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L'inquiète adolescence

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XXVIII

— Adieu, Paul, me dit, sur le seuil de son cabinet, l’abbé Fourmeliès. J’espère que vous n’oublierez pas votre collège et votre vieux Supérieur. Non, vous ne l’oublierez pas. L’homme mûr vit de son adolescence. Et peut-être regretterez-vous ce temps ?

— Je regretterai toujours votre affectueuse direction, répondis-je.

— Vous regretterez cette époque qui marque le passage de l’enfance à la jeunesse. Vous la regretterez parce que c’est celle de l’attente et que l’attente, au fond, c’est ce qu’il y a de meilleur dans la vie.

— Je ne le crois pas encore, répliquai-je, monsieur le Supérieur.

Il sourit.

— Tant mieux ! Nous avons essayé de faire de vous un bon chrétien. Vous avez de grandes qualités, mon cher Paul, vous avez toutes les flammes, tous les enthousiasmes de la jeunesse ; j’attends beaucoup de votre intelligence. Mais je me demande parfois si vous êtes bien armé pour la lutte. Je me demande aussi si nous, vos maîtres, ne sommes pas responsables de cette faiblesse. Souvent, je me reproche d’avoir adouci pour vous et vos camarades les préceptes de l’éducation qui m’avaient été appliqués dans mon enfance et qui faisaient des croyants et des hommes énergiques. Trop de sensibilité, trop d’esthétique dans la religion, aujourd’hui. Pas assez de discipline, pas assez de dogme ! Est-ce notre faute ? Est-ce la faute des temps qui ont amolli les âmes ? Croyez-moi, endurcissez-vous, mon cher fils.

Je pris congé de l’abbé Fourmeliès sans lui révéler que, depuis quelques mois, la foi ne tenait plus à mon cœur, sinon par de douloureux lambeaux. D’un dernier regard, j’embrassai la pièce où les livres luisaient de leurs fers, miroitaient de leurs cuivres fauves, le grand crucifix d’ébène, le rideau de tapisserie qui cachait l’entrée de la cellule, nue et blanche, où dormait le prêtre, où j’avais attendu un soir de remords et de désespoir. Toute cette vie de recueillement, d’étude et de prière passa devant mes yeux. Un instant encore, je contemplai la haute figure de l’abbé Fourmeliès. Il était debout, sur le seuil, les bras croisés. Il y avait tant de sérénité sur le maigre visage, dans ces yeux gris aux sourcils embroussaillés, que je murmurai au dedans de moi-même :

— N’est-ce pas ainsi qu’il faudrait vivre ?


J’avais passé avec succès les dernières épreuves du baccalauréat. Ma valise à la main, non sans mélancolie, je franchis la porte de Saint-Julien.

Je me dirigeai vers la gare. La chaleur de juillet avait été torride. Sur le cours, dans le jardin public, le mouvement reprenait. Aubenac émergeait du néant des siestes. Des ombrelles blanches bougeaient dans les feuillages. Les terrasses des cafés, soigneusement arrosées, se peuplaient de clients ; une vapeur de terre mouillée et d’absinthe fraîche enveloppait les tables sonores de soucoupes et de verres. Cette animation m’était d’autant plus agréable que je m’y sentais étranger : je partais. Devant le Café du Commerce, sous la toile de coutil blanc rayé de rouge, j’aperçus, en complet clair et chapeau de paille, le Dr Horace Milondré et, auprès de lui, le buisson ardent de ses cheveux flambant sous un feutre gris, Édith. Ils bâillaient, à deux, devant des orangeades, couple las. Cette dernière image allégea singulièrement l’instant de mon départ.

Je devais, pour me rendre chez mes parents, quitter le réseau pour une ligne transversale. La station d’embranchement était déserte. Onze heures du soir. Un employé désabusé m’apprit que j’avais manqué ma correspondance et qu’il me fallait faire la route à pied ou attendre le train suivant à neuf heures du matin. Je résolus de partir à pied… J’arriverais à l’aube.

La route s’élevait entre des collines boisées, couvrant de lacets blancs l’ombre épaisse des talus et des arbres. Qui n’a pas accompli quelqu’une de ces marches nocturnes dans une contrée solitaire ne peut imaginer de quelles innombrables rumeurs est fait le silence des nuits. L’air était frais ; mais des bouffées tièdes s’élevaient encore de la terre surchauffée par le jour. De lourds nuages roulaient au bas du ciel piqué de rares étoiles. Le crissement des grillons vrillait l’espace invisible, sorti de chaque touffe, de chaque motte, de chaque sillon. Dans les taillis, au bord de la route, c’étaient des glissements, des frôlements obscurs écartant les branches et les feuilles, le craquement sec d’une branche, un pas feutré : tous ces bruits décelaient une présence.

Je marchais, guidé par le rayonnement de la route. Parfois une galopade ténébreuse, un éboulement, un sifflement léger m’oppressaient d’une vague inquiétude. J’écoutais. Je m’arrêtais. C’était tantôt comme une respiration, tantôt comme un pas attaché aux miens. La présence animait l’immobile, donnait mille voix au silence, mille formes à l’obscurité. De toutes parts, j’étais en contact avec un Être. Il n’y avait là rien de menaçant et pourtant j’éprouvais une crainte vague, cette panique qui saisit l’homme seul à seul avec la nature, avec l’inlassable et sourd travail de la vie.

Un sentiment plus profond, une émotion plus immédiate que ce que j’avais pu éprouver jadis, dans la pénombre des églises, m’envahissait. N’était-ce pas un sentiment du même ordre ? Tout ce qui tend à absorber l’individu dans l’univers et la création perpétuelle est d’ordre religieux. Mais la forêt vivante était plus religieuse que la forêt mystique. La présence qui pesait sur moi était, non plus celle d’un Dieu trop humain, mais la présence réelle de la vie. Elle était là, autour de moi, bruissante, dissimulée dans le plus humble atome, glissant dans les plus infimes vaisseaux et prête à soulever des montagnes, à déchaîner les tourbillons et les vagues monstrueuses, à ordonner le chaos. La vie ! Ce mot sonnait en moi comme une fanfare.

Un signe pourpre surgit par-dessus l’épaule noire de la colline. Le vent devint aigre et siffla dans le repli de la vallée, pour annoncer l’éveil. Les arbres encore gonflés d’ombre s’emplirent de pépiements et de froissements d’ailes. La voûte des feuillages, effleurée d’une frange d’aube, frémissait comme un flot frappé par la lune. Une lumière souterraine touchait un arbre, un clocher, une mare et tirait du néant l’une après l’autre les formes qu’elle façonnait de ses rayons. Un village surgit du gouffre, avec ses toits bleus de nuit et ses murs obliquement frappés de rose auroral. Des peupliers effilochaient de leurs aiguilles frêles les écheveaux de brume enroulés autour de leurs branches.

Ma maison apparut.

Mon âme participait au grand éveil des choses et l’aube se levait en moi, comme elle se levait sur la forêt et sur la plaine. Mes yeux recueillaient la splendeur du monde naissant ; ma bouche aspirait l’âpre souffle du matin. Pour mieux jouir de cet instant, je m’appuyai au tronc d’un arbre, compagnon robuste. Le passé s’évanouissait, comme les brumes dans les vallées. Les années de collège, les maîtres, les amis et jusqu’à cette chère figure, Mathilde, tout cela n’était plus qu’un cortège d’ombres prêtes à céder à la clarté de l’aube. La souillure de mon corps était lavée ; j’étais sain et fort ; j’allais vivre.

Je sentis que de moi tombaient les lourdes chaînes de la Peur, du Péché, de l’Angoisse divine. De ce sommet, safrané de crépuscule matinal, la voix du Tentateur ne suscitait plus, par delà la forêt, par delà les horizons terrestres, les troublants mirages d’éternité. Je compris que la vérité ne reposait plus dans les mystiques futaies de pierre, mais dans la lumière et la réalité des jours.

Je compris que, dans le temps qui nous est donné, il faut rassembler en soi la beauté éparse aux moindres parcelles du monde, spectateur irrassasié d’un jour. Je compris que la loi n’était pas celle que l’on m’avait enseignée, loi de douleur et d’expiation, loi de la chair mutilée et de l’esprit morose. La loi était autre : s’épanouir selon sa force, donner toute sa fleur et prendre toute sa part de l’universelle joie et de l’universelle douleur, se réjouir de n’être, dans l’enchaînement des effets et des causes, rien de plus qu’un fil d’herbe ployé par le vent, mais nourri des sucs profonds de la terre.

Et je compris aussi que, seule du petit monde d’autrefois, une figure demeurait : la tienne, mon compagnon. Elle n’appartenait pas au passé ; elle restait vivante ; elle se prolongeait sur l’avenir.

C’est toi qui détenais la clef des vergers merveilleux dont je rêvais maintenant de mordre tous les fruits. Tu l’avais entr’ouverte, cette porte, à mon regard d’adolescent, et le mirage par toi suscité avait remplacé les songes anciens de mon enfance.

Toujours je me souviendrai de cette main que tu posas sur mon épaule, un soir de pluie, de vent et d’amertume.

Lortal, je ne sais déjà plus ce qu’il y a de réel dans le personnage que j’ai fait de toi. Compagnon fuyant ou sincère, chatoyant égoïste, esprit amer, cœur inquiet, que reste-t-il du jeune homme correct, vêtu de gris, qui m’apparut, le soir d’une rentrée lointaine ? Que reste-t-il, sinon l’inflexion d’une voix cruelle et tendre, mêlée pour jamais au sourd bruissement de mes pensées ?

Mais l’adieu que j’adresse à mon adolescence se perd dans la symphonie aurorale. Par-dessus la forêt, bondée de sèves et de forces, surgit, comme l’épaule d’un plongeur qui remonte des abîmes, une aube, ordonnatrice…

Le soleil se levait.

FIN

Impr. Artistique « Lux », 131, boulevard Saint-Michel, Paris.

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