L'inquiète adolescence
XI
Une semaine plus tard, Charles partit en convalescence. Il ne devait rentrer qu’après les vacances de Pâques. Je le vis, un petit sac à la main, pâle et les yeux cernés. Il m’embrassa. Quant à Nourmahal, je gardais un souvenir amer de sa brusquerie et, plus amère encore, l’image auprès d’elle de Milondré.
Il me vint alors une mélancolie qui ne me quitta guère pendant les jours de la Semaine sainte et qu’augmentèrent encore les longues heures passées à la chapelle. Rien de plus poignant que cette liturgie de la Passion. Tous les soirs, la sortie de classe étant un peu avancée, nous récitions le Chemin de croix, agenouillés devant les effigies du Divin Supplice. Nous suivions le Christ dans sa marche au Calvaire ; avec les Saintes Femmes nous essuyions la sueur de son visage et le sang qui coulait de la couronne d’épines ; nous buvions avec Lui le vinaigre mêlé de fiel sur l’éponge du Centurion.
Le printemps naissait. Les bourgeons poussaient leurs têtes drues sur les marronniers de la cour. Une brume verte enveloppait déjà les arbres et les charmilles qui ornaient la terrasse des professeurs. Lorsque nous sortions de nos exercices religieux, descendant les marches de la chapelle, une brise tiède déroulait autour de nous des écharpes déjà parfumées de mille aromes. Par delà le préau et sur les collines où les cultures se partageaient en carrés roses, ocres ou jaunes, teintées d’or par le crépuscule, des fumées s’élevaient souples et onduleuses comme des bayadères. L’encens respiré dans la pénombre vacillante de cierges, tandis que l’orgue de l’abbé Poncebique mugissait le Dies iræ, se dissipait dans un air qui sentait la résine et la feuille tendre, dans les souffles qui venaient des bois où la sève stille des écorces disjointes, où les oiseaux se poursuivent amoureusement. La prière et le chant funèbre s’achevaient dans ce murmure infini qui s’élevait autour de nos murs, d’un monde prêt à l’éclosion de la joie, à l’éternel retour de la vie.
Ces jours où l’église se revêtait de deuil, où les prêtres endossaient les chasubles violettes et noires, où grondaient sous les voûtes les ondes menaçantes de l’office de Ténèbres, où l’on célébrait de tragiques splendeurs la fête de l’expiation par la chair et le sang, où l’on dressait enfin sur le monde enlinceulé de cendres le symbole du gibet rédempteur, ces jours de pénitence et de désolation étaient justement ceux où s’épanouissait, pour la première fois depuis les léthargies hivernales, le rire innombrable de la Terre. O lamentations sacrées, plus déchirantes dans leur austérité que celles des femmes pleurant Adonaï, vagues du plain-chant déferlant vers le Crucifié aux prunelles glauques d’agonie, roulant dans vos plis la douleur, l’adoration, l’extase, comme vous veniez doucement mourir sur le seuil déjà bruissant des murmures du Renouveau ! Encore bouleversés par les affres du Mont des Oliviers, écoutant l’adieu du Christ au Bien-Aimé, à Jean, qui a posé son front sur l’épaule du Maître, enivrés de martyre, mais grisés aussi par les premiers effluves d’avril, nous sentions en nos cœurs adolescents s’affronter deux forces éternelles.
Le Jeudi-Saint, il était d’usage que l’on nous menât visiter les églises. Nous commençâmes, comme il convenait, par la Cathédrale. Elle était splendidement tendue de tapisseries et de brocarts, toute illuminée de cierges. Sous le grand portail, des dames élégantes et pieuses tendaient des bourses de velours. Un crucifix de cuivre rayonnait devant la table de communion et nous le baisâmes, chacun à notre tour, pliant le genou devant le maître-autel ruisselant de soie rouge. La plupart d’entre nous étaient fort recueillis ; la magnificence des décorations, le scintillement des cierges et cette ombre des nefs où le peuple attendait la mort d’un Dieu, les impressionnaient. Seul, Salayrac ne paraissait pas ému et poussait le coude de ses voisins, quand on passait devant les boutiques des modistes et des blanchisseuses. Cette inconvenance me choquait, bien que, cette année-là, ma dévotion fût fort diminuée. Quant à Lortal, il était à son ordinaire correct, mais ne cédait point à cette poussée mystique qui envahissait un grand nombre d’entre nous pendant les jours sacrés et jetait, le dimanche de Pâques, à la Sainte Table, les fortes têtes repentantes d’un repentir éphémère.
Nous visitâmes successivement l’église des Carmes : la chapelle du Grand Séminaire et d’autres sanctuaires, pour terminer par la chapelle de Saint-Sabas. C’était une pauvre église sans grâce et sans style. Il n’y avait à la porte qu’une modeste quêteuse ; mais l’on éprouvait en pénétrant dans l’abside une singulière impression de quiétude. L’obscurité était profonde. Quelques rares cierges gouttaient lentement autour du Crucifix ; une lueur jaune vacillait sur les marches du chœur. Des ombres dévotes s’agenouillaient dans les bas-côtés, le long des confessionnaux. Sur le maître-autel, des fleurs déposées par une main inconnue achevaient de se faner, mêlant leurs derniers parfums à l’odeur de la cire. Église des pauvres, où l’on se sentait à l’aise et si bien détaché du monde !
Notre groupe n’y demeura que quelques instants. Comme nous repartions, je vis, en me tournant vers le bénitier de pierre, une forme féminine svelte et droite à côté d’un pilier. Un frisson me traversa. J’avais reconnu l’amazone.
Le regard de Lortal m’apprit que je ne m’étais pas trompé.
Cependant, lorsque nous reprîmes le chemin de Saint-Julien, les réverbères s’allumaient ; les pâtisseries, les épiceries préparaient leurs étalages de Pâques, et des pyramides d’œufs habillés d’or et d’argent scintillaient sous les lumières, tandis qu’une brume fine coulait le long des rues, baignait les jardins immobiles et noirs derrière les grilles. Les cloches, disait-on, étaient parties pour Rome et nul bruit — sinon celui de nos pas — ne rompait le silence de cette soirée sur la route qui monte au collège. Mais ni la douceur de l’air, ni la perspective des vacances toutes proches ne suffisaient à dissiper ma mélancolie. L’apparition de l’amazone avait encore étendu une ombre sur mon cœur et le désespoir montait de je ne sais quelles profondeurs de moi-même, tandis que s’élevait des champs la langueur vaporeuse d’avril.
L’abbé Mirepuy prêcha sur la Passion. Il avait une voix sourde, mais qui trahissait une âme ardente. Les yeux fermés, j’écoutais. Je compris qu’on avait mis en moi une soif d’amertume qui me ramènerait toujours vers le Dieu aux mains clouées.
disait l’abbé Mirepuy. Ma pensée refluait vers ce Golgotha dressé dans la nuit des siècles : « Toi seul ne me trahiras pas », murmurais-je. Lui, c’était le sacrifice, le renoncement, mais sa douleur était plus suave que les voluptés du siècle. Quel lit vaut ta croix, ô mon Christ ! Spes unica.
Dimanche de Résurrection ! Les Ténèbres se sont dissipées ; les cloches sont revenues.
chantons-nous, et l’abbé Poncebique scande le rythme allègre de cette prose qui sonne, comme un chant de pâtre, aigre et vif dans la buée de l’aube.
Le soir, nous bouclons nos valises. Départ, le lendemain matin.
— Moi, dit Lortal, je reste en ville.
— Tu vas chez ton oncle ?
— Oui. J’y passerai mes vacances. Tant pis si cela ne plaît pas à Miromps !
— Et pourquoi cela ne lui plairait-il pas ?
Lortal sourit.
— Il ne m’aime guère. Je ne l’aime pas davantage. Qui sait pourquoi ?
Nous nous serrons la main.
— Bonnes vacances ! Écris-moi.
— Écrire ! fait Lortal ironique. N’y compte pas trop.
Mais il ajoute :
— Je ne t’oublierai pas, va.
Que lire sur ce visage fermé ? Il me parut plus fermé encore, quand nous nous retrouvâmes, les vacances terminées.