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L'inquiète adolescence

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XXVII

Pâques approchait et le printemps.

Les élections mettaient Aubenac en effervescence. Les murs se couvraient d’affiches multicolores. Sur un nombre incalculable d’entre elles on pouvait lire en capitales éclatantes :

MIROMPS DE ROCHEBUQUE
Républicain modéré.

La fortune de Miromps devait lui assurer les suffrages de la bourgeoisie aubenacoise bien pensante et fort timorée quant à ses rentes. Quant au qualificatif de « modéré » — si justement choisi et probablement pas par lui-même — c’était l’étiquette d’opinions indéfinissables pour le moment et qui s’affirmeraient sans doute avec plus de précision, les bulletins une fois sortis des urnes. Je ne sais si Césaire-Auguste se donnait la peine d’être autre chose qu’un instrument entre des mains habiles et puissantes. Je ne l’avais pas revu depuis la mort de Mathilde qui l’avait accablé. Le chanoine Doublemaze ne le quittait plus. Le grand vicaire avait bien manœuvré cet homme dont la vie entière n’avait été qu’une série de rétablissements à la force du poignet, qu’une course farouche à l’argent et qui était venu tard à l’amour, pour sa ruine. De cet aventurier, jadis capable de toutes les audaces, aujourd’hui vidé de sa force, Doublemaze avait fait un « modéré ». Beau triomphe. Césaire-Auguste avait délié les cordons de sa bourse. On pouvait voir, encastrée dans la façade d’une maison neuve, sur le Cours, une plaque de marbre noir gravée de lettres d’or : « Le Laboureur, Société de crédit agricole. Capital anonyme de… ». Comment cette rude argile de mécréant avait-elle fondu dans les mains potelées du chanoine ? Par quels persévérants efforts, quelle pesée continue sur une âme tardivement ouverte à la tendresse, Doublemaze était-il parvenu à modeler sa volonté ? Mystère de la maison déserte, des soirs de solitude, des chambres où flotte encore une présence. La mort avait aidé aux desseins du chanoine. Miromps, peu à peu, s’était livré au prêtre. Sans doute, après une carrière dont les ressauts avaient exigé des muscles impitoyablement bandés, goûtait-il la jouissance d’abandonner enfin sa volonté entre des mains étrangères.

L’hôtel de la rue Jaladis était animé à nouveau par ses habitués. De nombreux ecclésiastiques y étaient priés à dîner. Mlle Dubois de Louvrezac tenait avec dignité le ménage de Césaire-Auguste. La chambre de Mathilde avait été fermée et Miromps en conservait la clef. Quant au pavillon, l’ancien atelier devenu l’oratoire de l’Amazone, il servait maintenant de fruitier. Je tins ces détails du grand laquais. Ce n’est pas sans tristesse que je revis sur le seuil les cariatides aux bras noueux, le Jour et la Nuit, ployées sous le cintre massif comme sous le faix du destin des hommes.

Une lettre de ma mère m’annonça le mariage d’Édith Jouvelin avec le Dr Horace Milondré. La cérémonie avait eu lieu dans l’intimité. Le couple se fixerait à Aubenac, dans la maison du docteur. Édith viendrait habiter la vieille maison et le jardin invisible où jadis, certaine nuit d’été, la belle madame Dormain s’était mise toute nue. Je la méprisais d’avoir élu ce bellâtre imbécile et mon humeur était d’autant plus âcre qu’elle était mélangée de colère, d’humiliation et de regret.

Ce fut un jeudi d’avril que je reçus la lettre de ma mère. J’étais libre jusqu’au dîner. Je profitai de ma sortie pour aller jusqu’à l’hôtel Miromps. Ensuite je passai devant la maison de Milondré, poussé par le besoin de m’égratigner le cœur. Des peintres, juchés sur des échelles, nettoyaient la façade et peignaient les volets. Le jardinier sarclait les allées encombrées d’herbes folles. On préparait le retour des époux.

Un vent chaud soulevait une fine et désagréable poussière, le long des rues caillouteuses. Froissant dans ma poche la lettre légèrement ironique de ma mère, je considérai les murs qui abriteraient désormais Nourmahal — non, pas Nourmahal, une autre femme : Nourmahal n’existait plus.

Puis je me remis en route. Le temps était orageux. Mes oreilles bourdonnaient, mes tempes battaient, mes mains me paraissaient brûlantes. Fièvre de printemps. En même temps, une torpeur ouatait mes pensées et mes mouvements. J’allais au hasard des rues, la tête trop lourde, les jambes molles et l’esprit à la dérive.

Je m’égarai ainsi dans le quartier voisin de la gare. Faubourg sordide, plus hideux encore sous ce ciel cru et cette acide clarté d’avril. De petites fabriques, accroupies au milieu de terrains vagues, rongés de lèpre, soufflaient des fumées sales. Un âne râpé rongeait des chardons parmi des tas d’ordures et des tessons de bouteilles. Une locomotive en manœuvre déchirait à coups de sifflet la percale fade de l’azur. Je crus reconnaître — mais c’était un souvenir effacé, une réminiscence irréelle — le quartier où Lortal et moi nous étions perdus, le décor enfin de la grande aventure.

Alors une image se planta devant mes yeux. Je fus sans défense devant elle. Mes genoux tremblaient ; je sentis au creux de l’estomac un nœud qui m’étouffait ; ma gorge se contractait ; mon palais était sec. J’étais dominé par une impulsion obscure, tyrannique, à laquelle il fallait, coûte que coûte, obéir. Et j’allais, automatiquement, comme un homme halluciné ou ivre, dans la direction prescrite par l’image.

Que voyais-je ?

Une vitre voilée d’une taie rouge.

La rouge enseigne, surgie au cœur brumeux de la nuit, l’an passé, me lancinait. Une force me poussait en avant : marche, marche donc. J’entendais un rire dans ma nuque.

Le soleil frappait droit l’infâme carreau, comme une flaque de vin. Sur la porte on lisait : Café des Mobiles, en lettres jaunes. C’est là qu’il faut entrer. Et j’entre. Le bec de cane poisse ma paume. Ouf ! la porte s’est refermée. La salle est vide et fraîche. Des taches de soleil dansent sur les tables de zinc vert, maculées, sur un comptoir chargé de bouteilles et papillotant d’étiquettes. Personne. Je m’assieds, je m’éponge. Il fait bon. Ma fièvre passe. Je la sens couler sous ma peau. Un coq chante au dehors. Il flotte une vapeur d’anciennes absinthes.

Éraillée, traînant du fond des âges, j’ai reconnu la voix.

— Qu’est-ce que vous prenez ?

L’hôtesse est devant moi, énorme. La lèvre inférieure pend comme une viande à l’étal. Les yeux clignotent. Les seins tremblent sous une chemise à pois ; les aisselles arrondissent des taches de sueur.

— Un bock !

La femme se dirige vers un escalier en vis et appelle :

— Alice, descends. Y a quelqu’un !

Des pas. Alice est vêtue d’un sarrau d’ouvrière. Le visage est étroit, dur et jaune. Sans son fard elle aurait l’air d’une personne sévère, d’une institutrice. Le maquillage maladroit s’arrête au cou ; un ruban de velours dissimule mal la tranche grisâtre.

Elle s’assied en face de moi, croise les jambes. Je découvre sous le sarrau un bas à jour et une jarretière écarlate.

— Qu’est-ce que tu paies ! Hé, là-bas, apporte une bénédictine.

Elle boit à petits coups, puis me tend sa bouche poissée d’alcool.

— On va monter, hein ?

Les yeux ont un éclat vert qui commande. Ils s’allument et s’éteignent, brefs, comme des phares sur la mer grise. Dans la face sérieuse, le trait des lèvres peintes ouvre un sillon violent et sombre. Mon dégoût cède à cette suggestion. Elle gravit l’escalier, relevant sa blouse noire jusqu’aux cuisses nues.

Ascétique, la chambre : un lit de fer, une cuvette, un savon rose.

Elle se couche sur le lit, tout habillée, impérieuse.

— Viens !

Je m’approche, sans désir, de ce corps voilé de noir. Mais je suis résigné, soumis. C’est la femme qui ordonne.

— Combien me donneras-tu ?… Non, je ne me déshabillerai pas. Pour qui me prends-tu ?… Allons, dépêche-toi.

Assis au bord du grabat, je prends ma tête à pleines mains.

— Idiot ! Approche-toi, quoi ?… Hein ! tu dis… la première fois !… Non, c’est une chance !

Et, brutale, passant ses deux bras autour de mon cou, elle me renverse dans l’odeur froide de la lustrine…

Ce seuil franchi, le ricanement de la mégère derrière la vitre, le faubourg où rôdent les chats galeux le long des murs écaillés de salpêtre… Il me semble qu’un signe de honte attire sur moi l’attention des passants. Est-ce donc ainsi que tous les jeunes hommes apprennent l’amour ? J’éprouvais une grande humiliation dans mon corps et le désir de pleurer.

L’ombre rampait déjà à travers les massifs du jardin public quand je le traversai pour rentrer à Saint-Julien. Une brise plus fraîche apportait une odeur de bourgeons et de résine. Un piano — l’inévitable piano des soirs de province — suffit à immortaliser dans ma mémoire la mélancolie de cette heure. Il suffit parfois d’une ritournelle pour qu’une douleur ne s’oublie point. Je m’assis sur un banc de pierre. Mes larmes coulaient. Je pleurais sur moi, sur le bonheur manqué, sur la désillusion — et aussi sur le visage fardé, triste et violent d’une pauvre putain de cabaret.

Puis, je regagnai le collège d’où j’étais sorti, pur.

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