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L'inquiète adolescence

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XIV

Malgré mon désir de tenir la promesse faite à Mathilde, je n’osai jamais transmettre sa prière à Lortal. Maintes fois je crus avoir trouvé l’occasion d’aborder ce sujet et, chaque fois, au moment de parler, un scrupule me vint d’effleurer un point douloureux de la vie de ces deux êtres si proches l’un de l’autre et séparés pour toujours. Lortal m’était d’autant plus cher que je devinais l’amertume secrète de son cœur, sans en préciser les raisons. Son caractère hautain, ses rebuffades fréquentes, son orgueil parfois insupportable ne m’éloignaient pas de lui, mais m’attachaient plus encore à cette âme tourmentée. Il lui arrivait, depuis la venue des Miromps à Aubenac, de me traiter avec une dureté dont je ne l’eusse pas soupçonné quelques mois auparavant. J’acceptais tout. Bien plus tard, seulement, j’ai compris que Lortal était de cette race d’hommes qui ne peuvent aimer sans faire souffrir et dont la tendresse se proportionne toujours à la douleur qu’ils imposent.

Je n’en ai pas moins gardé, à ce cruel compagnon de mon adolescence, un place profonde en mon cœur. Il fut comme un veilleur qui secoue une torche sur ses compagnons endormis, les brûle, mais les éveille. Que ne reportait-il uniquement sur moi — toujours prêt à pardonner et qui lui devais tant de choses — cet âpre besoin de tourmenter ! Hélas ! vieillissant, peut-être nourrira-t-il de grands remords. Une ombre tragique l’accompagne déjà. Sans doute il a causé et causera le long de sa route quelques-unes de ces blessures qui ne se cicatrisent jamais. Il ne trouvera son expiation qu’en lui-même, en songeant à l’irréparable, car il est de ces bourreaux que leurs victimes sont impuissantes à maudire.

Le Supérieur Fourmeliès avait une affection particulière pour Lortal. Ce dernier se départait avec lui de ce flegme un peu dédaigneux qu’il conservait avec les autres maîtres et même avec le doux Mirepuy qui se mêlait à nos conversations. L’abbé Fourmeliès, si habile à pénétrer les âmes, avait certainement deviné de quelle redoutable qualité était celle de Lortal. Il se penchait sur elle avec un peu d’anxiété. Il le gourmandait de sa paresse. Lortal, piqué, donnait un coup de collier, montait de plusieurs rangs au classement suivant, puis, dégoûté, rejetait ses livres.

Peut-être avait-il perdu un peu de son prestige auprès de nos camarades. Son indifférence pour tout ce qui touchait à la vie de collège avait plu au début, comme une fronde. Par la suite, elle avait choqué jusqu’aux moins disciplinés : « Lortal, disait-on, il s’en fiche par trop ! » Ses condisciples flairaient là du mépris non seulement pour les besognes du collège, mais aussi pour eux-mêmes : en quoi ils ne se trompaient guère. La foule — au collège ou ailleurs — n’aime pas que l’on dédaigne ce qu’elle aime et même ce qu’elle hait. Lortal n’était plus pour beaucoup que le Pacha et ses insuccès scolaires, dont il se souciait comme d’une guigne, lui enlevaient la considération des forts en thème.

Il va sans dire que pour moi il avait conservé son étrange charme. Il se rendait fort bien compte de la séduction qu’il exerçait sur ses amis ; il connaissait son pouvoir et ne se donnait pas la peine d’en user. Je lui aurais obéi aveuglément, s’il m’en avait prié avec une certaine inflexion de voix impérieuse et tendre. Je ne me souvenais pas, sans regret, du soir où nous étions partis ensemble, de ces minutes où j’avais imaginé une vie libre, une vie d’aventures avec le compagnon élu. Elle avait échoué bien vite et bien piteusement, cette évasion. Et pourtant la foi m’était restée dans mon condottiere.


Les derniers jours de l’année scolaire ne sont pas mornes et boueux comme ceux de l’année astronomique. Ces deux mois ensoleillés qui précédaient les grandes vacances et qui marquaient la fin d’une étape dans notre marche vers la vie, étaient, malgré le nuage des examens, rutilants d’espoirs et de projets. Lortal rêvait, une fois sorti du collège, d’entreprendre de grands voyages, de naviguer. Il me parlait de traversées qu’il n’avait point faites, de pays qu’il n’avait jamais visités, de telle sorte que mon esprit était ébloui de visions neuves. Des océans verts comme l’émeraude, des rivages aux sables sanglants et pailletés d’or, des palmes métalliques dans l’air vibrant de chaleur, des porteurs d’ébène aux jambes luisantes élevant leurs jarres sur le mur orangé des couchants : d’où lui venaient donc ces images ? Il me disait : « Quand on traverse la mer Rouge, les nuits seules permettent de respirer. On est vêtu d’un simple vêtement de toile blanche et l’on va sur le pont où sont les femmes. Leur peau moite sent bon sous les mousselines. Elles sont étendues sur des nattes ou des fauteuils de rotin. L’amertume des whiskies glace nos lèvres. Lorsqu’on étend la main pour saisir son verre, dans l’ombre, on frôle une main brûlante ou le satin frais d’un bras. » Et je fermais les yeux, croyant déjà respirer les bouffées lourdes de la nuit, le vent salé qui dessèche la gorge et l’odeur de ces corps immobiles et baignés de sueur.

D’autres fois il était moins épris d’aventures. Il me parlait alors de son passé. Les Espagnols de l’Institution Sauvalet avaient tenu une grande place dans son enfance. Juan de Carcamo lui avait donné un étui à cigarettes en cuir orné de son chiffre en or. Il tirait parfois l’étui de sa poche pour respirer l’odeur fine de la peau, humant des souvenirs. Il ne m’avait jamais entretenu de sa mère, mais je devinais qu’elle était du même pays que ces beaux jeunes gens aux cheveux soigneusement lustrés. Le visage de Mathilde indiquait aussi des origines étrangères. De sa mère, mon ami tenait sans doute ce teint olivâtre et surtout cette âme de conquistador, tour à tour indolent et passionné. N’était-ce pas la voix lointaine des ancêtres à caravelles qui parlait, par sa bouche, de navires, de tropiques et de constellations étranges ?

Ces jours, où il montrait moins d’ardeur imaginative, Lortal révélait une sensibilité dont moi seul, parmi ses camarades, pouvais connaître la délicatesse. S’il évoquait des souvenirs d’enfance, c’était avec tant de chaleur que je croyais revivre ces journées par lui vécues jadis. Il me parlait peu de Mathilde et toujours avec une réserve qui ne me permettait pas de le questionner.

Il eut cependant une heure d’abandon. Le jour, qui fut celui de cette confidence, me découvrit un monde nouveau, une terre promise dont les parfums m’enveloppèrent à travers lui d’une véritable ivresse.

Nous revenions de promenade. Il avait plu. Le crépuscule avait cette limpidité qui suit les orages. Les marronniers de la cour luisaient de toutes leurs feuilles. Le soir sentait la verdure fraîche et la terre mouillée. Comme si l’heure l’eût soudainement attendri, Lortal me prit le bras et déversa dans mon cœur le trop-plein de ses souvenirs. Pauvres confidences, si je dois les juger aujourd’hui ; mais combien précieuses, si je me rapporte à ce temps où les moindres semences apportées par un vent de hasard fructifiaient en moi avec une vigueur exubérante ! Qu’était-ce sinon l’aveu d’un amour de tout jeune homme pour une femme plus âgée que lui ? Banale histoire. Mais, parlant de Mathilde, Lortal faisait passer à travers ses mots un tel souffle de passion que tout mon être frémissait et se fondait dans la voix de l’ami. Premiers émois de l’intimité, tendresse qui, de maternelle d’abord chez la femme, devient peu à peu amoureuse à son insu, le lien de la famille resserrant encore le lien de l’inclination, mais jetant un trouble et presque un remords dans leurs épanchements ; idylle enfin, qui dans la sécheresse du récit n’est qu’une pastorale niaise, mais qui, dans la voix grave de mon ami, devenait le plus beau poème d’amour que j’aie jamais entendu. Que n’aurais-je donné pour avoir moi aussi un pareil souvenir ! A travers une confidence je faisais la grande découverte ! La nuit venue, roulé dans ma couverture, je ne pus retenir mes larmes en songeant à cette puissance inconnue, à cet amour que je tendais vainement vers la vie en criant : « Prends-le ! » sans être entendu.

L’aveu que me fit Lortal, ce jour-là, de son amour pour Mathilde ne se précisa pas au delà d’une simple confidence sentimentale. Que s’était-il passé entre eux ! Je l’ignorais et mon peu d’expérience des intrigues amoureuses ne me permettait guère de l’imaginer. Je ne vis dans cette idylle que douleur et pureté. A peine se connaissaient-ils qu’ils s’aimaient et déjà ils étaient séparés. Pourquoi Mathilde avait-elle épousé Miromps ? Ce que pensait Lortal de ce mariage, l’ironie de mon ami ne me le laissait que trop deviner. Mais, quels que fussent les torts de Mathilde, comment pouvait-il traiter avec autant de brusque insolence une femme si tendrement aimée, il y avait quelques mois à peine ?

Je devais avoir bientôt une occasion, et fort inattendue, d’y voir plus clair.

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