L'inquiète adolescence
III
L’année scolaire débutait par une retraite de trois jours. Nos maîtres, pour chasser les souvenirs des vacances, nous imposaient la solitude et la méditation. Il était interdit de recevoir des lettres ou des visites. Une discipline spirituelle de tous les instants devait mater les écarts de notre imagination.
Les oreilles bourdonnantes de sermons, de cantiques et de prières, les meilleurs d’entre nous s’exerçaient ainsi, dans le silence de l’étude ou l’ombre de la chapelle, à aiguiser un scalpel qui plus tard trancherait à vif dans leurs bonheurs. Incapables de ces fortes et logiques méditations qu’ont enseignées les saints — austère gymnastique de l’esprit — nous errions à la dérive selon les méandres d’une piété rêveuse, d’une mélancolie dont la volupté émouvait déjà nos fibres les plus intimes. En revanche, nous apprenions à démêler l’écheveau de nos naissantes passions, à scruter les mobiles de nos moindres actes, à reconnaître le péché sous ses formes les plus innocentes. La confession nous révélait l’angoisse du scrupule et la douceur de l’aveu, l’abandon des confidences secrètes. Nous nous interrogions comme des amants qui ne sont pas sûrs de leurs cœurs. Nous surveillions en nous les nuances si changeantes de l’amour divin, et déjà nous en éprouvions les heures brûlantes ou glacées. Celui qui a découvert Dieu demeure altéré de lui ; mais Dieu se dérobe et c’est le supplice de l’attente ; et c’est la sécheresse, l’ennui, le désespoir, tous les tourments de l’autre amour.
Cet entraînement mystique affinait les âmes à l’extrême, en peu de temps. Je revois quelques-uns de ces visages creusés d’extases précoces ; des yeux languissants, des nuques pliées dans l’oraison comme sous une caresse invisible ; quelque chose enfin dans ces adolescents de trop penché, de trop frêle et de trop ardent. Je les revois dans l’ombre de la chapelle ouverte tous les soirs, pendant la récréation, à ceux que rebutaient les jeux et les bourrades. Nous étions quelques-uns à chercher l’île déserte. C’était Tissandier avec son nez mince, ses cheveux filasse, si grand et si voûté pour son âge, qui demeurait agenouillé, les yeux mi-clos, sans un mouvement, sans apercevoir que son livre d’heures était tourné à l’envers ; Bos, courtaud, très brun, un vrai Méridional qui avait toujours des prunelles de fiévreux ; et aussi Toupine, l’efflanqué, le balourd Toupine, qui venait s’asseoir dans la nef obscure, encore parfumée de l’encens matinal. Pourquoi ? Parfois, dans le silence, nous l’entendions croquer discrètement une noisette. Deux cierges brûlaient à l’autel. Les derniers rayons du jour filtraient à travers les vitraux, irisant une boucle, la blancheur d’une main. La porte s’ouvrait. Des rumeurs s’engouffraient, des voix, le claquement du ballon. Puis de nouveau la paix, la paix fraîche du cloître.
Lorsque je me souviens de ces heures et de ces visages, je songe aux plantes que les jardiniers forcent dans les serres, à des lis trop blancs, à des fleurs maladives, à ces tissus éclatants et fragiles qu’un coup de soleil trop vif ou qu’une bise trop âpre fripera !
La retraite commença.
J’aimais ces journées d’où toute occupation profane était bannie. Dans la suite des mois scolaires — file interminable et grise — elles s’ouvraient comme des sous-bois : tunnels de verdure où la lumière danse entre des colonnes d’ombre. Le collège prenait alors quelque douceur ; les camarades étaient moins brutaux ; les maîtres, plus affectueux. Pendant les études, le surveillant n’avait pas à punir : tous étaient absorbés dans une torpeur, faite pour la plupart de piété et de paresse.
Cette année-là, le prédicateur était un Jésuite, le Père Nicklaus. Deux fois par jour pour tout le monde, trois fois pour les premiers communiants, le Père montait en chaire. C’était un homme long et sec, au visage parcheminé. Un lorgnon chevauchait le nez mince et courbe. La voix était belle. Il parlait avec peu de gestes, frappant parfois de la paume le rebord de bois poli. Au sermon du soir, on n’allumait les cierges que pour la bénédiction qui suivait. Le Père parlait alors dans l’ombre ; on distinguait seulement le reflet spectral du surplis, le scintillement furtif des verres. Mais sa voix roulait sous les voûtes, tour à tour suppliante, menaçante, câline, éclatant en brusques éclats ou grondant comme l’orage qui s’éloigne, tranchante, impérieuse et de nouveau onctueuse, insinuante, voilée. Merveilleux comédien du Seigneur ! Il connaissait tous les accents de l’amour et de l’indignation, les inflexions les plus maternelles de la tendresse, les notes graves du justicier. Ce flot de paroles entraînait les plus rebelles, pénétrait les esprits, amollissait les cœurs et, l’office terminé, jetait aux pieds du Père, qui signait leur front d’un pouce jaune et froid, les collégiens pantelants.
Ce soir-là, le P. Nicklaus prit pour texte de son sermon ces paroles farouches :
Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il sera jeté dehors comme un sarment ; il séchera et on le jettera au feu et il brûlera !
Péché et damnation ! Quels leviers pour peser sur ces âmes d’enfants et d’adolescents ! Le P. Nicklaus ne se faisait pas faute d’en user.
Des gouffres de feu s’ouvraient à chacun de nos pas. Le péché était partout, précédant le châtiment. Le Maudit avait tendu sur le monde et ses splendeurs un filet où trébuchaient les imprudents, et dont ils n’arrachaient les mailles qu’en déchirant leur chair. Le damné guettait sa proie à toute heure. Malheur à qui ne veillait point ! Si la mort le surprenait, coupable, il roulait dans la géhenne où les supplices ne cessent pas. Une imagerie forcenée matérialisait pour nous les peines qui attendaient notre faiblesse : torrents de poix, cataractes de bitume, citernes de plomb fondu, lacs d’huile bouillante où plongent des grappes de réprouvés. Et des comparaisons, des métaphores, toute une glose de bourreaux, méticuleuse, subtile. Les flammes de l’enfer ne consument pas, mais elles pénètrent toutes les parcelles de la chair damnée ; leur ardeur est plus vive que celle du feu grégeois, qui ronge comme une lèpre les corps où il s’attache ; elles sont à la fois matérielles et immatérielles et l’âme même du pécheur endure cette ardeur épouvantable. Ceux que Dieu a rejetés brûlent et craquent comme des sarments. La soif les tenaille. Et jamais une gorgée d’eau. Jamais ils ne poseront leur langue craquelée sur ces cristaux embués de fraîche vapeur qu’un atroce mirage leur présente. Soif ! Toujours soif ! Recueillez-vous, mes enfants, et imaginez ce que signifient ces mots : toujours soif.
Et, fermant les yeux, nous évoquions des courses torrides, des plaines calcinées, nos pieds brûlés par le sable, sous les javelots de cuivre du soleil, haletant vers d’illusoires palmes…
Dans le silence irrité de mon cœur, je me disais :
— Mensonges ! Mensonges ! Comment la félicité de Dieu n’est-elle pas troublée par ces cris d’angoisse ! Comment Dieu n’entend-il pas les damnés ? Comment la soif des victimes n’altère-t-elle pas Dieu ?
Une révolte crispait mes mains jointes, en songeant à ces saints, à ces tribus d’anges et d’archanges, aux favoris du Seigneur qui n’entendaient pas la clameur de souffrance et de rage, la clameur souterraine des Ardents.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Cela n’est pas possible ! Vous n’avez pas voulu que la souffrance fût sans fin. Vous n’avez pas voulu que le bonheur fût pour les uns, la douleur pour les autres et que les parts ne fussent jamais changées ! Que serait votre Ciel s’il y avait un Enfer ! Vous ne pourriez y demeurer, Seigneur ! Vous iriez souffrir avec les maudits.
Je suis de cœur avec les damnés. Mais l’éternité m’épouvante. Le P. Nicklaus se plaît à donner le vertige à notre raison. Terrible jeu que de révéler l’infini à un cerveau d’enfant. C’est lui faire faire provision d’angoisse pour la vie. Infini truqué et mélodramatique que celui du Père, mais il suffit à dresser devant nous un mur de ténèbres dont l’ombre s’allongera sur nos jours et sur notre pensée, contre lequel butera notre raison. La voici, tournoyante, affolée, la raison. L’enfant s’aperçoit avec stupeur que son univers vacille. Le prêtre profite du vertige.
Il enfonce en nous cette idée de l’éternité, douloureuse comme une épine : « Essayez de vous représenter, mes enfants, une sphère de diamant aussi grande, mille fois plus grande que la terre. Imaginez qu’un oiseau vienne chaque siècle effleurer d’un coup d’aile ce bloc inaltérable. Essayez d’estimer les milliards et les milliards d’années nécessaires pour que le diamant soit usé par l’aile de l’oiseau. Vous n’y parviendrez pas. Mais à supposer que vous réussissiez à réaliser ce fabuleux total, ces myriades de jours, de mois et d’ans ne seraient rien, pas une minute, pas une seconde, par rapport à l’éternité. »
Sophisme puéril dont je flaire l’artifice. Cependant l’éternité pèse sur moi, suspendue aux voûtes de la chapelle. Elle pèse sur tous ces jeunes fronts que jaunit la flamme des cierges, tandis que, sous le ciel d’octobre, s’incendie le dôme des forêts. Premier contact avec l’infini. Un éclair illumine l’abîme trompeur qui est au delà du temps et de l’espace. L’âme recule, effarée. L’œil vif du Jésuite cherche sur les bancs obscurs les élus, les sensibles que ce frisson marquera pour toujours, en qui s’est plantée la lame empoisonnée de l’angoisse. Ils ne l’arracheront plus, cette lame ! Et combien, des années et des années plus tard, croyant avoir épuisé toute l’enquête humaine, altérés encore de la vieille soif de l’au-delà, reviendront à lui, proie docile : « Mon Père, donnez-nous quelque chose qui ne passe point ! Mon Père, donnez-nous l’éternité ! »
Un geste final de bénédiction s’esquisse sur une fresque embrasée.
Les cierges du chœur s’allument. L’abbé Poncebique a pris sa place à l’harmonium. On chante une prose latine dont j’aime le rythme :
« Éloigne de nous, Seigneur, les songes et les fantômes des nuits et repousse notre ennemi, afin que nos corps ne connaissent pas la souillure. »