L'inquiète adolescence
XVIII
Il était écrit que cette mémorable soirée ne s’achèverait pas ainsi.
Un souffle avait éteint cette belle ardeur de vivre qui m’enflammait quelques instants auparavant. J’errais solitaire, à travers la cour, indifférent aux groupes bruyants, aux préparatifs des artificiers. Les lampions et les lanternes vénitiennes placés dans les marronniers plaquaient sur les visages des taches écarlates ou blafardes. Gerboux passa près de moi, d’un pas rapide, la joue marbrée de vert par un reflet. Longeant le préau des grands, mal éclairé, j’entendis la voix de Salayrac qui lutinait des filles de cuisine. Le dégoût vint accroître encore ma tristesse. Était-ce donc cela, la vie ? Pouvait-il y avoir d’autres heureux que ce suffisant de Milondré et cette brute de Salayrac ? Les éblouir ou les faire rire : seuls moyens d’être aimé des femmes. Salayrac et Milondré le savaient bien. Ils étaient autrement forts que moi. A quoi bon tout ce fatras poétique et sentimental ? Des mots, des blagues ! Ah ! Nourmahal, Nourmahal, vous ne m’avez pas compris ! Si vous saviez seulement… vous saurez peut-être un jour, si les hommes comme Milondré vous font du mal.
Plongé dans ma rêverie, je m’acheminai vers la terrasse. Les feuillages bougeaient dans la nuit avec des mouvements de rame dans une eau sombre. Là, point d’illumination. L’obscurité était épaisse ; le silence, coupé seulement de froissements de branches, d’un battement feutré d’oiseau de nuit. Le halo de la cour éclairée venait mourir à l’orée des charmilles. La rumeur de la fête était douce et lointaine, déjà presque un souvenir.
Il y avait derrière les charmilles un talus en pente douce, recouvert d’une herbe assez haute. Je m’y couchai sur le dos. Une odeur de foin m’enveloppa. Au-dessus de moi palpitait un ciel criblé d’étoiles. Le crissement des grillons vrillait les étendues invisibles. Des doigts herbus me caressaient les joues. De m’être étendu sur la terre, le front vers la nuit, il me vint un apaisement. Ma pensée se perdit dans ce gouffre immatériel où poudroyaient les astres…
Je n’étais pas seul…
Je perçus d’abord, de l’autre côté du rideau de charmes, des pas. Je ne pouvais rien voir, le feuillage étant trop épais. Une voix de femme s’éleva. Je prêtai l’oreille. Point de doute : c’était Mathilde. Lortal l’accompagnait. La charmille était bordée de quelques bancs. Ils s’assirent, à deux pas de moi, séparés seulement par une barrière de feuilles. J’eus honte d’assister ainsi secrètement à leur entretien. Mais la curiosité éveillée par les premières phrases l’emporta. Je restai.
— Tu es dur pour lui, Jacques, disait Mathilde. Tu sais pourtant que je souffre de tes insolences. Tu oublies qu’il est mon mari et que par conséquent…
— Je ne l’oublie pas, coupa sèchement Lortal. Diable non ! Je déteste cet homme. Tu sais pourquoi, j’imagine.
— Je ne sais qu’une chose, c’est que je suis la femme de Miromps.
— Je ne le sais que trop, moi aussi, repartit Lortal. Il n’y a pas là de quoi se vanter.
— Oh ! dit-elle, tu es injuste. Tu sais bien que sans lui ce pauvre Joachim…
— Oui. Il pèse assez lourd, ce service… Sans l’argent de Miromps, Joachim eût fait de la prison… ou plutôt il se serait tué ! Joachim ne l’a pas oublié, ni toi, ni moi, qui étions dans le secret. Mais Miromps l’a-t-il fait assez payer sa générosité ? Et quelle générosité ! Un marché, pas autre chose, un marché dont tu étais la marchandise, toi, Mathilde !
— Ne dis pas cela, Jacques. Il nous a sauvés.
— Nous l’aurions payé. Il fallait attendre. Joachim aurait repris ses affaires. J’aurais travaillé, gagné de l’argent comme les autres. J’aurais payé, moi aussi. Car les gens comme Miromps se paient. Acheter ou vendre. Voilà leur vie.
— Non !… Il m’aimait…
— T’aimer !
Un rire saccadé, que je connaissais bien, sonna dans le silence nocturne.
— T’aimer, ma pauvre chérie ! Ne profane pas ce mot. Est-ce qu’un Miromps peut aimer quelqu’un ! Ton nom, oui ; une alliance qui le lavait, aux yeux des imbéciles, de toutes ses friponneries, qui le posait, lui permettait de prendre une particule, d’écussonner sa porte, de se présenter aux élections…
— Il n’y tient guère !
— La bonne histoire ! Monsieur est devenu calotin. Monsieur a les curés pour lui. Monsieur rétamait les vieux chaudrons, dans sa jeunesse, mais Monsieur se met maintenant du côté des Jésuites. Grand bien leur fasse !
— Tu te trompes ! C’est M. Doublemaze qui fait tout. C’est lui qui veut entraîner Miromps dans la politique. Miromps représente pour le parti qu’il soutiendra une double force : son énergie, sa fortune. Un bel appoint, quoi que tu penses. Je connais l’affaire. Il s’agit de fonder une banque, un établissement de crédit agricole : « Le Laboureur ». On pourra ainsi faire pièce aux socialistes, aux francs-maçons. Miromps, seul dans le pays, est en mesure de fournir le crédit suffisant. Mais il hésite. Au fond, je me demande s’il est ambitieux… malgré toute sa vie.
— Naïve !
— Pas si naïve que tu crois ! Miromps n’est pas simple. Il est très renfermé. Il a devant lui un formidable avenir. Étendra-t-il la main ? Je ne sais. Sait-on ce que veut un homme qui ne dit rien et qui vous regarde parfois avec des yeux de naufragé ? Entendu : il n’a jamais eu de scrupules ; il n’en a pas davantage aujourd’hui. Mais entre nous, Jacques, ce que tu lui reproches, est-ce de manquer de morale ? Ne m’as-tu pas toujours dit que tu respectais seulement la force, qu’il n’y avait pas d’autre droit que celui du plus fin ou du plus robuste ; qu’il fallait savoir tour à tour cravacher ou caresser les hommes ? Étais-tu sincère quand tu disais tout cela ? Oui. Eh bien ! pourquoi méprises-tu Miromps ? Il est ce que tu voudrais être, après tout.
— Je te remercie.
— Pas d’ironie, mon petit. Je ne t’ai jamais dit que je pouvais aimer cet homme. Mais je l’admire. C’est une force. Regarde-le ; regarde ses yeux, sa mâchoire, sa nuque. Il est de la race qui domine. Il a été pauvre. Il a haï le riche. Le voilà riche à son tour, maintenant. Et le plus drôle, c’est qu’il est devenu bon. Qu’aimait-il au monde ? Rien… Si ! Moi. Si tu le voyais avec moi ! un chien couchant. Écoute. Ne t’a-t-il pas supporté ? C’est la plus grande preuve d’amour qu’il pouvait me donner. Il a tout subi : tes railleries, ta morgue, ton mépris, tes allusions à son passé. As-tu parfois regardé ses poings ? Oui, alors tu as vu : c’est un homme qui peut tuer. Et il ne t’a pas tué. Il a souri. Pour moi, uniquement, pour moi. Parce qu’il sait…
— Quoi ?
— Que je t’ai aimé.
— Que tu m’as aimé, Mathilde. Oui. Mais il sait peut-être aussi que tu ne m’aimes plus. Et cela suffit à le consoler !
— Rien ne le console. Je te dis qu’il souffre. Toute sa vie, elle tient dans mes mains. Je puis la briser. Je suis même sûre qu’il ne se révolterait pas. Il est dompté, apprivoisé. Il est doux comme un agneau. Je puis tout faire, tu entends, Jacques, tout. Je suis libre, comme il n’y a pas une femme libre au monde. Je tiens cet homme. Si je le battais, il me baiserait les mains. Il se contente de m’implorer avec des yeux où il peut y avoir tant de haine, où il n’y a plus que de la résignation. J’en ai fait un lâche, Jacques. Je pourrais, si je voulais, en faire un mari complaisant. Je peux tout, te dis-je. Alors crois-tu qu’il m’aime, maintenant ? Crois-tu qu’il m’a épousée pour notre famille ? Belle famille, d’ailleurs, ruinée, qui a frôlé le déshonneur. Et représentée par qui ? Par Joachim ?… Un déséquilibré — adorable, je l’accorde — mais un fou. Par toi, mon petit ?… Mais que seras-tu, demain ? Et par moi, qui ne suis qu’une pauvre et misérable chose…
La voix était rauque, faussée par un sanglot contenu. Il y eut une pause. J’étais accoudé dans l’herbe mouillée de serein, suivant, angoissé, ce dialogue d’ombres. Les fusées du feu d’artifice arrondissaient leurs courbes au-dessus des arbres ; des étoiles se détachaient et tombaient lentement, baignant d’une fugitive lueur bleue la voûte des feuillages et l’herbe autour de moi. Des crépitements assourdis, des détonations lointaines. La fête touchait à sa fin. Vingt fusées partirent en gerbe. La nuit ruissela de larmes d’or.
Mathilde reprit plus bas :
— Une pauvre chose !… L’amour de cet homme me ronge de pitié. Jacques, moi aussi, je souffre…
— De quoi donc ? interrogea âprement Lortal. Tu n’aimes pas ton mari. Il te laisse libre. Profites-en !
— Oui, je suis libre. Mais c’est cette liberté même qui m’enchaîne. Je suis libre ; mais je ne peux pas agir. Parce qu’il est là, lui, mon mari.
— Ton mari !
— Oui, mon mari — aussi ridicule que cela puisse paraître pour moi d’avoir épousé ce Miromps, aussi triste, aussi dégradant, si tu veux — mon mari…
— Tu l’aimes donc ?
— Je me demande parfois si je ne le hais pas. Le plus souvent, c’est de la pitié qu’il m’inspire — pitié pour lui, pitié pour moi.
— Tu es malheureuse par ta faute et tu ne lui donneras pas de bonheur.
— Possible. Mais je me suis donnée à lui. Cela suffit.
— Tu te trompes, Mathilde, et tu me trompes par-dessus le marché. Tu aimes ton mari. Au fond, il t’a séduite, cet aventurier. Si tu avais pu entendre ta voix, à l’instant. Quelle flamme ! Quel lyrisme en parlant de lui : « Il est de la race qui domine ». Bravo, ma chère ! Mais c’est de la passion !
La voix de Lortal était sourde, hachée.
— Et puis, vois-tu, continua-t-il, le mariage n’a pas été une si mauvaise affaire, j’en conviens ! On a hôtel, écurie, une chasse bientôt, je pense…
— Jacques, tais-toi.
— La vérité est amère. Elle ne me fait pas peur. Je n’ai pas besoin de littérature. Et puis il me semble que je te hais, Mathilde, aujourd’hui — que je te hais à cause de notre passé, de ce que tu as fait de notre amour. Notre enfance, le temps où tu me prenais dans tes bras, nos parties de cache-cache dans la grange, nos séjours à la « Folie », le vieux pistolet à pierre dont tu me menaçais quand j’embrassais des photos de femmes dans le cabinet de Joachim, nos promenades de l’an passé — il n’y a pas si longtemps, Mathilde — le soir où je t’ai dit mon secret — ce secret que tu devinais si bien — tout cela pour aboutir à quoi ? A une lettre de faire-part : Mme Miromps de Rochebuque. Et moi, qu’est-ce que je devenais, là-dedans ?…
Il rit à nouveau d’un rire qui cassait le silence nocturne.
— Je sais ce que tu vas me dire. Je garde ton affection, le coin le plus pur, le plus intime de ton cœur. Toutes les femmes disent ça. Des mots et encore des mots ! Comme toute la vie d’ailleurs. Comme mon amour lui-même ! Après tout, nous ne valons pas mieux l’un que l’autre !
— Jacques, tu es odieux !
— Je suis franc. Coule ta lune de miel en paix, avec M. de Rochebuque. Quant à moi…
— Jacques, ne sens-tu pas le mal que tu me fais ?
Voix tragique derrière ce feuillage immobile. Je n’oublierai jamais ce soupir, cet ahan d’une âme accablée.
Mais la voix de Lortal aussi est changée.
— Pardon, amie, pardon ! Je suis une brute. Moi aussi, je souffre trop ! Je t’aime. Je ne peux renoncer à toi. As-tu donc tout oublié !
Et c’est une supplication déchirante.
— Je t’aime aussi, Jacques. Et tu le sais…
Des branches craquent. Une lutte invisible. Un cri étouffé. Des souffles s’affrontent.
— Non jamais, jamais… Ce serait irréparable !… Je mourrai ensuite… Je ne peux pas te dire, Jacques… Mais tu ne veux pas me tuer… Laisse-moi, Jacques… Je suis enceinte !…
Le silence.
Cette scène dont je ne pouvais voir les auteurs, mais dont je devinais dans leurs voix l’atroce intensité, ce drame derrière une muraille d’ombre, avait desséché ma gorge. Je n’eus qu’une hâte : fuir. Avec des précautions infinies, je gagnai la crête du talus. L’heure était avancée. Sans doute, ma division avait déjà regagné son dortoir. J’étais en retard, en faute. J’éprouvais des sentiments violents et confus : pitié pour Mathilde ; pitié mêlée de colère pour Lortal, et surtout une espèce d’effroi devant ce visage brutal de la passion qui cette nuit m’apparaissait pour la première fois. Était-ce là l’amour ? Si proche de la haine. Et ce cri qui avait terminé la lutte !…
J’étais arrivé au bord de la terrasse. Quelques lampes vacillaient encore aux fenêtres. Deux ou trois lanternes de papier brûlaient dans les arbres. Je vis deux ombres s’acheminer par l’allée en pente qui conduisait jusqu’à moi. Je reconnus le vicaire Doublemaze et Césaire-Auguste.
Doublemaze avait affectueusement posé son bras sur l’épaule de Miromps, dont l’ombre dessinait un torse énorme sur des jambes ridiculement courtes. Leurs voix s’élevèrent, dans la nuit.
— Mme de Rochebuque, disait le grand vicaire, était là tout à l’heure avec le jeune Lortal, votre neveu ou cousin, je crois.
— Comme il vous plaira, dit Miromps.
— Ils ont profité de la fraîcheur — admirable soirée, n’est-ce pas ? — et se sont peut-être égarés !… Un jeune homme fort bien doué que M. Lortal, n’est-il pas vrai ?
— Fort bien doué, en effet, reprit Miromps. Trop bien peut-être. Manque d’énergie.
— Ses maîtres m’ont fait la même remarque. Beaucoup plus mûr que son âge, d’ailleurs. Un garçon précocement averti… Entre nous, il n’est pas à sa place, ici.
— Tiens, tiens, où devrait-il être ?
— Mon Dieu ! à Paris, dans un grand lycée. Nos collèges ne conviennent pas à ces natures. D’ailleurs, si j’étais entré dans le siècle et si Dieu m’avait fait père d’un semblable fils, je ne l’aurais pas laissé moisir dans les classes. Je l’aurais lâché très vite à travers le monde. Il fera son chemin, je crois, M. Lortal. Mais n’est-il pas orphelin ?
— En effet. Il a un tuteur, son oncle. Le frère de ma femme.
— M. de Los ! Parfaitement. Très brillant avocat, très en vue à A…, si je ne me trompe. Mais n’a-t-il pas dû quitter cette ville ? Certaines spéculations…
— Je n’en sais rien, fit brutalement Miromps.
— Pardon ! reprit onctueusement le grand vicaire. Ce sont des affaires de famille. Mais, voyez-vous, nous autres prêtres, sommes parfois, et bien malgré nous, mis au courant des vicissitudes temporelles de nos ouailles. Or, j’ai été quelque temps vicaire à A… et j’ai connu un peu M. de Los qui me témoigna de l’amitié et qui, soit dit en passant, est un vieil ami de cet excellent Fourmeliès. J’avais aperçu Mme de Rochebuque, alors qu’elle était encore Mlle de Los. Elle n’était d’ailleurs pas de mes pénitentes.
— Ma femme n’a jamais été très religieuse, grogna Miromps.
— C’est une âme ardente et fière. Les âmes de cette trempe sont toujours prêtes à revenir au Seigneur. Elles peuvent atteindre les plus hauts sommets de la vie spirituelle. La vie du siècle est pleine d’embûches pour les cœurs généreux…
Après une pause…
— Je crois que Mme de Rochebuque et notre jeune Lortal ont été élevés ensemble…
Les deux ombres arrivaient près de moi. Brusquement il me vint à l’idée que Lortal et Mathilde pourraient être surpris. Je me glissai à travers les marronniers et courus vers les charmilles.
Mon ami et l’Amazone débouchèrent dans la nuit.
— Lortal, criai-je, nous sommes en retard. Tout le monde est rentré. Je te cherche partout !
Je saluai Mathilde dont le visage me parut d’une extrême pâleur.
— M. Miromps et M. Doublemaze, ajoutai-je, viennent à votre rencontre.
Nous redescendîmes tous trois.
— Nous nous sommes attardés. C’est ma faute si Mathilde vous a abandonné si longtemps, dit Lortal à Miromps avec une courtoisie inaccoutumée.
— Oh ! oh ! fit en riant M. Doublemaze, notre ami Lortal est un bien mauvais guide. N’auriez-vous pas pris un peu de froid, madame ? Les soirées de juin sont perfides. Mais quelle belle fête, en vérité !
Et courbant sur elle, comme Miromps et Lortal prenaient les devants, une ombre protectrice :
— Vous semblez un peu souffrante, dit-il pour n’être entendu que d’elle seule.