L'inquiète adolescence
XV
La première communion approchait. C’était la fête du collège. L’évêque officierait en grande pompe, assisté de deux chanoines. Déjà l’on commençait à préparer la chapelle et à tendre des deux côtés de la nef des draperies de brocart pourpre. L’abbé Poncebique exerçait les chœurs et se démenait à l’orgue comme un beau diable. Le jardinier soignait pieusement les roses dont on emplirait les corbeilles, les hortensias, les lys, les tulipes dont on ornerait l’autel. Les sœurs, chargées des soins de la sacristie, transportaient des échelles, plantaient des clous, se livraient à un labeur minutieux et muet de fourmis. Tout le collège était en grand émoi, d’abord parce que l’on attendait Monseigneur et ensuite parce qu’il était question pour le soir de la fête d’une illumination a giorno et d’un feu d’artifice sur la terrasse.
De toute cette animation, les premiers communiants seuls étaient exclus. Ils étaient une trentaine, garçonnets de dix à douze ans. Assez fiers de leur importance, la plupart préoccupés de remplir consciencieusement leur devoir religieux, quelques-uns angoissés par l’attente de la cérémonie. Huit jours de retraite les retranchaient du monde.
L’enfant qui sent réellement peser sur lui la menace du Dieu proche, que va-t-il devenir sur le point de mettre ses lèvres à la Table terrible ? Je prévoyais pour Charles Jouvelin un bouleversement de son frêle organisme. Je l’avais vu rarement depuis la rentrée de Pâques. Il m’avait dit être très absorbé par sa préparation religieuse. L’indifférence qu’il me manifesta confirmait ses paroles.
Gerboux n’était pas étranger à cette transformation. La direction et la surveillance des premiers communiants pendant la retraite prenait tout son temps. Il apportait à cette tâche l’esprit tatillon et mesquin qu’il mettait en toute chose, sa dévotion morose et un curieux sadisme cérébral. Pour lui, l’enfant était un ennemi et le démon de l’impureté habitait en lui. Aussi prenait-il plaisir à terroriser ces jeunes imaginations, à affoler ces sensibilités qu’il est si facile de détraquer pour la vie. Le délire de Charles, pendant sa courte maladie, m’avait bien montré que Gerboux n’avait pas renoncé à ses méthodes d’édification. Par la hantise du péché, il conduisait ces âmes apeurées à la maladie du scrupule : agitant sans cesse devant eux l’image d’une éternité douloureuse, il troublait le sommeil de ces petits. Les plus sensibles arrivaient au jour, qu’on leur présentait comme le plus beau de leur vie, dans un état d’épuisement complet, les uns prostrés, les autres surexcités. On ne pouvait les voir sans pitié défiler, le long des blancs corridors, les yeux baissés, les bras croisés, contraints à égrener sans cesse leur rosaire. Leurs récréations elles-mêmes étaient silencieuses. J’aperçus un jour, dans leurs rangs, Charles Jouvelin, plus pâle que les autres et qui marchait comme un somnambule.
J’attendais la fête avec impatience, espérant apercevoir enfin Nourmahal. Mme Jouvelin ne m’avait pas fait appeler au parloir depuis la maladie de Charles. J’aimais toujours à évoquer son image qui, avec celle de Mathilde, formait le principal objet de mes rêveries. Mathilde m’inspirait une tendresse mêlée de pitié et un respect un peu craintif. Je flairais en elle une grandeur tragique ; elle m’apparaissait encore sous les traits de l’amazone galopant dans la lande déserte. Mais Nourmahal, c’était le soleil, la joie ; elle était environnée d’une splendeur matérielle qui m’éblouissait et me troublait tout ensemble. Je ne l’imaginais pas, comme Mathilde, une reine inaccessible dans le palais de ses songes, mais comme une femme dont on pouvait caresser les cheveux, baiser la bouche. Qui la possédait, cette bouche ? La déplaisante figure de Milondré me blessait cruellement, mais cette jalousie inconsciente, dont je sentais déjà la lame, avait transformé l’idole lointaine en une femme qu’il ne serait peut-être pas impossible de conquérir. Je me sentais maintenant capable d’incroyables audaces.
La veille de la première communion avait lieu une cérémonie qu’on appelait le pardon des parents. Les familles se réunissaient au parloir ; les enfants, conduits par l’abbé Gerboux, arrivaient en rangs, les bras croisés. Les premiers communiants pénétraient dans le petit jardin planté de thuyas et de fusains et, passé le seuil, sans autre signal, couraient se jeter aux pieds de leurs père et mère, pour implorer le pardon des fautes commises. L’énervement de cette scène, corsé de celui de la retraite, les faisait sangloter hystériquement. Les mamans, non moins nerveuses, se tamponnaient les yeux et les respectables pères eux-mêmes avaient le regard humide. Le pardon accordé, c’était une embrassade générale et les baisers claquaient sur les joues encore salées de grosses larmes. Cette scène, d’un effet dramatique un peu gros et d’origine jésuite, était strictement privée. Les divisions n’y assistaient pas. Je m’étais pourtant glissé dans un coin du salon et, le rideau tiré, j’avais vu Nourmahal étincelante, en robe claire, une rose couleur d’ivoire à sa ceinture. Elle maniait un petit mouchoir, Charles courut à elle, mais quand elle ouvrit les bras pour le recevoir, il tomba à ses pieds, lourdement et comme épuisé. Elle le releva. L’enfant reposa la tête sur l’épaule de sa jeune mère, sans bouger. Ils restèrent ainsi quelques instants dans la lumière dorée du soir.