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L'inquiète adolescence

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XX

L’image triomphante de Nourmahal effaça ce que cette indifférente séparation pouvait avoir d’amer. A vrai dire, rien ne résistait à cette lame de fond qui balayait mes pensées, mes aspirations, mes souvenirs. Quatre mots et son sourire avaient suffi : j’aimais.

Mon voyage s’accomplit dans une sorte d’ivresse. Quelques heures de chemin de fer me séparaient de l’habitation de mes parents. Le train omnibus franchissait cette médiocre distance avec une sage lenteur. J’étais seul dans mon compartiment. Des paysages familiers s’encadraient aux portières. Je retrouvais les petites gares avec leurs plates-bandes de giroflées et toutes sonores de tintements électriques. La voiture du docteur qui attend à la barrière que le train ait passé. Des paysans, la houe à l’épaule, traversaient les chaumes roussis ; un nuage rond flottait dans la mare ; au bord de la rivière, des enfants agitaient leurs mouchoirs. Toutes ces images défilaient devant mes yeux, combien plus belles que jadis !

Comme le soir de la procession — mais cette fois, l’émotion pénétrait l’intime de mon être — il me parut qu’une immense douceur coulait en moi, que mon bonheur n’était qu’une parcelle du bonheur infini de la terre étalée dans la chaude lueur du crépuscule. L’idée de l’amour que j’éprouvais pour Nourmahal ne provoquait aucune image précise, ne m’excitait à aucune représentation déterminée : elle suscitait un reflux de joie, si puissant qu’il ne me paraissait pas sortir de moi-même, mais l’élan de milliers et de milliers d’êtres emportés par la joie et dont le torrent m’entraînait. Je cédais. Nourmahal n’était peut-être qu’un prétexte. Tant de forces sommeillaient en moi. Les branches ont poussé tous leurs bourgeons, les feuilles pointent, prêtes à s’épanouir ; il suffit d’une brise tiède, d’un rayon de soleil plus ardent, pour que la forêt surgisse dans son armure verte.

Nourmahal ! qu’étiez-vous ? Une jolie femme, banale et coquette, possédant tout juste assez de sensibilité et d’intelligence pour amorcer les désirs des hommes. Mais, à moi, pauvre collégien tâtonnant au seuil de la vie, vous avez d’un sourire révélé que le monde était beau et que la vie était bonne à vivre ; vous m’avez donné le courage d’être heureux ! Vous aviez en vous, ô Nourmahal, ce pouvoir magique qu’ont les roses épanouies, les fruits parfaits et les corps harmonieux. Mais, pas plus que les roses et les pêches, vous ne vous en doutiez !


— J’ai invité pour quelques jours Mme Jouvelin et son fils, me dit ma mère. Ils arrivent ce soir. Tu iras les chercher à la gare avec la charrette anglaise.

Quand le train qui amenait Nourmahal s’arrêta devant la gare des Gaulies, un peu de crépuscule vivait encore dans le reflet des rails. Depuis une demi-heure, je guettais, au pied du rocher qui domine la voie, la locomotive soufflante et ses yeux jaunes. L’ivresse dionysiaque s’était déjà dissipée. Je n’étais plus qu’un garçon soucieux de paraître plus vieux que son âge. J’avais soigneusement noué ma cravate de chasse, bossué mon feutre d’un coup de poing assez cavalier. Néanmoins un peu d’inquiétude me pinçait le cœur à l’idée d’affronter Nourmahal pendant plusieurs jours et d’aussi près.

En costume de voyage, Mme Jouvelin me parut plus séduisante que jamais.

— Comme je suis contente de vous voir ! — et elle mit ses deux mains sur mes épaules — Et votre maman ?

Charles suivait avec un sac. Il me sauta au cou. Tous les trois nous montâmes en voiture. Nourmahal s’assit à côté de moi qui conduisais ; Charles, derrière avec les valises.

La lueur dansante des lanternes éclairait la route et les haies sombres. Nous avions quatre ou cinq kilomètres à parcourir avant d’arriver à la maison. La route serpentait quelque temps à travers une plaine où scintillaient des feux, pour gravir ensuite les flancs d’une colline obscure au sommet de laquelle une frise de pins tordus s’incisait sur une bande pourpre de plus en plus étroite.

— Merveilleux ! s’écriait ma compagne. Vous aimez les chevaux ! Moi aussi. Laissez-moi prendre les rênes.

— Vous savez conduire ? fis-je d’un air grave.

— Parbleu ! Cinq minutes seulement pour me refaire la main. Là, sur ce palier…

— Attention ! La bête est vive.

Je lui passai les guides qu’elle saisit vigoureusement dans sa petite main gantée. Mais le cheval, changeant de main, fit un écart. Nourmahal poussa un cri. Je repris aussitôt les rênes. Mme Jouvelin riait et se blottissait contre moi.

— Comme j’ai eu peur ! La vilaine bête.

Je sentais, le long de la mienne, la chaleur de sa jambe. Son parfum capiteux se mêlait à l’odeur du soir. Le cheval filait bon train et le vent frais nous fouettait le visage. Je tournai la tête vers ma voisine. Elle croisait les bras, frileusement, ses cheveux roux luisant sous sa voilette.

— Brr ! Il fait froid !

J’étendis une couverture qui nous abrita tous les deux. La nuit était tout à fait venue. Il semblait que l’obscurité nous rapprochât encore. Plût au ciel que le voyage eût duré une nuit entière ! Ma gène avait disparu. Je n’étais plus un collégien timide ; j’entraînais dans une course aventureuse une maîtresse adorée. Rassemblant les rênes dans ma main droite, je glissai ma main gauche à côté de moi. Toutes les audaces ! Je rencontrai une main qui ne se retira pas. Mais dans la montée le cheval ralentit le pas et la main s’échappa doucement de la mienne, comme si la vitesse, plus discrète, eût permis aussi plus de licence.

Bientôt apparurent les deux piliers blancs qui marquaient l’entrée de la propriété.


La maison se composait d’un grand corps de bâtiment flanqué de deux pavillons que de loin on pouvait prendre pour des poivrières. Ma chambre était située au dernier étage de l’un d’eux. Je l’avais choisie pour sa solitude et pour le panorama qui s’étendait sous ses fenêtres : une plaine à ramages et plus magnifiquement décorée de brun, de vert, de jaune vif et de violet qu’un châle des Indes, changeant de couleur à toute heure du jour et moirée par les ombres voyageuses des nuages. A l’horizon une ligne de collines qui, sous les clairs de lune, se transformaient en bleuâtres Himalayas. On logea nos hôtes dans mon pavillon : Charles, dans une petite pièce à côté de moi ; Mme Jouvelin au-dessous. Un couloir faisait communiquer le premier étage du pavillon et le bâtiment central, où logeait ma famille.

Cette première nuit, Charles, profitant du voisinage, était décidé à prolonger notre conversation. Mais j’avais hâte de me trouver seul et de repasser à mon aise les impressions de cette arrivée. Je lui marquai que j’avais sommeil. D’ailleurs je m’endormis fort tard, mes fenêtres ouvertes au cri des grillons, après avoir suivi d’une oreille attentive les bruits légers, au-dessous de moi, de la toilette nocturne de Nourmahal. Le pavillon était si sonore.

Le soleil des vacances flambait dans la glace quand j’ouvris les yeux. Délice de s’éveiller dans cette lumière. La pensée que Nourmahal s’éveillait sous le même toit fit le jour plus éclatant.

Charles frappait déjà à ma porte.

— Allons nous promener, veux-tu ? me dit-il.

— Elle ne sera pas prête avant midi.

En réalité elle fut prête à dix heures et nous reprocha d’être sortis sans elle. Elle était vêtue d’une robe de toile et d’un jersey citron. Ces vêtements d’été dégageaient une voluptueuse fraîcheur. Après déjeuner, mon père voulut faire les honneurs de son domaine. Ce fut une promenade odieuse. J’avais l’impression que tout le monde se liguait pour nous séparer. Charles ne me quittait pas.

Le lendemain, je proposai une promenade en bateau. La rivière était à peu de distance, cachée par une voûte de feuillages. Nous avions une barque à fond plat où j’aimais à passer de longues heures, à la dérive. Mme Jouvelin y prit place en face de moi : Charles s’assit à l’avant. En quelques coups de rames nous gagnâmes le milieu de la rivière. Des taches de soleil trouaient l’eau noire, ridée d’insectes mous, long-pattus. Un tunnel de verdure, avec de-ci, de-là des orifices de feuillage par où l’on apercevait, en médaillons, des prairies émeraude, des chaumes blancs de chaleur.

— J’imagine, dit Nourmahal, que vous devez venir souvent ici.

— Souvent, en effet.

— Je suis sûre que vous êtes poète, sourit-elle. Dites-moi des vers.

J’eus un peu honte d’employer la poésie à des fins aussi galantes. Mais le désir de plaire l’emporta sur mon idéalisme. Nourmahal songeait, les mains sur ses genoux. La barque mal dirigée par moi heurta une souche. Le choc nous jeta l’un sur l’autre. Nous éclatâmes de rire. J’étais très rouge. Je sentis la nécessité de faire quelque chose de décisif. Je pris sa main et je la baisai. Elle l’appuya légèrement sur mes lèvres… et je m’aperçus alors que Charles nous regardait.

Ce regard de Charles ! Comme il me gêna pendant ces trois jours enchantés ! Sa mère ne semblait pas s’apercevoir de ces yeux tristes qui allaient d’elle à moi, à table, en promenade, aux moments les plus imprévus, saisissant un sourire, un éclair de sympathie, une de ces ondes révélatrices qui passent sur les visages. Moi, le regard de l’enfant m’obsédait. Il m’empêchait de m’abandonner à la griserie dont m’emplissaient la présence de Nourmahal, sa gaieté, l’éclat de sa peau et de sa chevelure. Il interrompait, comme un intrus, les minutes de communion silencieuse où il semble que les désirs secrets s’interrogent et s’affrontent. Il m’arriva de haïr ce petit être souffreteux et mélancolique qui cherchait, lui aussi, dans un monde indifférent ou hostile, sa part de tendresse.

Une après-midi, Mme Jouvelin conseilla à son fils d’accompagner mon père qui devait faire en voiture une longue randonnée dans la campagne. Charles ne protesta pas. Il partit. Ma mère nous suivit des yeux, Nourmahal et moi, nous éloignant par un chemin creux qui menait dans les bois. Je crois qu’elle ne voyait pas cette intimité d’un fort bon œil. Elle était trop fine pour ne pas deviner mon premier amour : l’autre femme devenait aussitôt l’ennemie. Elle a toujours regretté son invitation.

Nourmahal marchait à mon côté. Quand nous fûmes à quelque distance de la maison, elle prit mon bras.

— Je ne lui suis pas indifférent, songeais-je.

C’était la centième fois que je me répétais cette phrase, pour m’encourager. Je n’osais plus l’appeler madame et j’ignorais son petit nom. Je le lui demandai.

— Édith ! exclama-t-elle surprise. Comment ! vous ne le saviez pas ?

La journée était chaude. Nous parvînmes au moulin des Frênes dont la roue ne tournait plus depuis longtemps. Un mur en ruines, rongé de lierre, s’affaissait au bord de l’eau immobile où s’étalaient des nymphéas blafards. L’herbe était drue : nous nous assîmes. Je fis de ma veste un coussin pour la tête d’Édith. Son beau corps moulé par la robe de toile s’étendit devant moi. J’étais de plus en plus embarrassé et trop ému pour trouver des mots. Édith, lasse, s’endormit. Décoiffée, une boucle de feu roulant sur son bras nu et replié, elle respirait doucement. Une imperceptible sueur miroitait sur son front.

De son corsage montait un parfum qui se mélangeait à l’odeur de l’herbe et de l’eau. Je voyais sa poitrine se soulever. Elle ne faisait plus qu’un avec la terre, avec les feuilles, avec les fils d’herbe qu’un souffle courbait sur ses joues. Le rythme de sa respiration était celui même du monde. Un même frisson parcourait mon corps, le sien et ces arbres, pressés en masse noire, qui formaient autour de nous un chœur frémissant et muet. Les feuillages baignaient dans un énorme silence vert. A genoux devant cette femme, l’énigme du plaisir me torturait. L’amour était là, tapi sous ces vêtements dont je scrutais tous les plis, sans oser avancer ma main, comme s’ils cachaient un redoutable trésor. Peu à peu ma tête se rapprochait du visage d’Édith. Une force invisible courbait ma nuque. Tout le secret du monde était entre ces lèvres demi-closes, un peu mouillées de salive. Pour la première fois j’aspirais librement, à pleines narines, l’odeur d’un corps de femme, et mêlée à la buée de la terre cette odeur avait je ne sais quoi de fauve qui me donnait envie de mordre. Déchiré par la frénésie de soulever cette robe, de savoir enfin ; paralysé par une incroyable pudeur, j’étouffais, mes lèvres toujours plus près des siennes. La vie m’appelait, stridente. Je n’entendais plus que cette voix, d’autre appel que le sien. Elle me disait : « Voici le fruit ! Mords. Tu sauras tout. Tu seras un homme. Tu seras fort. Tu jouiras ! » J’étais penché sur Édith endormie comme un qui veut faire un mauvais coup et qui hésite.

Mais elle dort…

Il y a tant de mystère autour d’elle et de son corps inconnu. O duperie de la pureté ! Voici que je n’entends plus la fanfare tragique du désir et que je m’incline sur elle, non pas comme un amant victorieux, mais comme un enfant qui veut qu’on le câline.

— Mon petit ! murmure Édith à demi-éveillée.

Timidement ma bouche chercha la sienne. Mais Édith écarte son visage et retient ma tête, entre ses mains, sur sa poitrine si chaude…

Puis, brusquement, elle éclate de rire.

— Nous avons bien dormi, pas vrai ?

Elle tapote les plis de sa robe.

— En route ! Il est tard, Paul.

Désespéré, je la saisis aux épaules.

— Édith ! Édith ! Pardonnez-moi. Je n’en puis plus… je vous…

— Vous êtes fou ! mon petit. Je vous en prie. Rentrons.

Elle rit et plaisante le long de la route.


Ce soir-là, la lune se leva derrière les collines, masque cuivré et rond. Ma mère était de bien mauvaise humeur. Elle ne cacha pas à Édith que nous aurions pu lui tenir compagnie. On se retira de bonne heure.

Charles rentra tard avec mon père. Il monta dans ma chambre. J’étais accoudé à la fenêtre ; les yeux pleins de larmes.

— Elle t’a fait de la peine ! me dit-il.

— Laisse-moi, fis-je brutalement. Va-t’en.

Il s’éloigna avec un pauvre sourire. Pourquoi n’ai-je pas couru à lui ? Pourquoi ne l’ai-je pas pris dans mes bras ? M’aura-t-il pardonné ?


Édith Jouvelin repartait le lendemain. Je l’entendis fermer sa porte avec ostentation, siffloter en se déshabillant un air de valse à la mode. La nuit eût été si belle pour deux amants ! Le pavillon était si solitaire ! Je me couchai, plein de fièvre et d’humiliation, rongeant ma couverture. Plus amer que tout était le regret d’un inestimable bonheur perdu.

Je devais conduire mes hôtes à la gare aussitôt après déjeuner. Vers onze heures, j’étais dans le salon, seul, me balançant sur un rocking-chair. Soudain, sans avoir rien entendu, je sentis deux mains se poser sur mes yeux, une bouche aspirer mes lèvres renversées. Je ne bougeai point.

Puis les mains défirent leur bandeau. Je vis Édith, toute rose, se diriger vers la porte, en souriant, un doigt posé sur sa bouche… Elle me fit signe de ne pas la suivre. Et je compris que cela était bien ainsi.


Vers le milieu de septembre, je reçus une lettre de Lortal. Elle était si affectueuse que j’en demeurai surpris, n’étant pas habitué aux effusions de mon ami. « Nous rentrons de Bretagne, me disait-il. Je compte te voir bientôt. Tu ne me reconnaîtras plus. Je suis tanné par le vent de mer. Par-dessus le marché, je suis heureux. Je t’embrasse… »

Le bonheur de Lortal ne laissa pas de me rendre soucieux.

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