← Retour

L'inquiète adolescence

16px
100%

XXIV

Quelques jours plus tard, Lortal fut mandé chez le Supérieur. L’entretien dura assez longtemps. Quand mon ami vint reprendre sa place à l’étude, il avait un visage si dur que je pressentis quelque chose de grave. Il feignit de s’absorber dans la lecture d’un livre dont je vis bien qu’il ne tournait pas les pages.

— Lortal quitte le collège ! me susurra Saint-Alyre. Il y a un complot contre lui.

— Imbécile ! répliquai-je agacé. Lortal est trop bien avec Fourmeliès.

Saint-Alyre haussa les épaules.

A la récréation suivante, Lortal me raconta son entrevue avec le Supérieur.

— Lortal, lui avait dit l’abbé Fourmeliès, vous avez toujours été un élève inégal, mais je dois reconnaître que vos qualités d’esprit réparent aisément le préjudice de votre incurable paresse. Votre succès, en juillet dernier, a réjoui vos maîtres et moi-même, en particulier. Il est juste que les droits de l’intelligence soient reconnus. Si le labeur, l’effort persévérant eussent seuls été récompensés, vous auriez été moins heureux. Quoi qu’il en soit, vous avez honoré votre collège : le collège ne l’oubliera pas.

— Monsieur le Supérieur, c’est trop d’honneur que vous me faites, repartit Lortal. Où veut-il en venir ? se demandait-il in petto.

— J’ai souvent craint, continua Fourmeliès, et ses paroles trahissaient une certaine gêne, j’ai souvent craint que l’enseignement de Saint-Julien, parfaitement adapté aux nécessités intellectuelles d’une jeunesse provinciale un peu fruste, convînt moins à un esprit tel que le vôtre, plus affiné, plus mûr aussi que celui de vos camarades. Le contraste qui se marque entre vous et vos condisciples, contraste que j’ai souvent noté, devient de plus en plus sensible à mesure que vous vous développez davantage. Vous n’avez plus rien à retirer du milieu où vous vous trouvez et, pour être juste, je dois ajouter que ce milieu ne peut malheureusement prendre aucun bénéfice de votre supériorité.

— Ce mot de supériorité est bien flatteur, mais votre jugement est bien amer, monsieur le Supérieur.

— Mon cher enfant, ne voyez aucune amertume dans mes paroles. Vous savez avec quelle sollicitude je vous ai suivi au cours de cette dernière année scolaire. Vous savez, Jacques, que votre caractère si dangereux et si séduisant a toujours attiré ma sympathie et, bien souvent aussi, excité mon inquiétude. Ce n’est pas pour vous faire des reproches que je vous ai mandé près de moi.

L’abbé Fourmeliès posa un instant.

— Voici, reprit-il. Il se trouve que votre oncle, M. de Rochebuque, a fait les mêmes réflexions que moi-même…

— On les lui a soufflées ! interrompit brusquement Lortal.

— Patience, mon jeune ami. Votre oncle estime que notre modeste collège de Saint-Julien ne peut vous fournir un enseignement philosophique adéquat à vos capacités.

L’ironie de cette phrase était si évidente que Lortal sourit.

— Oui, continua le Supérieur, M. Mirepuy ne possède pas autant de diplômes que les universitaires des lycées. C’est pourtant un philosophe, ce que l’on ne saurait dire de tous les professeurs de philosophie.

— C’est une magnifique intelligence ! dit avec feu Lortal.

— Je suis heureux que vous lui rendiez hommage. M. Mirepuy n’est, hélas ! pas apprécié à sa valeur dans certains milieux et je crains que son enseignement ne soit pas toujours exactement interprété.

— Je m’en doute, sourit Lortal.

— Laissons cela ! toujours est-il que votre oncle juge que vous seriez beaucoup mieux à votre place dans un établissement parisien. Et il est décidé à vous envoyer achever votre philosophie dans la capitale. Avouez que c’est beaucoup de bonté de sa part.

Lortal répliqua, ironique :

— Je ne lui en ai aucune reconnaissance. Quant à obéir, c’est une autre affaire. Miromps veut m’éloigner d’ici. Qui sait pourquoi ? Peut-être ne le sait-il pas lui-même ! J’ai quelque raison de supposer que je gêne quelqu’un, et ce quelqu’un a malheureusement pris une telle influence…

— Insinuations, mon enfant ! Tout cela ne me regarde pas. Votre oncle m’a exprimé ses intentions. Je vous les transmets.

— Il vous a parlé, seul ?

Le Supérieur hésita un instant.

— Non, fit-il sèchement.

— J’en étais sûr, fit Lortal. Je n’obéirai pas. Je ne dépends que de mon tuteur.

— Hélas ! mon enfant, vous savez bien que votre tuteur ne peut rien pour vous !

— C’est vrai, reconnut Lortal. Mais j’aurai la force de me passer de Miromps et de son argent.

— Non, fit Fourmeliès.

— Vous me méprisez, monsieur le Supérieur, murmura Lortal.

— Dieu me garde de mépriser qui que ce soit. Mais je vous sais épris du siècle. La perspective brillante d’avenir qui vous est offerte vous séduira peu à peu. L’ambition, l’espoir briseront les liens qui vous retiennent et que vous croyez si forts…

Il prononça ces mots lentement, avec une inflexion de gravité et de tendresse et mit sa main sur l’épaule du jeune homme.

— Et vous partirez, continua le Supérieur. Et vous oublierez. Vous n’êtes pas de ceux qui se donnent tout entiers à Dieu, à une idée, à une affection. Vous prenez beaucoup, mais vous ne donnez guère. Vous êtes riche, très riche, Jacques : mais vous êtes aussi avare, avare de vous-même. Vous pouvez faire beaucoup de malheureux sur votre route. Écoutez-moi, mon enfant, écoutez un très vieil homme qui a mis tout son espoir ailleurs que dans les intrigues du monde. Je ne vous parle pas au nom d’une foi que vous n’avez plus, que vous n’avez peut-être jamais eue ; je vous parle au nom de votre dignité et de votre bonheur. Jacques, ne faites pas de mal autour de vous. Plus tard, les souffrances que vous auriez injustement causées retomberaient sur votre tête. Vous êtes né parmi les forts : vous le savez ; vous avez une grande certitude sur votre action. Méfiez-vous. Il y a tant de faiblesse dans la force sans amour.

Lortal ému baissait la tête. Fourmeliès reprit d’une voix ferme :

— Vous accepterez la décision de votre oncle. Votre départ aura lieu dans huit jours. Vous ne vous révolterez pas. Et s’il vous faut une consolation, vous la trouverez en ce fait qu’un cœur, tourmenté par vous, verra par vous son tourment allégé. Voilà le courage, Jacques, si vous vous piquez d’en avoir… Allez !


Lortal me rapporta cette conversation avec une fidélité scrupuleuse, notant jusqu’aux gestes et aux intonations. Il ne laissait transparaître qu’une partie de son bouleversement.

— Je n’y comprends rien, conclut-il. Les allusions de Fourmeliès sont claires. Qui a pu le mettre au courant ? Le bonhomme est très touchant, mais de quoi se mêle-t-il ? Il y a du Doublemaze là-dedans ; j’en mettrais ma main au feu. C’est lui qui a soufflé Miromps et lui a inspiré cette démarche. Pour mieux agir sur Fourmeliès, il l’a prévenu en lui glissant quelques-unes des confidences volées à Mathilde. C’est du propre ! Fourmeliès, lui, n’y voit goutte. Il s’agit de m’éloigner, moi, parce que je gêne le règne de M. le grand vicaire. Alors on met sur cette sale politique un joli vernis sentimental. Lortal, il faut vous sacrifier ! Eh bien ! non. D’abord, qu’est-ce qu’en pense Mathilde ? L’ont-ils avertie ? S’ils ne l’ont pas fait, c’est moi qui l’avertirai. Et nous verrons.

Telles que me les avait rapportées Lortal, les paroles de Fourmeliès m’avaient touché. La cruauté de mon ami m’attrista. Il n’hésitait pas à solliciter l’appui d’une femme épuisée et malheureuse, victime de son égoïsme. Et pourquoi ? Pour prolonger son mal, ses regrets, ses remords peut-être. A la seule pensée de servir les desseins de Doublemaze, Lortal ne voyait plus que sa vanité blessée. Il allait tenter de reconquérir Mathilde, moins pour sauvegarder son amour menacé que pour consolider son orgueil, pour remporter une victoire sur le chanoine. Pauvre Amazone devenue l’enjeu de ces égoïsmes ! Lortal songeait-il à ce qu’était sa vie, à ses longues journées de solitude dans le silence étouffant de la province, tenaillée par un sentiment qu’elle jugeait coupable, par la vue d’un mari prêt à toutes les lâchetés pour un sourire d’elle, d’un mari à qui l’enchaînait une lourde servitude de reconnaissance ?

L’âme de Mathilde m’apparaissait un abîme de désolation. Je l’évoquais dans le sombre décor de la rue Jaladis, étendue dans ses fourrures, écœurée de cette grossesse qui la liait brutalement, par l’intime de sa chair, à l’homme qu’elle n’aimait pas. L’enfant qu’elle portait vivrait-il ? J’imaginais qu’elle devait souhaiter sa mort, tant j’avais découvert de désespoir dans ses yeux creusés par l’insomnie. Où donc était le refuge ? Lortal ? Nul doute qu’elle ne l’aimât de toute son âme bien à elle, sinon d’un corps voué à un autre ; mais Lortal était jeune, égoïste et elle soupçonnait en lui avec terreur un dégoût nuancé de haine, depuis qu’il la savait enceinte : enfin les liens du sang et l’âge les séparaient pour jamais. Miromps ? Elle le jugeait vil d’avoir supporté son indifférence, voire sa répulsion ; de l’avoir, trop sûr de sa fidélité, laissée libre d’accueillir Lortal dont il ne pouvait ignorer l’amour ; elle l’exécrait enfin d’être le maître, maître servile et complaisant, mais le maître quand même.

Où donc le refuge ? Doublemaze était survenu. Qu’importait que ses desseins fussent cachés, ses voies, tortueuses ? Il semblait bon ; il parlait avec tant de douceur, et surtout il voulait guérir ce pauvre cœur. Le remède qu’il apportait à l’amour malheureux et coupable, c’était l’amour lui-même, mais l’amour épuré, spirituel, dépouillé du vertige charnel. Mathilde avait oublié Dieu : mais Dieu ne l’avait pas oubliée. Prise d’angoisse entre le visage ennemi de l’amant et le visage humilié du mari, elle jeta son âme au consolateur, dans un élan désespéré.

C’est alors que Lortal sentit Mathilde se détacher de lui. Je ne pouvais que plaindre mon ami, devinant la torture d’une jalousie provoquée par un insaisissable rival. L’âme aimée se réfugiait dans un ciel inaccessible, muette désormais pour lui. Il s’irritait dans son amour et son orgueil blessés, sans égard pour celle que son amour et son orgueil avaient tant éprouvée. Il apprêtait toutes ses forces de séduction pour arracher la naufragée à sa dernière planche de salut. Et que ferait-il d’elle ensuite ? Ne pouvait-il renoncer, l’abandonner dans cette rade mystique où l’épave trouverait enfin un flot calme ?

Je n’osais soumettre mes réflexions à Lortal. Je redoutais par trop sa hauteur. Décidé à mettre ses plans en exécution immédiate, il me déclara qu’il se rendrait le jour même à l’hôtel Miromps. Sous un prétexte quelconque il obtint une autorisation de sortir.

Il ne revint qu’à l’heure du dîner, les traits décomposés.

— Je n’ai pu voir Mathilde, dit-il. Les médecins sont auprès d’elle. On redoute un accident grave, cette nuit : l’hémorragie…

Chargement de la publicité...