L'inquiète adolescence
II
Le premier jour de l’année scolaire, le lever était un peu retardé. Il faisait clair, lorsque passait dans le couloir le veilleur agitant son aigre sonnette. La plupart des dormeurs étaient éveillés. Les deux surveillants, dont les lits s’abritaient dans des cages de toile, soufflaient dans leurs cuvettes. Les veilleuses pâlissaient. Devançant le réveil, les plus énergiques s’affairaient à leurs valises ; d’autres s’étiraient en soupirant dans la tiédeur des draps.
J’ouvris les yeux. Une angoisse me vint de cette salle commune, de ces inconnus dont la vie désormais était accolée à la mienne, de ces corps qui bougeaient dans l’aube. A l’idée de la vie qu’il fallait reprendre, ma gorge se serrait. J’enfouis mon visage sous les couvertures. Mais il n’était pas d’asile contre cette nécessité de se lever, de s’habiller, de prendre le rang, entre ces murs sans chaleur. Hôpital ou caserne, j’ai retrouvé plus tard ces horribles réveils. Ce premier contact avec la vie m’a longtemps fait souhaiter la mort.
— Debout, paresseux ! me dit l’abbé Testard, en découvrant mon visage.
Il ne semblait pas m’en vouloir de l’incident de la veille. Ses joues étaient rasées de frais, un peu couperosées par l’eau froide.
Des yeux je cherchai Lortal. Je le découvris, nouant sa cravate devant un miroir à main. A la clarté du jour, il me parut de teint bistré. Ses cheveux noirs ondulaient. Je suivais ses mouvements avec curiosité. Je l’admirais. Peut-être sa mère était-elle créole ! Il avait voyagé, sans doute ; traversé les mers, peut-être. Il ne pouvait être du même pays que nous. Qu’y avait-il de commun entre lui et ces paysans rougeauds, ces petits bourgeois suintant l’huile de foie de morue ?
Je m’habillai allégrement dans l’espoir de le rejoindre.
Un fracas de clefs. La porte du dortoir s’ouvrit et le supérieur de Saint-Julien entra en coup de vent, à sa manière. De haute taille, maigre, très droit, la soutane bien tendue sur le torse, l’abbé Fourmeliès marchait d’un pas rapide. Sa face, au menton bleui par quarante ans de rasoir, était modelée, un peu grossièrement peut-être, de traits calmes et sévères. Les joues étaient creuses, le coin de la bouche marqué de rides ; les lèvres, minces. D’autres rides, très fines, plissaient les tempes. Le front, très découvert, le haut du visage étaient patinés d’une teinte gris-brun, sans éclat, pareille à la couleur des chaumes au déclin de l’été. Cet homme était fait pour dominer. Son regard était un coup de sonde aigu et prompt ; le port de la tête, souverain. Sa robuste apparence dissimulait un organisme délabré par des pratiques d’ascète. Je n’ai soupçonné que bien plus tard la détresse physique tapie sous cette impassibilité un peu hautaine. Nous ignorions tout de sa vie, de sa famille. J’appris un jour qu’il avait une sœur et cette nouvelle me causa un étonnement secret. Je ne me le représentais pas en dehors du collège et dépouillé de son rayonnement. Il nous recevait, quand nous l’en priions par un billet, dans un vaste cabinet de travail tapissé de livres. Les ors adoucis des reliures se mêlaient aux reflets de la table et des fauteuils de bois poli, aux jeux de la flamme, l’hiver. Ce lieu m’apparaissait à la fois un tribunal et un asile de volupté spirituelle. Je tremblais, en en franchissant le seuil. Puis, tandis que le supérieur m’interrogeait ou m’entretenait de sa voix brève, aux sifflantes rudes, je souhaitais au fond de mon cœur qu’il me gardât longtemps, longtemps encore, dans cette tiédeur. J’enviais son recueillement, j’enviais sa lampe, ses beaux livres, cette paix solitaire. Bientôt même, je ne voyais plus en lui qu’un pieux épicurien ami du travail et du silence. Combien je me trompais !
L’abbé Fourmeliès passa près de mon lit, sans détourner la tête. J’éprouvais quelque dépit de ce qu’il ne me remarquât point. Mais le supérieur accordait rarement en public une marque d’attention particulière à l’un ou l’autre d’entre nous. Il acheva sa rapide tournée et quelques minutes plus tard nous descendîmes à la chapelle où se célébrait la messe du Saint-Esprit.
Le Veni Creator Spiritus éclata dans l’embrasement des cierges.
Le soleil d’octobre ruisselait dans la gloire irisée des vitraux. La nef vibrait de chants, de lumières, de parfums. Le collège se massait sur les bas côtés ; les petits sur les bancs de droite, les moyens et les grands sur les bancs de gauche. Un chanoine de la cathédrale officiait, assisté de deux diacres en dalmatique. Leurs ornements étincelaient dans le nuage de l’encens. Le supérieur, revêtu d’un surplis de dentelle, s’agenouillait dans le chœur, près de la balustrade ; les professeurs et les surveillants, le long des murs, autour de nous. Le transept de droite était réservé aux familles et aux personnes de la ville. Quelques robes claires étoilaient la foule. Je distinguai ma mère et à ses côtés une jeune femme dont un rayon alluma la chevelure rousse, brusquement, comme une touffe de paille. Cette flamme brûlait d’un or plus chaud que celui des ornements liturgiques, plus éclatant que l’ostensoir, au sommet de l’autel, sous son baldaquin de soie. Je détournai mon regard. Le signal de s’agenouiller claqua. L’office commença.
Chanter était une obligation. Dans ces cérémonies solennelles il n’y avait pas de place pour la prière intérieure. Un rythme nous emportait ; une âme sonore emplissait les voûtes, se substituait à la mienne. J’éprouvais ce jour-là un plaisir assez conscient à me fondre avec la musique. De nos poitrines montait une vague de joie et de supplication. Le Sanctus, Sanctus, Sanctus Deus Sabaoth déferla vers les vitraux dont les gemmes vibraient. Mille feux me traversaient. L’odeur des aromates balancés dans le chœur était exquise et lourde à respirer.
Dans ce tourbillon de vapeurs, de sons et de lumières, des larmes emplissaient mes yeux. Ce fut comme l’ivresse d’un vin bu à jeun, une chaleur bourdonnante, la joie de mon être naissant à un Paradis inconnu. Était-ce le Paradis immatériel, aux pures et froides clartés, du Dieu que nous invoquions ? N’était-ce pas plutôt la première bouffée du Jardin des Délices dont la porte s’entre-bâillait un instant à mon ignorante ferveur, laissant filtrer, à travers les brumes de l’encens, le trouble arome de ses fleurs et de ses fruits : des fleurs et des fruits de la Terre. Mes yeux, embués de pleurs, ne distinguent plus que dans un brouillard les gestes enflammés de l’officiant ; ils n’ont pas vu le calice élevé, le pain céleste rompu. Le vrillement de la clochette courbe mon front machinal. Mais c’est une vague d’amour qui passe au-dessus de moi, plus chaude que l’haleine de juin sur les vergers frémissants et clos.
Quand je relève la tête, la vague est passée. Il se fait un grand vide autour de mon cœur et les chants qui gonflent leur houle ne sont pour moi que silence. Je vois Toupine ânonner sur son livre de prières avec une grimace blafarde. L’abbé Poncebique, l’organiste, se démène ridiculement à l’harmonium et meut sur le clavier ses grands bras de faucheux, comme un mitron brasse sa pâte. Rien ne demeure plus du Paradis entr’ouvert.
Et l’abbé Testard, satisfait de ma bonne tenue pendant l’office, m’adresse en récompense un regard si protecteur que la chapelle est en un instant vide de sa musique, de ses parfums et de mon âme.
A la récréation, je cherchai Lortal. Lupé, Prélussin et quelques autres l’entouraient déjà.
— C’était mieux qu’ici, votre ancienne boîte ? demandait Prélussin.
Je notai que, contre l’usage, personne ne le tutoyait.
Lortal semblait d’un autre monde. Il portait des pantalons dont le pli était exactement marqué, un faux-col blanc et une casquette anglaise. Ses manières avaient une assurance indolente, une « morbidezza » pleine de charme.
— Un vrai pacha, dit quelqu’un.
Le surnom lui resta.
— Oh ! répondit-il à la question de Prélussin, c’était tout autre chose qu’ici, chez le père Sauvalet. Chacun avait sa chambre. On pouvait fumer… à cause des Espagnols !
— Les Espagnols ? interrogea avidement Lupé.
Le concierge m’apportait un billet de parloir :
— Votre mère vous attend, monsieur.
Je dus suivre le bonhomme, un peu dépité de laisser Lortal en proie aux autres. Pour la première fois de ma vie de collégien, je regrettai de quitter la cour.
Dans le parloir, orné de fauteuils de zinc, de bancs verts et d’arbustes en pots, ma mère causait avec une dame qui tenait par la main un jeune garçon d’une dizaine d’années. A mon arrivée, la dame se retourna et je reconnus la rousse de la chapelle.
— Voici mon grand fils, chère amie, dit ma mère.
— Déjà un homme ? fit l’inconnue. En quelle classe entrez-vous, monsieur ?
— En rhétorique, madame.
J’étais rouge, gêné d’être vu en uniforme par cette jeune femme. J’eus honte de ma faiblesse et je la regardai bien en face, presque effrontément, pour me punir. Sous le réseau de la voilette, ses yeux étaient couleur d’algue. Les lèvres étaient si carminées que j’eus envie de rire et qu’il me vint un peu de mépris pour une créature aussi frivole.
— Charles, dit-elle à son fils, voici ton grand camarade Paul Demurs. Il te donnera de bons conseils. Tu l’écouteras.
Puis, avec une inflexion de tendresse qui me toucha :
— Puis-je vous confier mon fils, monsieur ? Il entre au collège pour y faire sa première communion. Il est un peu frêle et n’a jamais connu que la vie de famille. Vous le protégerez. Il vous aimera bien.
Le petit leva les yeux sur moi. Il avait un joli et pâle visage. Il me tendit la main, serra la mienne avec force. J’étais assez fier de mon rôle de protecteur.
— Je vous promets, madame, dis-je, de veiller sur mon petit camarade. Tout le monde lui voudra du bien.
Elle sourit, rassurée.
— Vous allez beaucoup travailler ?
— Beaucoup, fis-je avec pédanterie. Tout le monde sait ce que vaut le baccalauréat. Un pont aux ânes ! Mais il faut le passer !
A peine achevais-je de débiter ma tirade que j’en sentis le ridicule. Mon ton était plus agressif que désinvolte, comme il voulait paraître. Écolier ! Je n’étais qu’un écolier. Elle se moquerait de moi et elle aurait raison. Elle ne verrait pas que, sous le vernis du collège, je cachais un esprit mûr pour la beauté et un cœur passionnément avide d’aimer. Elle ne devinerait pas que je savais par cœur le Lac, de Lamartine, et les Nuits, de Musset, et que j’avais lu Manon Lescaut. Elle ne se rappellerait que cette sotte veste bleue à boutons d’or et mes propos de jeune cuistre.
— Je vous félicite, dit-elle à ma mère. C’est un travailleur. Allons ! je vous laisse. Il faut que je conduise Charles à la lingerie.
Je m’inclinai gravement.
Elle ajouta, en souriant :
— Au revoir ! Je vous apporterai des gâteaux un dimanche.
— Quelle est cette dame ? demandai-je à ma mère.
— Une jeune amie, veuve depuis peu, Mme Jouvelin ; elle m’a promis de venir te voir. Tu seras gentil avec le petit !
Mme Jouvelin a laissé un bien étrange parfum dans ce parloir. Il traîne autour de moi comme une chevelure, entre les arbustes en toile cirée. Jouvelin ! Je n’aime pas son nom. Je baptise la rousse, Nourmahal — en souvenir des Orientales.
Nourmahal ! votre image s’efface un peu, car, malgré mon courage, je ne vous ai pas bien regardée. Je sais pourtant que vous êtes belle. Et vous restez une odeur — l’odeur qui monte des mousselines tièdes en été, lorsqu’on est près des jeunes filles.
Je suis pris dans un tourbillon de souvenirs odorants. Marion, ma bonne, quand j’étais tout petit, je ne voulais pas quitter ses bras, à cause de cette vapeur âcre et douce qu’ils exhalaient. Il y a des femmes qui vous enveloppent d’un nuage fait d’elles-mêmes : on les hume. Et je pense aussi à la buée qui monte des champs lorsque l’orage arrose leur croûte brûlée. Et, quand on ouvrait la porte de l’étable, la nuit, il venait un souffle épais qui étouffait la lanterne : cela aussi sentait la bête vivante. Mon enfance, c’est une gerbe d’odeurs. Quand je mourrai, les bonnes odeurs de ma vie reviendront autour de moi, pour une dernière fête : l’odeur de la miche chaude, l’odeur des châtaigniers en fleur, l’odeur de la rivière à travers les arbres, l’odeur des tilleuls et des seringas de mon jardin, l’odeur des villes que j’ai parcourues — chacune a la sienne propre (Munich sent le caoutchouc brûlé ; Florence, l’iris et l’urine) ; — l’odeur des êtres que j’ai aimés : l’un d’eux sentait le petit pain frais ; l’odeur de Nourmahal ; l’odeur de moi-même, de mon corps adolescent, lorsque, certaines nuits d’été, dans la tiédeur étouffante du dortoir, je respirais mon aisselle avec un plaisir mêlé de honte. Oui, toutes ces bonnes odeurs reflueront, tous ces fantômes parfumés, par milliers, par houles, vers mon lit et je ne sentirai pas l’haleine de la camarde dans l’ombre grésillante de cierges.
— Allons ! me dit ma mère… Au revoir, mon cher petit. Travaille bien. N’oublie pas ton gilet de flanelle. Envoie-nous de bonnes places et de bonnes notes. Nous pensons à toi. Je suis triste de te quitter.
Ma mère essuie une larme.
Des paroles bourdonnent en moi :
— Pourquoi me laissez-vous ? Vous ne comprenez pas que j’étouffe entre ces murs, que mon cœur éclate. Vous ne comprenez pas que je grandis, que la vie m’appelle, que tout le jour je suis seul avec sa voix. Vous m’avez donné des maîtres. Ce n’est pas d’eux que j’avais besoin. Vous qui pourriez m’acheminer si doucement vers la vie, pourquoi m’abandonner ! Tant pis ! J’irai seul vers elle. Je lui demanderai tout ce qui m’a été refusé ; je lui demanderai de me rendre tout l’amour que je porte en moi et que vous n’avez pas su capter. Déjà, je suis si loin de vous, par votre faute !
Mais je ne dis rien. A quoi bon ! Ils ne comprendraient pas.
— L’internat est une excellente école pour l’enfant, dit mon père.
— Il n’y a pas d’éducation dans les établissements de l’État, dit ma tante.
La cloche sonne.
Voici l’étude : les plumes brillantes, le buvard frais, les crayons en bois de rose, si tendres. Mon voisin est un nouveau. Il tourne à droite, à gauche des yeux de lapin effarouché, des yeux fuyants et doux. Il semble un peu « fille ». Je l’observe, tandis qu’il déploie une véritable ingéniosité à perdre son temps sans en avoir l’air. De temps en temps il coule un regard de côté vers moi et sourit.
Je profite d’un moment où le surveillant est inattentif pour décocher un coup de règle dans les jambes du nouveau.
— Comment t’appelles-tu ?
Il me glisse un petit carré de papier. Une écriture allongée, assez niaise. Saint-Alyre ! Et il sourit. Il sourit toujours, avec des lèvres si humbles, des yeux si lâches que j’ai envie de le battre.
Lortal lit, renversé sur son banc, les jambes croisées comme un voyageur. Il lit du bout des doigts. Il ne met pas ses pouces dans ses oreilles, comme nous. Son attitude n’est pas celle d’un écolier, mais celle d’un homme qui s’abandonne au plaisir de la lecture, et qui n’en est pas dupe. Quant à l’ouvrage qu’il tient entre ses mains, c’est un classique : je le reconnais. Mais que de choses inconnues de moi il doit y découvrir, pour plisser ainsi les lèvres. Lortal ne travaille pas ; il ne travaillera jamais. C’est un grand seigneur. J’ai honte de mes manchettes de lustrine ; j’ai honte d’avoir eu le prix d’excellence ; honte de ma science et de mon effort devant tant de sagesse indolente. D’ailleurs, que peut-on apprendre dans cette salle d’étude aux vitres dépolies ? Apprendre ! il suffit de se promener ou de pêcher à la ligne. Le soleil, les arbres, l’eau, les blés qui se creusent sous le vent, voilà qui vous apprend quelque chose. Le jardin des racines grecques a-t-il quelque rapport avec le jardin des choses créées ? Il me semble que toute connaissance a un goût, un poids, une odeur comme une chair. Il n’y a qu’à cueillir, à lever le bras dans la fraîcheur des feuilles. L’Éden ! N’était-ce pas le verger de l’esprit ? Le bien et le mal pendaient aux branches de l’arbre comme de gros fruits mûrs. L’arbre n’était certainement pas un pommier, mais un arbre au beau nom, comme le mancenillier, un arbre d’une dangereuse mélancolie. Ses branches effilaient toutes les musiques du monde en éveil. Le serpent balançait un triangle d’émail vert entre deux globes de feu. Ève le regardait avec bienveillance, car il était beau comme un collier. Elle aussi avait envie de mordre dans cette science, pulpe sucrée, lisse comme la peau de ses bras, de sa nuque qui frissonne à l’haleine des jardins célestes. Ève ! Je l’imaginais mal, un peu à la manière d’une statue, neigeuse dans le réseau des feuillages, couronnée d’un croissant roux qui fauchait l’ombre autour d’elle. Mais tant de candeur était d’évocation difficile…
J’ouvris mon Racine expurgé par le R. P. Pons, S. J. Il s’ouvrit sur ce vers :
Mais je savais bien qu’il fallait lire, en dépit du Père :
Ève ! L’impératrice ! Le soir empourpre les vitres floconneuses. Saint-Alyre ondule ses boucles avec son porte-plume.