L'inquiète adolescence
XII
La rentrée de Pâques était moins triste que les autres. C’était le dernier trimestre qui commençait, trimestre des beaux jours et des récréations du soir. Trimestre aussi des examens ! Tous les candidats étaient autorisés, à partir de mai, à porter leurs livres au dehors et à étudier en se promenant sous les charmilles de la terrasse. Distinction enviée ! Nous échappions ainsi à ces corvées qu’étaient les heures de récréation. Les charmes formaient une voûte épaisse de verdure que traversaient de minces rais de soleil. Des taches d’or pâle dansaient sur nos Hérodote et nos Virgile. Le Supérieur venait parfois se joindre à nous et citait de l’Horace. L’abbé Mirepuy conversait avec les philosophes. Ceux-ci se tenaient dans une charmille qu’ils considéraient comme réservée à leurs doctes entretiens et que nous appelions par moquerie le « jardin d’Académus ». Ainsi il s’établissait entre nous, à cette époque de l’année, une intimité studieuse jusqu’alors inconnue. Gerboux, pourtant notre professeur, n’y prenait aucune part et demeurait dans la cour en compagnie de son fidèle Testard. On le voyait aussi quelquefois, à l’extrémité de la terrasse, en compagnie de l’élégant grand vicaire. M. Doublemaze lui faisait de fréquentes visites, pour le plus vif agacement de l’abbé Fourmeliès.
Lortal et moi arpentions souvent l’allée plantée d’une herbe folle, nos livres sous le bras et ne les ouvrant que rarement.
J’étais débarrassé de Salayrac, qui préférait jouer au bouchon avec quelques gaillards de sa trempe. Lortal ne poussait pas son goût des mauvaises fréquentations jusqu’à partager leurs jeux. Je profitais de ces minutes heureuses avec une extrême avidité.
A cette époque, mon ami me donna à lire un livre qui m’émut singulièrement. C’est Dominique que je veux dire. Les adolescents ne peuvent lire un roman sans y introduire leur vie ou celle des gens qui les touchent. C’est pourquoi, d’ailleurs, ils sont des lecteurs si passionnés et même — avec les femmes — les seuls vrais lecteurs que trouvent aujourd’hui les poètes et les conteurs. J’emportais Dominique avec moi en classe et en récréation. Il arrive souvent que le souvenir d’un ouvrage aimé demeure en vous, résumé en quelques images. Pour moi, Dominique c’est un domaine voisin de la mer, des dunes que balaie le vent salin et parfumées d’immortelles, une allée de trembles où passe un cavalier. Je fis une double application du contenu sentimental de ce livre à Lortal et à moi-même. J’aimais à me représenter mon ami tantôt sous les traits d’Olivier, tantôt sous ceux de Dominique. Mais Lortal souriait de mon enthousiasme.
— N’aimes-tu pas Dominique ? lui demandai-je un jour.
Il eut ce rire bref qui m’exaspérait.
— C’est tout bonnement un imbécile et un pleutre que ton Dominique. Il n’avait qu’à enlever Madeleine !
— Mais Madeleine ne l’aurait plus aimé ?
— Enfant ! Madeleine s’est toujours dit : « Au fond, si Dominique avait été véritablement épris !… » La vérité, la voilà. Dominique n’est qu’un bourgeois, naturellement destiné à faire un père de famille et à devenir maire de sa commune. Madeleine n’a pas eu de chance. Elle méritait mieux !
— Moi, je trouve très beau cet homme qui renonce et qui feint d’être heureux dans sa solitude.
— Le pire, c’est qu’il l’est, heureux ! C’est sa punition. Moi j’aurais crevé d’ennui dans mon domaine solitaire, avec ma vertueuse épouse et mes vieux serviteurs ! J’aurais plutôt volé, assassiné, que de prendre du ventre, d’avoir mon banc à l’église et de digérer, après mes repas, les souvenirs de mes dix-huit ans. C’eût été plus propre !
Une baguette à la main, Lortal fauche des pavots. Le vent roule une corolle empourprée.
Lortal ne m’avait rien raconté de ses vacances, sinon qu’il avait fait quelques promenades à cheval avec Mathilde, les Miromps de Rochebuque ayant une écurie bien montée, et que Miromps s’était montré avec lui d’une hypocrite amabilité. Il me parla assez longuement de Miromps (Césaire-Auguste), fondateur de la dynastie et qu’il désignait par ses deux prénoms, ce qui donnait au personnage une bouffonne allure impériale.
— Césaire-Auguste était le troisième fils d’un rétameur ambulant. Sa famille — le diable sait qui était sa mère — installait ses feux aux alentours des villages. Césaire-Auguste n’a pas toujours connu la prospérité. Loin de là ! Il tirait par la bride un roussin efflanqué qui tirait à son tour une carriole où s’entassaient la forge portative et le matériel domestique. Les villageois lui lançaient des pierres, s’il arrêtait son équipage un peu trop près des maisons. On lâchait les chiens quand la famille se répandait dans les cours des fermes, criant : « On répare les chaudrons, les casseroles ! ». C’est ainsi que Césaire-Auguste apprit la fraternité. Il mit la leçon à profit. Las de coucher à la belle étoile, le ventre vide le plus souvent, de recevoir par contre avec une généreuse abondance taloches et coups de sabots, ce jeune homme, né sous le signe de la fortune, quitta sa famille pour chercher aventure. Si je voulais énumérer les métiers divers que pratiqua Césaire-Auguste, je risquerais fort d’épuiser mon vocabulaire. Il n’y a pas de mots pour désigner les opérations qui le portèrent à un rang élevé parmi les flibustiers de son temps et qui le porteront encore, s’il poursuit sa carrière, à un rang élevé dans l’État. Grâce à la justice immanente, après la vache enragée, Césaire-Auguste connut de meilleurs morceaux. Il avait de bonnes dents, ayant eu le temps de les aiguiser jusqu’à dix-huit ans. Il s’en servit pour manger d’abord, pour mordre ensuite. Courtier maritime à Marseille et prêteur à la petite semaine, il réalisa de gros bénéfices dans l’importation des chevaux argentins. Telle est l’origine de sa fortune actuelle. Il a cinquante-cinq ans environ. On le dit plusieurs fois millionnaire. Mais il bluffe. Il veut mener grand train et il a acheté une particule. Il n’a pas acheté qu’un nom, du reste…
— Que veux-tu dire ?
— Pauvre Mathilde ! Pouvait-elle faire autrement d’ailleurs ? Orpheline, pas de rentes, réduite à vivre auprès de mon oncle Joachim, un panier percé ! Elle a dit que Miromps lui plaisait, par son énergie, parce qu’elle devinait en lui un homme de fer. Par la suite, elle s’est aperçue qu’il était surtout un homme d’argent. Mais cela même a ses avantages. Et tout s’oublie ! Et tout est également nauséabond, dans la vie…
Lortal cingle l’herbe avec rage. Mais pourquoi insulte-t-il ainsi l’amazone ? Pourquoi cette fureur de salir ce qui, sans doute, est la chose la plus secrète et la plus précieuse de sa vie ? Quel démon habite en toi, mon ami, pour que tu t’acharnes contre toi-même ?