L'inquiète adolescence
XXII
Le premier trimestre commençait allègrement. J’étais loin de prévoir l’événement, si proche, qui devait projeter une tragique lueur sur mes souvenirs de cette époque. L’année s’ouvrait sous de favorables auspices de travail et de camaraderie. Les élèves de philosophie — nous étions d’ailleurs un très petit nombre : huit — jouissaient d’une situation privilégiée. L’abbé Fourmeliès ne voulait pas qu’on nous traitât en écoliers, mais bien en jeunes hommes à la veille de choisir une carrière.
M. Mirepuy, notre professeur, était un prêtre assez jeune que le Séminaire n’avait pas étouffé. Bien différent du maniaque Gerboux, halluciné de vices réels ou imaginaires et par surcroît artisan de fourberies et d’intrigues, l’abbé Mirepuy vivait à Saint-Julien dans un isolement qui agaçait des confrères moins enclins à la solitude et à la méditation, mais qui, à nos yeux, lui conférait un prestige dont bénéficiait son enseignement. C’était un petit homme précocement chauve, au visage poupin et fortement coloré ; des yeux de faïence, bleu pâle, et, dominant toute la physionomie, un vaste front, sans rides. Il dialoguait souvent avec lui-même, marchant d’un pas rapide. Sa grande distraction était de se promener avec ses élèves favoris : Lortal, Saint-Alyre et moi. Quant à sa culture, elle était profonde et le fruit de méditations personnelles autant que de doctrines apprises. Il n’ignorait rien des grands systèmes de la pensée moderne. Aucune audace ne l’effrayait et je ne sais pas par quel mystère, au cours de l’enquête que ce prêtre obscur menait jour et nuit, inlassable, il avait préservé, comme un talisman, sa foi. Sa chambre était encombrée de livres et de revues. Il m’y recevait parfois et me faisait asseoir près de la lampe. Je lui soumettais toutes les vicissitudes de ma vie intellectuelle déjà fort agitée. Mille contradictions s’opposaient en moi ; une logique brutale enrayait l’élan mystique. Ma raison, que ces premiers essais de dialectique assouplissaient, s’escrimait contre les dogmes jusque-là aveuglément acceptés.
— Tout craque, confiais-je à l’abbé. C’est comme une pesée invincible de toutes parts sur mon âme. La vieille armature religieuse, morale, cède. Je sens que les forces qui mûrissent en moi vont la faire éclater.
Il m’écoutait, renversé sur sa chaise, les jambes croisées, le visage rejeté dans l’ombre.
— Elle est plus forte que vous ne pensez, me répondait-il, la vieille armature. Allez-y sans crainte. N’ayez pas peur d’analyser, d’examiner, de réfuter. Ce n’est pas la raison qui tuera la foi. Quand vous aurez fait le tour de tous les systèmes, vous verrez, vous y reviendrez, bêtement. Oui, bêtement, comme disait Pascal. Je n’ai pas peur. Lâchez toutes ces forces qui s’éveillent, qui grondent en vous. Lâchez-les comme des chiens avides. Ce sera la curée ! Et alors ! Ce n’est sans doute pas très orthodoxe, ce que je vous dis là, ajoutait-il en riant. Et si Gerboux m’entendait, je serais sûr de mon petit rapport.
Il levait les bras et les laissait retomber avec un désespoir ironique. L’ombre dessinait sur le mur des ailes de moulin à vent.
— Ces gens-là, continuait-il, non sans quelque amertume, ont faussé le catholicisme. Ils n’ont tiré de lui qu’une morale étroite, tyrannique, souvent absurde. Ils en ont fait un instrument de domination temporelle. Ils ont perdu la mystique. Il n’y a plus de Saints. La Règle a remplacé la Charité ; les encycliques, l’Évangile. Et cependant l’amour, c’était le seul flambeau que la raison ne pouvait pas éteindre entre leurs mains !
Cher abbé Mirepuy ! Je n’emportai de ces entretiens aucune certitude. J’emportai quelque chose de bien plus précieux que la certitude : le besoin de chercher, de chercher encore ; la joie de me débattre, comme un nageur fouetté par les vagues, de souffler, la tête hors de l’eau, et de replonger dans le tumulte salé. Le doute ne m’abattait plus : il m’exaltait.
Avec quelle attention nous l’écoutions, notre maître de philosophie : Lortal lui-même, gagné par ces nouvelles études, perdait son indifférence. Je le voyais avec plaisir, le menton dans les mains, le regard fixé sur le petit homme blond. Mirepuy, négligeant les manuels stupides, émasculés, que l’« Union chrétienne » mettait entre nos mains, nous nommait des penseurs dont le nom seul eût dû faire crouler les murs de la classe : Comte, Renan, Nietzsche, Schopenhauer. Nous n’étions que médiocrement familiers avec leurs œuvres, mais il suffisait de les nommer pour que le cours prît une saveur de conspiration. Et nos âmes avides de risques frissonnaient à de merveilleux dangers !
L’abbé Testard était toujours chargé de la surveillance de notre division. Mais sa défaite était irréparable. Convaincu désormais de son impuissance contre Lortal et moi, il se résignait et reportait son zèle sur un nouveau dont je plaignais le sort. Ce nouveau était voué d’abord au ridicule, ensuite à une domination sentimentale, tatillonne, étouffante. Mais je m’en désintéressais et laissais sa proie au terrible abbé, de plus en plus autoritaire avec les faibles, de plus en plus congestionné, rongé par une contrainte dont s’accommodait mal sa chair épaisse et volontaire de paysan. Testard affectait avec moi une indifférence cordiale : mais il marquait de la froideur à Lortal qui la lui rendait bien.
Quant à Gerboux, il se contentait de nous ignorer. Et plût au ciel que cette ignorance n’eût pas été feinte ! En réalité, le nez dans ses manches et ses gros yeux d’oiseau de nuit tournoyant derrière les bésicles, il furetait partout, fouillait les tiroirs et les poches des vêtements oubliés à un porte-manteau, se livrait enfin à une odieuse — et sans doute passionnante — besogne de mouchard. Ce Basile espionnait tout le monde, depuis le plus petit élève de huitième jusqu’au supérieur, sans oublier les domestiques.
— Je me méfie de plus en plus de Gerboux, me disait Lortal. Tu sais en quels termes il est avec Doublemaze. Le grand vicaire n’aime pas à mettre ses blanches mains dans le linge sale. Gerboux confesse pas mal de dévotes bien renseignées. Il est aumônier des dames de la Compassion qui font tant de bonnes œuvres et tant de mariages…
L’état de Mme de Rochebuque donnait de l’inquiétude à tous ceux qui l’entouraient. Miromps avait fait venir un médecin de Bordeaux qui avait tenu consultation avec Milondré. La jeune femme demeurait de longues heures, étendue sur une chaise-longue. Le souvenir de certaine soirée précisait pour moi les raisons de ce mal que l’on ne définissait pas. Ce drame à trois me paraissait lugubre. Seule, Mathilde déclinante se revêtait d’une poésie désolée. Pour moi, elle demeurait l’amazone, pure en dépit de tout et solitaire. Peut-être, inconsciemment, unissais-je mon humble offrande à la flamme trouble de Lortal !
Salayrac, Lupé, Prélussin étaient revenus pour la session de novembre. Mais Charles Jouvelin n’était pas rentré.
Ma mère m’écrivit : « Tu ne reverras pas cette année ton petit camarade Charles. Sa mère m’annonce que, par égard pour la santé frêle de son fils, elle passera l’hiver sur la côte d’Azur. Charles ira au lycée… »
Ma nouvelle classe, mille petites préoccupations, Lortal et son secret, tout cela ne m’avait fait prêter qu’une médiocre attention à cette absence. La lettre de ma mère évoqua soudain le profil pâlot du petit. Je ne pouvais songer à lui sans un malaise qui était peut-être du remords. Quant à Édith, je m’imaginais un instant qu’elle avait décidé de ne point me revoir, mais je reconnus vite que ma prétention était exagérée. « Je l’aurais tant aimée ! » pensais-je parfois, sans envisager la disproportion de nos âges, son caractère dont la frivolité m’eût si vivement blessé. Mais une femme que l’on désire paraît toujours si proche ! Et il me venait une mélancolie aiguë à songer qu’une telle aventure m’avait été offerte et que je n’avais pas su la saisir ; que cette révélation — heure unique — en pleine beauté, en pleine fleur, eût coloré de joie ma vie entière et que rien de semblable ne se retrouverait jamais plus…
En quoi je ne me trompais pas.