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L'inquiète adolescence

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XVII

La journée se terminait par un salut, la procession et le feu d’artifice. Cette partie de la fête était attendue avec impatience. Les invités de la ville viendraient dans la cour et les élèves seraient autorisés à rejoindre leurs parents ou leurs amis.

Aussitôt après dîner, nous nous rendîmes à la chapelle. Le soir tombait. Le chœur flamboyait. Une débauche d’encens enveloppa bientôt d’un nuage la nef tout entière. L’adolescent du matin chanta un langoureux O Salutaris hostia ; l’abbé Poncebique fit entonner à nos choristes un Te Deum que nous continuâmes tous et qui roula avec une rumeur d’orage sous les voûtes où la nuit se massait déjà. L’évêque n’était plus là ; mais son grand vicaire le remplaçait, je n’ose dire avantageusement. M. Doublemaze, en chape fulgurante, éleva l’ostensoir au-dessus de la foule inclinée. Il surgissait, pareil à un Moïse d’or, d’une nuée d’aromates, sur un Sinaï d’éclairs. Puis le collège et les familles s’écoulèrent au dehors.

La procession se formait devant la chapelle, dans un petit jardin orné de plates-bandes fleuries. D’abord marchait une douzaine d’enfants de chœur, porteurs de flambeaux montés sur des hampes de bois. D’autres, plus jeunes, suivaient, des corbeilles suspendues à leurs cous par de larges rubans. Ces corbeilles étaient pleines de roses effeuillées et les enfants en semaient les pétales sur la route du Seigneur, par poignées. Quatre élèves de philosophie portaient le dais de soie blanche sous lequel cheminait le chanoine Doublemaze qui, d’un bras puissant, soutenait le lourd ostensoir de vermeil. Des deux côtés du dais, d’autres lévites balançaient les encensoirs. Puis venaient le clergé, le collège, les familles, tout le monde chantant des cantiques. Sur notre passage, se formait une haie de peuple, de petites gens du quartier, de paysans, de gamins qui se signaient quand le bon Dieu, aux mains du chanoine Doublemaze, leur accordait sa bénédiction.

Ainsi la théorie multicolore, soutanelles cerise, surplis blancs, étoffes d’argent et d’or, robes claires des femmes, s’avançait, foulant les brassées de roses qui jonchaient la route, à travers les charmilles, longeant le verger, serpentant sur les flancs de la colline, pour faire le tour complet de Saint-Julien. Dans le crépuscule de juin, sous le ciel tramé de larges bandes orange, d’un vert mourant à l’horizon et derrière nous accru d’un bleu déjà sombre, les flambeaux et les cierges clignotaient pareils à un essaim de lucioles. Nos pas s’étouffaient maintenant sur une lande de bruyères grises ; au-dessous de nous la ville allumait ses premières lampes. Une étoile — Vénus — tremblante et verte, se reflétait dans le miroir cuivré d’une mare. Des bourdons attardés ronflaient à nos oreilles et se perdaient dans le soir avec une vibration de corde. Nos voix montaient sous le ciel pâlissant et vaste et, lorsqu’elles retombaient entre deux strophes de cantiques, le cri des grillons et la petite flûte des crapauds emplissaient à leur tour le silence des champs. Le couchant dorait les feuillages, les maisons lointaines et jusques à nos visages, d’une maturité surnaturelle. Le monde participait du même apaisement. Des nuages fleur de pêcher glissaient comme des barques sur un ciel aux profondeurs marines.

Dès l’instant où la procession s’était engagée dans la campagne, j’avais éprouvé une extrême douceur. Cette heure créait une conciliation, établissait un pacte d’amour entre les choses divines et les choses terrestres. Dieu s’humanisait et la nature se rapprochait de lui. Où donc était la religion morose de Gerboux ? Péché, damnation, qu’avaient à faire ces atroces absurdités avec les rites gracieux de ce soir de printemps, avec ces enfants brassant des roses, ces chants calmes et purs, cette universelle harmonie ? Non, Dieu ne pouvait être ni le Justicier, ni le Vengeur, ni le Bourreau. Dieu animait cette plaine où quelques fumeroles s’élevaient en spirales, la rivière qui dessinait à travers les arbres une longue écharpe de brume ; il était dans le parfum des sureaux et les buissons d’aubépine ; il était là, tout près de mon cœur, le Dieu de la Joie, répartissant sa force dans tous les êtres qui vivent, croissent au soleil et se résorbent ensuite dans son éternelle fécondité, pour renaître et renaître en Lui. Comme j’étais loin, ce soir-là, du Dieu, maniaque farouche, qui opprimait mon élan vers la joie. Et voici que je découvrais le Dieu qu’il faut louer dans le soleil, dans notre sœur la terre et dans notre sœur l’eau ; le Dieu qui est beauté, amour, vie et renouvellement.

Ma poitrine se dilatait. Je joignis ma voix à celle des autres. Avec eux, sur le rythme de leurs cantiques, je chantais un Dieu qui leur était étranger. Qu’importe ! Je n’étais qu’amour et je déversais sur le monde cet amour qu’aucun être n’accueillait.


A cette exaltation succéda une légère mélancolie, quand, la procession terminée, nous nous dispersâmes dans la cour. La façade intérieure du collège, la chapelle étaient décorées de lampions de couleur qui, à mesure que la nuit s’assombrissait, devenaient plus rouges, plus jaunes ou plus verts. Sur la terrasse se profilait, squelettique, l’armature du feu d’artifice. Les invités se groupaient dans la cour et les toilettes des femmes trouaient de blancheur le bleu de la nuit diffuse. Les heureux qui comptaient dans la foule des parents et des amis couraient les rejoindre. Une curieuse animation gagnait le collège. Le frisson des robes inconnues passait dans l’air qui fleurait le chèvrefeuille. Quant à ceux d’entre nous qui ne connaissaient personne, ils se réfugiaient dans un angle de la cour des grands, parlant et riant très fort, désespérés au fond.

Je vis Charles et Mme Jouvelin. Ils venaient au-devant de moi. Cet élan vers la joie qui m’avait traversé tout à l’heure, c’était vers Elle qu’il me poussait. Et c’était pour moi qu’Elle venait, toute la nuit derrière elle, ouvrant un sillage de parfums.

— Quelle jolie fête ! me dit-elle. J’ai suivi la procession. J’ai pris des roses dans une corbeille et j’en ai lancé à poignées, comme les enfants.

Elle était animée, les narines frémissantes. Je songeais que mon Dieu agréerait bien volontiers les fleurs d’une pareille suppliante.

— Ce pauvre Charles ! ajouta-t-elle en tapotant la joue de son fils ; il est bien fatigué. Quelle journée épuisante ! Tant d’émotion, vous savez. Il est si sensible et si religieux.

Ces paroles, débitées avec volubilité, accompagnées d’un sourire et d’une jolie moue, me causèrent une certaine gêne. Je n’osai regarder Charles.

— Nous allons voir le feu d’artifice ensemble. Aimez-vous les fusées ? Moi j’aime le bouquet, le gros bouquet final. Mais je déteste les pétards, les choses qui font trop de bruit.

— Êtes-vous triste, me demanda-t-elle avec une sorte de brusquerie, que vous ne disiez rien ? Oui, vous êtes très ému, vous aussi, par cette cérémonie. Comme je vous comprends !

— Oh ! fis-je avec désinvolture, tout cela ne me produit plus beaucoup d’effet.

— Comment ! protesta-t-elle. Auriez-vous perdu la foi ? C’est très mal. Et moi qui croyais que vous vouliez vous faire prêtre !

Elle me regarda drôlement, mi-ironique, mi-apitoyée.

— Par exemple, répondis-je un peu vexé, il ne me manque que la vocation.

— Elle peut venir, fit-elle dans un éclat de rire. Vous feriez un gentil petit abbé, vraiment !

Je sentis qu’il fallait lui dire :

— Venez sur la terrasse, là-haut, sous les arbres. Nous serons mieux que dans cette foule. Vous admirerez les fusées tant qu’il vous plaira et je pourrai vous aimer tout mon saoul, dans le silence de mon cœur !

Mais une voix forte et nasillarde prononça :

— Comment ! vous, chère madame ! Quelle bonne fortune !

Le beau Milondré, chapeau à la main, s’approchait.

— Bonsoir, Charles ! Bonsoir, jeune homme. Fatigué, ce pauvre Charles. Il faudra bien dormir.

— En effet, dit le garçonnet, maman, si vous le permettez, j’irai me coucher, je n’en puis plus.

Il me serra la main et s’éloigna dans l’ombre.

— Chère amie, je vous enlève, poursuivit le docteur. Tous ces gens de province sont assommants et bien ridicules. Quant au feu d’artifice, nous le verrons de là-haut et nous ne serons que mieux placés.

Il fixait sur Nourmahal des yeux lumineux comme des yeux de chat. Elle s’inclina, soumise et souriante, et prit le bras du bellâtre. J’aurais crié de rage.

— Au revoir, monsieur, me dit-elle. Et tâchez de retrouver la foi. C’est si vilain de ne pas croire.

Ils montèrent vers la terrasse.

La nuit était tout à fait venue.

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