est plein d’attentions pour Césaire-Auguste. C’est une conquête qui tente ce fin diplomate de Doublemaze. La grande affaire est celle des élections prochaines. On manque d’un candidat bien pensant. On voudrait un homme dont la fortune garantirait les opinions. L’invitation est discrète. Doublemaze n’insiste pas. Mais, après le déjeuner, un verre de bénédictine dans la main gauche, le souple vicaire prend le bras de son hôte et tous deux vont voir la bibliothèque.

— Ton mari veut devenir député ? dit Lortal à Mathilde. Il a raison. Il sera ministre. Tu recevras dans tes salons tous les gens qui vont au bal de l’Hôtel de Ville. Félicitations.

Il s’éloigne, le nez en l’air, considérant les grands panneaux de tapisserie qui ornent les murs du salon. Je reste seul.

La pièce ouvre sur une terrasse construite bien postérieurement à l’hôtel et d’où l’on descend dans un jardin en contre-bas. Un ciel d’un bleu léger repose sur la voûte des yeuses. Je quitte le salon et vais m’accouder à la balustrade. A mes pieds une allée de buis, une vasque où stagne une eau verte ocellée d’or. A travers le bouquet noir des chênes, je distingue un petit pavillon délabré. Malgré la clarté printanière, ce jardin semble humide et obscur. Ce pavillon au plâtre écaillé met une note sinistre. Une vague angoisse m’étreint, dans le silence. Tout est immobile, muet : les arbres, l’eau, la province éparse autour de la maison. Un drame couve, dirait-on, dans cette tranquillité, sous la bonhomie des choses.

— Je ferai démolir cette bicoque, prononce derrière mon épaule la voix de Miromps.

L’abbé Doublemaze a pris congé. Les autres invités sont partis. J’ai dû rester assez longtemps plongé dans ma rêverie.

Miromps me prend par le bras.

— Aimez-vous les médailles ? J’en ai une assez belle collection.

Il m’entraîne dans son cabinet dont il me fait les honneurs avec une sobriété et une modestie parfaites. Pendant le déjeuner, je l’ai observé. Ses yeux ont, tour à tour, une clarté dure, sauvage ou triste. Quelle ombre s’étend derrière lui ?

Maintenant que la maison s’est vidée d’étrangers, il semble qu’un jeu de scène inquiétant se prépare. Je devine derrière ces trois personnages courtois, mondains, trois protagonistes d’une tragédie domestique dont le dénouement mûrit avec lenteur dans cet hôtel masqué d’un prestige suranné. Les acteurs se meuvent sur une scène brillante, mais le vrai drame se joue dans un arrière-plan obscur. Les êtres réels, vivants, sont cachés. Ils vont surgir. Je verrai le vrai Miromps, le vrai Lortal, la vraie Mathilde.

Et cependant que Césaire-Auguste Miromps de Rochebuque me montre sur quelque disque de métal l’effigie de Ptolémée Évergète ou de Dioclétien, je fais cette découverte que chaque être ne nous offre de lui, tel l’imperator de bronze, qu’un côté de son visage, souriant ou grave, et que l’autre demeure tourné vers la nuit.

Dans le jardin, sur le seuil du pavillon, nous trouvons Lortal et Mathilde. Lortal a conservé dans sa main la main de la jeune femme.

— J’exposais à Jacques, dit Mathilde, mes projets sur le pavillon. Je voudrais le transformer en un véritable atelier.

— Il me semble, répond Miromps, que vous aurez une mauvaise lumière. Il vaut mieux le jeter à bas et construire autre chose.

— Ton mari ne juge pas cette bicoque digne d’un Roquebuque, réplique insolemment Lortal. Ce pavillon était joli. Mais son maître connaît mieux le Gotha que l’architecture.

Les yeux de Miromps luisent de cet éclat bref que j’ai noté à table, lorsque la discussion s’animait.

— Vous peignez, madame, dis-je pour dissiper le malaise.

— Quelquefois. Une vraie barbouilleuse. Tenez, puisque vous êtes curieux.

Et elle m’introduit dans une rotonde, décorée encore de filets Louis XV, meublée d’une natte, d’un divan, d’un chevalet. La lumière vient d’un œil-de-bœuf. Une soierie orientale est drapée sur le mur. Quelques ébauches…

— Je vous en prie, me dit avec précipitation Mathilde, demandez à Jacques de ne pas exaspérer mon mari. Il est injuste envers lui. J’en souffre.

Je balbutie, sans oser la regarder :

— Oui… je lui dirai… je vous promets.

Machinalement, je froisse une rose, encore fraîche, oubliée sur la table… depuis quand ?

Jacques baise la main de Mathilde.

— Il est temps de rentrer. Au revoir, cousin Miromps ! Ah ! quelle poignée de main, cousin ! Décidément vous êtes trop fort. Ha, ha !

Sur le crépuscule de mai, les cariatides ouvrent leurs prunelles aveugles. Lortal sifflote. Un chaland fleuri de géraniums glisse sur la rivière. La cloche de Saint-Julien tinte au haut de la colline. Nous hâtons le pas, silencieux.

Un secret nous lie maintenant, ô taciturne Amazone.

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