L'inquiète adolescence
XXI
Douce et mélancolique journée d’automne que celle de la rentrée ! J’arrivai à Aubenac vers cinq heures, au crépuscule. Quelques feuilles mortes voltigeaient dans la cour de la gare. L’hôtel du Lion d’Asie allumait ses lanternes. Sous les feuillages jaunissants du jardin public, des soldats promenaient leur désœuvrement de sortie. Le quai était désert. Un soleil décapité roulait, à l’horizon, sur des bois sombres ; la rivière se recourbait comme un cimeterre rougi. Personne n’admirait ce spectacle tragique prêt à s’évanouir. Je gravis la rue Jaladis, déjà obscure. Lortal m’avait invité à passer avec lui cette dernière soirée de vacances : nous regagnerions ensemble le collège.
Je n’éprouvais pas la tristesse désolée de jadis, lors de ces rentrées dont l’appréhension empoisonnait les dernières et somptueuses journées de septembre. Cette année serait, j’en étais sûr, ma dernière année de collège : toute de recueillement, d’étude et d’attente. La philosophie allait m’ouvrir des perspectives inconnues sur la vie de l’esprit. Et puis le rideau se lèverait. A mon tour, j’entrerais dans la pièce.
Je me reportais à cette précédente rentrée où Lortal m’avait apparu. Je revoyais — comme je la reverrai toujours — sa silhouette, alors qu’il descendait la pente de la terrasse. Quel changement en moi depuis cette date ! Je souriais en songeant à ma timidité, à mes naïvetés, à mes ignorances de collégien gauche et passionné. Puis ç’avait été la nouvelle amitié, la lutte contre Testard, l’effritement progressif de mes croyances, et ce grand élan vers la vie en qui je pressentais quelque chose de religieux aussi et comme une mystique destinée à remplacer l’autre.
Cette révolution, accomplie en moi, j’en liai le cours à celui de mon amitié. Lortal lui avait donné la première impulsion, moins par des raisonnements — il n’aimait ni les discussions, ni les théories — que par son attitude, ses gestes, sa voix, par cette force inexprimable que je pressentais en lui. Son visage reflétait à la fois l’énergie et la rêverie ; il joignait le cynisme à la délicatesse, la brutalité à la douceur et l’énigme même de cette nature la rendait plus séduisante. Aucun de ceux qu’il voulut attirer ne lui résista jamais. Bien rarement d’ailleurs il se donnait cette peine. Peine inutile, s’il s’agissait de moi, car j’acceptais de lui les pires rebuffades.
Je me suis demandé parfois si Lortal avait jamais aimé personne, hormis lui-même. Mais il s’adorait et se détestait tour à tour, comme s’il eût été, par moments, épris de son double et, par moments, écœuré. En outre, son imagination était si vive ; elle colorait si richement tous les reflets de cet égoïsme, que l’on était bientôt captivé et pour ainsi dire absorbé par cette chatoyante personnalité en lutte incessante avec elle-même. On finissait par prendre à ce conflit plus d’intérêt qu’un Lortal inaccessible au tréfonds de son esprit n’en prenait à voir batailler en lui-même deux êtres opposés. Flegmatique et contemplateur, ce Lortal intime se masquait volontiers de leurs doubles figures ; puis, lassé du jeu, rejetait parfois avec impatience un déguisement qui ne lui convenait plus. Il se révélait alors l’indolent flâneur qui souffle au visage de la vie une bouffée de cigarette de contrebande. Que de fois je l’ai vu, ce Lortal indifférent et lointain, succéder au Lortal amer et cynique, qui se délectait des bons mots de Salayrac ; succéder aussi à l’autre, au confident si délicat, à l’ami si fraternel. Déguisements ? Peut-être. Je ne me suis que bien plus tard posé la question du cabotinage de Lortal. Parfois je doute d’avoir connu de lui autre chose que des défroques. Et pourtant ! tant d’heures d’amitié, dont le souvenir est ineffaçable, ne me permettent guère de m’arrêter à ce jugement. Quoiqu’il soit, ami sincère ou changeant protagoniste d’un drame dont il était le seul spectateur, il m’associa — et Dieu sait si moi j’étais sincère ! — aux émotions réelles ou feintes de sa vie.
Mime prodigieux peut-être, il me joua, dans la solitude du collège, le jeu des passions, celui de la joie, celui du désir, celui de la douleur, celui de la haine et j’en fis ainsi la découverte anticipée. Il m’en resta le goût très vif d’expérimenter par moi-même, mais la réalité manqua toujours de ce vernis dont l’Enchanteur avait su la parer.
Enfin, par un curieux prestige, il entr’ouvrait derrière la mesquinerie des visages et des faits quotidiens des arrière-plans profonds et curieusement éclairés. En cela, il possédait le génie de l’aventure, car l’aventure n’existe que pour ceux qui ont le sens du mystère, pour ceux qui se demandent où vont expirer les dernières rides des actes que nous lançons à chaque minute, d’un geste indifférent, dans les eaux profondes de l’univers. Et c’est avant tout ce trait étrange de son esprit qui me rendit si cher celui qui fut le compagnon impérieux — et peut-être le subtil mystificateur — de mon adolescence.
Toutes ces réflexions ne s’ébauchaient que bien confusément dans ma pensée, lorsque s’ouvrit la porte de l’hôtel de Rochebuque. Le vestibule était sombre : le reflet d’une étroite fenêtre à vitraux plombés jouait sur une armure colossale adossée au mur.
J’entrai dans le salon. La vaste pièce, toutes persiennes closes et tous rideaux tirés, était éclairée par un lustre de bois doré et des candélabres à bougies qui donnaient une lumière jaune et clignotante. Les yeux étaient surpris par cette vibration diffuse et distinguaient mal les objets. Les tapisseries des murs tombaient à grands plis d’ombre. D’un haut portrait, il ne demeurait qu’une tache de sang figé, peut-être la robe d’un magistrat. Les glaces, verdies par le temps, offraient, sous le vacillement des appliques de cuivre, le reflet spectral de quatre visages penchés sur une table de whist : Miromps et sa femme, Lortal et Mlle Dubois de Louvrezac. Un feu de bois brûlait, projetant son rayonnement rouge sur le visage de Mathilde qui, dès l’abord, me parut amaigri.
A mon entrée, Lortal posa ses cartes, se leva et me tendit la main. Ces deux mois l’avaient transformé. Il me sembla plus grand, toujours aussi svelte, mais d’aspect plus vigoureux. Son teint ambré était encore foncé par le hâle. Son visage, son regard avaient quelque chose de nouveau : était-ce fierté, bravade ou simple assurance ?
— Diable ! lui dis-je. Quelle mine tu rapportes de la mer !
Je saluai. Après quelques paroles banales, les joueurs reprirent leur manche. Ils jouaient silencieusement. Le tic-tac d’un cartel mesurait ces heures provinciales. Ne m’intéressant pas au whist, je pouvais tout à mon aise détailler les physionomies vaguement illuminées par le clignotement des bougies et le reflet du foyer. Celle de Mlle Dubois de Louvrezac avait l’impassibilité d’une longue vertu ; un brin de moustache ornait sa lèvre ; le cou maigre émergeait d’une guimpe de dentelle noire. La demoiselle ne m’attirait guère et je concentrai mon attention sur Miromps et sur Mathilde. Césaire-Auguste tendait sa large face vers la flamme qui en avivait encore la couleur brique. Aucun de ses traits ne bougeait ; mais cette impassibilité était bien différente de celle qui figeait les traits de l’unique héritière des Louvrezac. Ce sont les mains du joueur qu’il faut regarder. Celles de Miromps battaient, coupaient, abattaient les cartes avec une souplesse nette, tranchante, mais non sans nervosité. Il tournait parfois vers Mathilde des yeux qui semblaient demander : « Ne vous suis-je pas trop à charge ?… » Et Mathilde répondait par un regard de ses prunelles allongées, un regard affectueux, calme, mais empreint d’une tristesse qui ne m’échappait pas. Je remarquai d’autre part qu’elle ne levait jamais les veux sur Lortal, si ce n’est furtivement, comme avec la crainte de lire sur ce visage des sentiments qu’elle préférait ignorer. Des trois, celui qui semblait le plus à l’aise, c’était sans nul doute mon ami. Il maniait les cartes en joueur consommé, lançant de temps en temps un mot qui déridait Miromps, mais n’amenait qu’un faible sourire sur les lèvres de Mathilde. Il feignait de ne pas s’apercevoir de la froideur et de la contrainte de la jeune femme.
La contemplation de ces trois personnages qui, peu à peu, avaient pris tant de place dans ma vie et qui, si paisiblement assis autour d’une table à jeu, tenaient les rôles d’un drame secret, à moi révélé par hasard, cette contemplation m’absorbait tellement que je n’entendis pas la porte s’ouvrir.
Le chanoine Doublemaze en douillette fine était devant nous.
— Eh ! bien, fit-il, les mains jointes derrière son dos, une petite partie ! Nous sommes au complet, je vois.
— Il y a une place toute prête pour vous, monsieur le grand vicaire, dit Lortal en se levant. Je vous la cède bien volontiers. Les cartes m’assomment.
La brusquerie de mon ami me surprit. Miromps pria le chanoine de s’asseoir, avec une cordialité qui n’était pas jouée. Quant à Mathilde, je fus encore plus étonné de voir le regard soumis et presque suppliant qu’elle attachait sur le prêtre.
M. Doublemaze lui fit compliment de sa mine qui ne me paraissait pas pourtant indiquer des nerfs bien calmes, ni une santé parfaite.
— Vous paraissez en bien meilleur état qu’à votre retour de Bretagne, madame. Je crois que l’air de la mer ne vous valait rien. Vous étiez fort défaite, alors.
— Hélas ! oui, répondit Mathilde. Je me sens plus forte aujourd’hui.
Miromps observait sa femme avec une inquiétude qu’apaisèrent ces derniers mots. Un sourire éclaira son visage.
— Il lui faut beaucoup de prudence et surtout éviter les émotions, dit-il. Mais ici la vie est si calme !
— Très calme ! appuya Doublemaze.
Le rire sec de Lortal égratigna la pénombre.
— Trop calme, à votre avis, jeune homme ? demanda le chanoine avec une ironique sévérité.
— Que non ! Que non ! Monsieur le grand vicaire. Mais ce whist m’énerve. Je vous l’abandonne. Demurs, viens-tu prendre l’air un instant au jardin ?
Nous sortîmes. La nuit était fort sombre ; nuit d’octobre, riche en frissons humides. Des feuilles craquèrent sous nos pas.
— Déjà ! murmurai-je.
— Déjà ! fit Lortal, et il me prit le bras.
Nous fîmes quelques pas en silence.
— Je hais le chanoine, me dit-il. C’est un Tartufe ! Depuis notre retour, il vient tous les soirs, sous prétexte de whist, de livres prêtés à Mathilde, etc. Que sais-je ?
— Bah ! répondis-je, que t’importe ! Parle-moi de toi plutôt. Ta lettre m’a intrigué. Tu m’y laissais entendre un grand bonheur…
— J’ai eu tort de te parler de cela, coupa-t-il agacé. Mettons que j’aie été heureux, très heureux, plus heureux que tu ne le seras jamais, insista-t-il durement. Mais ce qui est passé est passé. Cet imbécile de Miromps me dégoûte : il me traite comme un fils. Quant à Mathilde, elle est trop lâche… Et dire que je l’ai crue si forte. Mais le Doublemaze a fait sa conquête.
— Comment ?
— Oui, comme je te le dis. Le vicaire est un ambitieux. Miromps doit être l’instrument de sa carrière. Si les élections réussissent pour son parti, si Miromps est élu, Doublemaze est un grand homme. La banque agricole, le « Laboureur », qu’a fondée le chanoine, sous l’espèce d’un homme de paille, c’est sur les épaules d’un Miromps qu’elle doit reposer. Miromps est indispensable. Or, Miromps est un faible.
— Crois-tu ? Un homme qui a eu une existence aussi dure…
— Ça ne prouve rien. C’est un faible. Le chanoine est bien plus fort que lui, va, sans être le fils de ses œuvres. Il a vu tout de suite le défaut de la cuirasse : la femme. Miromps ne vit plus que par Mathilde. Depuis qu’il est marié, il est aveugle, sourd et bête. Le voilà bien, le grand aventurier ! Mathilde est malade et Miromps perd la tête. Son argent, il s’en fiche. Si Mathilde lui demandait de le jeter à la rivière, il le ferait aussitôt en pleurant de joie.
— Et si Mathilde le lui demande pour…
— Pour Doublemaze ! Eh ! bien, il donnera ce qu’on voudra. C’est bien ce qu’a vu Tartufe ! Et c’est le siège de la femme qu’il a commencé.
Lortal s’arrêta un instant. Nous étions devant le pavillon qui luisait, blême, dans l’ombre.
— Ne lui a-t-il pas persuadé, reprit-il avec rage, de transformer son atelier en oratoire ? Il profite de tout, de sa maladie, de sa nervosité et surtout… Mais je ne peux rien dire, je ne peux pas…
— Jacques, je suis ton ami, risquai-je avec un peu de honte.
— Des idées absurdes ! folles ! Des remords… comme si elle avait commis une faute, irréparable. Comment a-t-il pu deviner ? Comment a-t-il pris cette piste ? Je l’ignore. Il est peut-être allé au hasard. Il est tombé juste et je t’assure qu’il en a profité. Le flair de ces gens est incroyable. Il n’est pas de secrets qu’ils ne devinent. Ils avancent doucement la main et font crier celui qui cachait le mieux sa blessure. On ne peut pas ne pas se trahir avec eux.
Une horloge sonna. Sept coups vibrèrent dans la nuit, par-dessus les arbres du Foirail, sept coups partis de la cathédrale invisible et dont les ondes allaient mourir au loin, vers les champs.
— Il faut rentrer ! dis-je.
— Je n’en reviens pas, reprenait Lortal. Mathilde qui n’avait aucun goût pour les prêtres. Tout juste si elle faisait ses Pâques, comme tout le monde. Rien d’une dévote. Et maintenant je parierais qu’elle va prendre ce Doublemaze pour confesseur. Si ce n’est déjà fait ! Mais je ne peux rien savoir ! Et pourtant, ajouta-t-il âprement, je me défends !
— Tu te défends !
— Naturellement. C’est moi, l’ennemi. Miromps est déjà soumis, cet indomptable, ce hors la loi ! Mais moi ! On a bien deviné tout de suite qu’il fallait m’arracher de la place. Au fond je m’en rends compte et j’enrage : j’ai été le bon levier pour Doublemaze. Un levier, tu m’entends. Imbécile ! Et parbleu ! Il l’a prise par la confidence, la sympathie, la consolation, que sais-je ? Mathilde avait une fibre sensible : l’orgueil. Il a su la toucher. Il lui a fait honte. C’est ainsi qu’il a dompté la première révolte. Maintenant il l’enveloppe de mysticisme : il lui fait lire des livres sur la grâce, l’amour sacré, un tas de fariboles qui grisent les femmes. Ah ! le malin, il savait bien qu’on n’arrache les femmes à l’amour que par l’amour… Et je ne peux rien, rien !
Il y avait une telle désolation dans son accent, quand il prononça ces derniers mots, que je lui serrai le bras avec force. Nous gravîmes le perron. Rien ne pouvait me rapprocher davantage de l’ami, que je sentais si éloigné de moi, si ce n’est de le savoir malheureux.
Nous dînâmes tous les quatre. M. Doublemaze était parti, accompagné de Mlle Dubois de Louvrezac.
— Un homme supérieur que le vicaire, dit Césaire-Auguste.
Mathilde baissa la tête, tandis que Lortal ricanait.
— Vous en reviendrez, cousin !
— Vous remontez ensemble à Saint-Julien, nous demanda Mathilde.
— Oui, répondis-je. La dernière rentrée ! C’est ce qui me console.
— Ne soyez pas trop impatient, me dit-elle avec un sourire dont la mélancolie me traversa comme l’écho d’une mélodie oubliée depuis longtemps. Vous avez toute la vie devant vous…
Là-dessus, nous prîmes congé d’elle et de Miromps.
— A bientôt, nous cria sur la porte Césaire-Auguste.
— Toute la vie, répétais-je en montant, aux côtés de mon compagnon taciturne, l’obscur raidillon qui conduisait au collège — toute la vie !