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L'inquiète adolescence

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XVI

Dès sept heures, nous attendions Monseigneur dans la cour d’entrée du collège. Les murs étaient tendus de draps où les sœurs avaient épinglé des bouquets de roses ; des oriflammes blanches, portant des inscriptions en lettres de papier doré, flottaient aux fenêtres et à l’extrémité du grand mât de gymnastique. Nous formions la haie : les grands à droite, la plupart sans uniforme, arborant des faux-cols démesurés et des cravates trop précieuses ; les petits, à gauche, en veste bleue à boutons d’or ; et, face à la porte, les premiers communiants, ornés du brassard blanc, de grands cierges enrubannés à la main, le paroissien à tranches d’or sous le bras, égrenant des chapelets de malachite ou de pierres du Mont-Dore. Ah ! les cadeaux de première communion ! Quel effort pour ne pas se laisser distraire par la montre neuve qui bat dans le gousset, la chaîne d’or ou d’argent, le mouchoir brodé, le calepin en cuir rouge, le portemine en doublé ! Devant ses néophytes se tenait Gerboux, un claquoir à la main.

Je cherchai des yeux Charles. Il avait les yeux creusés, par l’insomnie peut-être. Cette figure d’enfant accablé d’un poids trop lourd me causa un malaise que seule dissipa l’entrée triomphale de Monseigneur.

Je devrais dire l’entrée triomphale de M. Doublemaze, car l’évêque, en dépit de sa mitre rutilante, de sa crosse et de ses bénédictions, faisait humble figure à côté de son grand vicaire. Jamais le Talleyrand du diocèse ne m’avait paru aussi majestueux et aussi séduisant. Autour de sa haute taille flottait un riche surplis de dentelle ; ses épaules étaient recouvertes d’un camail bordé d’hermine plus fin et plus lustré que la soie. Un sourire d’aimable condescendance épanouissait sa bouche et ses lèvres charnues s’entr’ouvraient sur des dents saines et brillantes. Il marchait à gauche de Monseigneur, dominant ce grêle vieillard si effacé dans sa lourde parure d’orfèvrerie. Sans doute il devait sentir dans son bras droit replié sur sa poitrine de terribles démangeaisons de bénir. Comme son geste aurait été plus sûr, plus large, plus onctueux que le geste ébauché par la main hésitante du vieux prélat ! Aussi accompagnait-il chaque bénédiction de Monseigneur, tantôt à droite, tantôt à gauche, d’une légère inclinaison de tête, comme pour dire : « Attendez ! Quand ce sera mon tour, vous verrez ! »

L’abbé Fourmeliès s’avançait à droite de l’évêque, également en surplis et camail, portant haut son visage brun et patiné. Derrière eux, les chanoines de la cathédrale et les professeurs de Saint-Julien en surplis blancs ; les enfants de chœur en soutanelles rouges et camails de soie cerise. Nous fermions le cortège.

Nous entrâmes ainsi à la chapelle. D’innombrables flammelles tremblaient, exhalant un parfum de cire, presque invisibles dans le ruissellement du soleil à travers les vitraux. L’abbé Poncebique avait déchaîné son orgue ; pressés autour de lui, les choristes entonnèrent le Magnificat. Le maître-autel étincelait d’un or enfoui parmi les fleurs. L’ostensoir rayonnait entre des lys aux longs pistils jaunes, dont l’obsédante odeur alourdissait voluptueusement l’arome de l’encens et des cierges.

Dans le transept de droite, une foule nombreuse de parents et d’amis était massée. Les dames d’Aubenac, en toilette d’été, agenouillées sur le prie-Dieu, les messieurs en redingote, debout et graves devant leurs gibus, pouvaient voir au premier rang les premiers communiants, leurs cierges fixés au banc par un bracelet de velours. De ma place je penchai la tête pour découvrir Nourmahal, mais je ne vis que mon ennemi Milondré, le ventre tendu d’un gilet blanc et barré d’une chaîne d’or.

Cependant l’office se déroulait. Assisté de Fourmeliès et du grand vicaire, flanqué de diacres en dalmatique, l’évêque célébrait le Saint Sacrifice. La messe épiscopale était d’un rite compliqué et les lévites en soie cerise évoluaient avec une grâce et une méthode qui faisaient songer à un solennel ballet. Le chef des enfants de chœur, Vindrac, svelte dans sa robe rouge, donnait le signal des mouvements. Un coup de claquoir et toutes les soutanelles s’agenouillaient, se relevaient, défilaient autour de l’autel, présentant les burettes de cristal, le manuterge, le lourd évangéliaire enrubanné. La triple clochette de cuivre tintait et toutes les têtes s’inclinaient sous le vent de l’Élévation. Des lévites privilégiés balançaient les encensoirs. Bientôt le chœur fut baigné d’une lourde vapeur bleuâtre qui amortissait, sans le voiler, l’éclat des roides étoffes liturgiques, auréolait d’un nuage l’ostensoir aux rais de vermeil, estompait les lents gestes rituels des officiants. L’évêque éleva la patène entre les doigts oints de l’huile sainte, et l’améthyste pastorale étincela d’un éclair violet dans la buée des aromates.

Portée par les vagues de l’orgue, une voix d’adolescent, une voix précoce et pure, monta d’un long jet sous les voûtes pour retomber, fusée sonore, sur les têtes baissées, les mains jointes et les cœurs frémissants de l’attente sacrée. Elle chantait : « Oh ! qui me donnera des paroles d’amour, une langue de feu pour te louer, Seigneur ! » Et, dans le tourbillon d’encens et de lumières, dans ce vaisseau gorgé de parfums, pavoisé de soie et d’or, fleuri de lys monstrueux, les lys du Seigneur, ses enfants de prédilection, se levèrent et marchèrent, la gorge serrée, les mains moites, les tempes bourdonnantes, ivres de chaleur, de musique et d’odeurs, vers la table où le festin de la chair divine leur allait être servi.

La communion fut donnée par l’abbé Fourmeliès. Un violon solo avait succédé au chanteur et personne n’eut le mauvais goût de s’apercevoir que l’artiste jouait la Méditation de Thaïs. Sans doute les langoureux vibrati de Massenet convenaient-ils à cette cérémonie. L’abbé Poncebique, qui avait réglé le programme musical, en avait jugé ainsi. Les moines des cloîtres qui écoutent Bach, étendus sur les dalles, comprennent d’une autre façon la musique religieuse : mais les fidèles et les prêtres réunis à Saint-Julien ne faisaient pas la différence.

La grossièreté de cet artifice mit en moi quelque froideur jusqu’à la fin de la messe. Bientôt les enfants de chœur précédèrent en bon ordre le clergé qui se retira, l’évêque fermant la marche. Je vis disparaître par la porte de la sacristie la chape pareille à une carapace d’or, la mitre, les bandelettes et la crosse, antique bâton de pâtre aujourd’hui constellé de pierreries. Mon ancienne ferveur avait à jamais disparu. Derrière ce décor magnifique et voluptueux, je ne retrouvais plus la divinité cherchée avec tant d’inquiet amour dans la chapelle solitaire. Je me souvins avec regret de ces heures de méditation et d’épanchement, cœur à cœur avec le Christ, avec Celui qui a dit : « Levez-vous, ô vous qui mangez le pain de la douleur ». C’est avec pitié et tristesse que je vis, tous flonflons évanouis et dissipés les derniers nuages d’encens, disparaître derrière la crosse pastorale les vestiges de la rude et vieille force d’Église.

Charles Jouvelin était allé rejoindre sa mère. Je ne le vis que plus tard, dans l’après-midi, un peu avant vêpres. Nous nous rencontrâmes dans un corridor, comme il se rendait, ganté et son paroissien à la main, chez le Supérieur qui réunissait ses camarades. Il vint à moi et, gravement, me tendit son front.

— Eh bien ! Charles, lui dis-je sans conviction, un beau jour, n’est-ce pas ?

Il baissa la tête.

— Non ? repris-je, surpris. Pas aussi beau que l’on ne croyait ? Est-il possible, Charles ? toi qui es si pieux.

Il saisit ma main et, honteusement, à voix basse :

— Je croyais être heureux, si heureux… J’avais tant attendu !… Eh bien ! tu sais, c’est terrible… j’ai honte… mais ça ne m’a rien fait… rien !

Il répéta : « Rien ! » avec une sorte de désespoir et s’éloigna, si triste dans ses habits de fête.

La première désillusion de sa vie — la plus grande peut-être !

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