L'inquiète adolescence
XXIII
Nous arrivâmes ainsi aux fêtes de la Toussaint. Tristes journées de novembre ! La colline, au sommet de laquelle s’élevait notre collège, était balayée de rafales soulevant dans la cour des tourbillons de feuilles mortes, hurlant des appels fous, la nuit, aux fenêtres des dortoirs. Les beaux marronniers de la terrasse étaient, une fois encore, dépouillés de leurs feuilles ; les charmilles n’abritaient plus aucun secret, par les soirées traîneuses de brumes. Sournoisement la saison insinuait en moi son poison mélancolique. Je me surprenais à rêver tout en parcourant, d’un œil qui ne lisait pas, les livres prêtés par l’abbé Mirepuy.
Mon amitié pour Lortal prit en ce temps un caractère douloureux. Parfois, au cours d’une étude, mon regard s’arrêtait sur le visage de l’ami et ne pouvait s’en détacher, comme si une séparation menaçait. Lortal était alors d’une irritation constante à mon égard. Je pardonnai cette humeur. Il avait une telle excuse. Le sentiment, que je supposais en lui, auréolait le personnage créé par mon amitié. Je ne pouvais pas ne pas voir dans ses yeux le reflet de cette passion malheureuse qui l’ennoblissait aux miens. Des crises de gaieté brutale alternaient chez lui avec des périodes d’indolence chagrine. Son goût pour Salayrac le reprenait. Des relents de ripailles villageoises allumaient encore ce rustre égrillard, et, tout chaud de leurs « rigolades », Lortal se moquait de ma mine confite.
Le jour des morts, il était d’usage que chaque classe, guidée par son professeur, se rendît à la visite du cimetière. Nous partîmes donc sous la conduite de Mirepuy, petit groupe sombre dans cette grise matinée, pèlerines claquant au vent, casquettes enfoncées sur les yeux. Le champ des morts s’étalait sur un vaste plateau ; ses croix dominaient la ville et le collège lui-même. Il fallait, pour y arriver, suivre des faubourgs lépreux dont le brouillard et la boue aggravaient encore la désolation banlieusarde.
Nous parcourûmes ce matin-là les détours de la Cité Morte, nous attardant parfois, pour une prière, devant une tombe abandonnée. Ces sépultures de pauvres et d’oubliés, la Nature les ornait d’une offrande, à chaque saison : roses sauvages de l’automne, perce-neige de l’hiver, violettes du printemps, boutons d’or de l’été. A l’écart des autres, je demeurai quelques instants devant l’une de ces tombes sans nom, ému comme si j’avais découvert dans un temple vide l’autel du dieu inconnu.
La mort ! Elle ne m’apparaissait plus sous l’aspect hideux que nous décrivait jadis le sombre Gerboux : reine des épouvantements, pourvoyeuse de cloîtres. Autour de cette croix de bois, dont les pluies avaient délavé la triste peinture, cette croix anonyme aux bras nus de son Christ, un rosier avait grimpé et, sous le vent d’automne qui balayait éperdument les allées, des pétales couleur d’ivoire s’effeuillaient. La terre avait absorbé jusqu’à la poudre des ossements ensevelis dans le travail de son sein et de cette terre avait surgi la tige fleurie de tardives corolles. A leur tour, les roses mouraient ; une légère odeur de corruption envenimait leur parfum ; les pétales jaunissants s’effeuillaient, l’un après l’autre, obéissant à la loi qui veut que toute beauté soit éphémère et qu’une incessante destruction accompagne une renaissance sans fin.
Cette image fut un trait de lumière pour mon esprit. Brusquement m’apparut la folie d’une religion du désespoir qui sèvre les vivants, par la crainte de la mort, des plus fortes joies de la vie. Se mortifier, n’est-ce point devenir semblable à un mort ? L’ascète est l’amant halluciné de la camarde, dont le spectre, dansant et enguirlandé, conduit la sarabande des suppliciés volontaires. L’enseignement du rosier effeuillé n’était-il pas préférable à cette frénésie qui précipitait des milliers de vies aux ardeurs solitaires des cloîtres, seule issue logique de la doctrine de mort et de péché ?
Mais la mort n’était qu’un des visages de la vie : la vie elle-même, sépulcre insatiable, inépuisable source. Et les choses ne se révoltaient pas ; elles cédaient à leur destin avec sérénité ; ayant réalisé leur être et leur forme d’un instant, elles se résorbaient dans le gouffre dévorant et créateur. Pour vaincre la mort, nos maîtres nous prêchaient de sacrifier la vie et nous leurraient d’éternité. Mais dans cette matinée d’automne, devant cette tombe inconnue et jonchée d’agonisantes roses, une vérité sereine m’inondait, courait à travers mon sang comme une liqueur réchauffante. Vivre ! Il fallait accepter de vivre, comme il fallait accepter de mourir, d’un cœur content, ayant donné toute sa fleur. Et la seule éternité qui se découvrait à moi, sur ce sol nourri d’ossements, était celle de l’innombrable devenir.
Je rejoignis l’abbé Mirepuy et mes camarades. Une nappe de pluie voilait le monde à nos pieds. Je portais ma vérité dans ma poitrine, cachée à tous. En passant le seuil du cimetière, une parole du Christ me revint en mémoire :
« Laissez les morts ensevelir les morts. »
L’après-midi, comme il n’y avait pas de cours, Lortal me demanda de l’accompagner chez les Miromps.
— Ta visite fera plaisir à Mathilde. Cela la changera un peu de sa compagnie habituelle !
La petite ville d’Aubenac était tapie sous d’épais nuages plus bas que les collines environnantes, et qui semblaient l’isoler de toute communication avec l’univers. Par-dessus les toits d’ardoises, les tours et la flèche de la cathédrale s’étoupaient de brume. Quelques corneilles au vol flasque écornaient d’accents circonflexes cette voûte grise où s’étouffait la sonnerie des heures. Le théâtre, portes closes, laissait le vent lacérer les lambeaux des dernières affiches de la Dame aux Camélias. Le « Café du Commerce » avait tiré ses rideaux pour mieux emmitoufler ses habitués dans un nuage d’absinthe dont l’arome filtrait sur le trottoir. Sur le Foirail qui dressait vers le ciel les branches nues et puissantes de ses arbres, comme pour le conjurer de déchirer enfin ces étouffantes nuées, la meule d’un affileur faisait un sifflement doux et triste. Quelques dévotes en capote noire sortaient de l’église. Un moine de pierre qui supportait le cintre du porche de ses épaules tronquées, leur tira la langue. Pas une âme ! La province couvait discrètement son pot-au-feu de haines, d’intrigues, de mensonges.
On éprouve parfois dans ces petites villes, en apparence refuges du sage, la révélation soudaine de leur vie secrète. C’est comme si l’on flairait le relent sournois de toutes les vilenies qui se trament sous ces dehors patelins, de même que l’on flaire, au seuil d’une gargote d’aspect débonnaire, l’odeur du bouillon aigre et de la viande avancée. La tranquillité des lieux est si grande qu’elle semble dérober une menace. Sur la place silencieuse où chante la fontaine, on est tout d’un coup pris d’inquiétude et d’une furieuse envie d’être transporté à cent lieues.
Ce malaise m’étreignait, tandis qu’aux côtés de Lortal je gravissais la rue Jaladis. Jamais l’hôtel Miromps ne m’avait paru plus sévère. Les fenêtres de la façade étaient fermées : la maison avait abaissé ses paupières, jalousement, sur son secret.
Césaire-Auguste nous accueillit dans le salon désert. Il n’avait pas encore perdu cet aspect d’énergie, cette puissante lourdeur qui m’avaient séduit jadis. Mais la bouche n’avait plus sa contraction volontaire ; le menton plus gras s’arrondissait. Il émergea de l’ombre, avec sa démarche torse.
— Mathilde est bien souffrante. Elle vous recevra quand même tout à l’heure. Votre visite la distraira.
Et se tournant vers Lortal avec une humilité qui me navra :
— Jacques, dit-il, si vous voulez aller la saluer tout de suite, vous êtes libre.
— Puisque vous le permettez, répliqua doucement mon ami.
Et il disparut par la tapisserie du fond.
— Je suis bien inquiet, me dit Miromps. Ma pauvre femme ne supporte que difficilement les épreuves de la maternité. Elle ne quitte guère sa chaise-longue. Elle est triste. Rien ne parvient à la distraire !
Il passa sa main sur son front, comme pour essuyer une sueur invisible. Ce geste incluait une grande douleur.
— Elle ne trouve de soulagement que dans la lecture. Le chanoine Doublemaze lui indique des livres. Je lui en ai beaucoup de reconnaissance. C’est un prêtre fort accompli.
Nous entrâmes dans son cabinet.
— Voyez ma nouvelle acquisition, me dit-il avec une satisfaction de collectionneur. Une déesse étrusque ; la déesse de l’ombre.
C’était une figurine de bronze représentant une femme nue, mais longue, si longue qu’elle semblait une fumée ; à la contempler, elle s’effilait, s’effilait dans le demi-jour de la pièce. Le métal n’était plus qu’une impondérable substance. Je songeais à celle qui, de cette maison solitaire, s’évanouirait peut-être ainsi, un de ces soirs, pareille à la déesse de l’ombre, fumée, elle aussi.
Quelques instants plus tard nous pénétrâmes chez Mathilde.
La chambre, fort haute de plafond, était plongée dans une demi-obscurité. Une servante plaçait une lampe sur un guéridon. Baignées par le cercle lumineux, je vis des mains, allongées sur une couverture, des mains jaunes, amaigries. Au-dessous de la lampe, un livre ouvert. Le visage de Mathilde ne m’apparut qu’ensuite.
Lortal était assis au bout de la chaise-longue, dans le noir. Tous deux étaient silencieux. Nous entendîmes le tic-tac de la pendule qui marquait, goutte à goutte, l’écoulement de leurs vies. Un feu brûlait. Un reflet rougeâtre léchait le tapis et le mur. Tous les bruits du monde étaient morts à cette porte.
Alors je regardai Mathilde. Était-ce bien la jeune femme que j’avais vue galopant sur la lande hivernale ? Était-ce bien l’Amazone ? Un an s’était écoulé. Je ne la reconnaissais plus. Était-ce le reflet verdâtre de l’abat-jour ? Mais elle semblait avoir perdu cet ambre qui lui donnait une fauve splendeur. Ses joues s’étaient creusées. Un cerne bleuté entourait ses yeux coupés en amande. Le coin des lèvres s’affaissait, lâchement. Je n’eus pas besoin de la considérer longtemps pour connaître que la lassitude de vivre habitait ce corps.
Elle me tendit la main, avec une cordialité déjà étrangère, comme une qui part pour d’autres contrées — des contrées silencieuses — et qui déjà s’isole.
— Je sais quel bon ami vous êtes toujours pour Jacques, me dit-elle.
Elle me parla aussi de mes études.
Lortal était immobile comme une statue.
— Nous allons vous laisser, chère, dit Césaire-Auguste qui se tenait à l’écart, comme un enfant ou un serviteur. Il ne faut pas vous fatiguer.
Lortal se leva. Ils échangèrent quelques paroles.
Je ne pus résister au désir de me pencher sur le livre ouvert au chevet de Mathilde. Ce n’était pas un livre. C’était le Livre. Un trait d’ongle marquait la page. Je lus :
Mettez comme un sceau sur votre cœur, comme un sceau sur votre bras, parce que l’amour est fort comme la mort, parce que le zèle de l’amour est inflexible comme l’enfer ; ses lampes sont des lampes de feu et de flamme. Les grandes eaux n’ont pu éteindre la charité, et les fleuves ne la submergeront point. Quand un homme aurait donné toutes les richesses de sa maison pour l’amour, il les dédaignerait comme rien.
La rue. La nuit.
— Je m’étonne que nous n’ayons point rencontré M. Doublemaze, dit Lortal.