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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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UN COLOMBIER DANS LES ENVIRONS D'ISPAHAN. (Voyez p. 285.)

CHAPITRE XV

Partie de campagne à Coladoun.—Les minarets tremblants.—Puits d'arrosage.—Culture autour d'Ispahan: tabac, coton.—Amendements donnés aux terres.—Les voitures en Perse.

6 septembre.—En sortant de Djoulfa on traverse un bazar animé et largement approvisionné, bien que ses étalages ne puissent être comparés à ceux de la ville musulmane. Les denrées alimentaires y sont en majorité; melons, pastèques, fruits secs, bois à brûler et bougies encombrent tous les auvents. Le quartier commerçant est fermé à son extrémité par de lourdes huisseries de bois bardées de fer et munies de verrous gigantesques.

Cette porte vit passer les Afghans quand ils envahirent Djoulfa. Deux inscriptions commémoratives incrustées dans le mur témoignent de ce fait. L'une est écrite en langue arménienne, l'autre en latin; celle-ci est due aux compagnons du P. Krusinski, qui furent autorisés à la sceller dans la muraille en souvenir des services rendus par les moines chrétiens à la population de Djoulfa pendant la période néfaste du siège d'Ispahan.

Au delà de l'enceinte s'étend une campagne ravissante. Sous un épais fouillis d'arbres se perdent une multitude de jolis villages et de jardins entourés de clôtures de terre dissimulées sous le chèvrefeuille en fleur et les rosiers sauvages. De distance en distance la verdure s'éclaircit et laisse apparaître les ruines de petites mosquées encore recouvertes de charmantes mosaïques de faïence. Les voûtes sont écroulées depuis le passage des Afghans; les paysans, très pauvres, ne les ont pas relevées et s'en repentent amèrement aujourd'hui en voyant les regards impurs de deux infidèles souiller des sanctuaires où l'on fait encore la prière. En continuant notre route à travers cet Éden enchanté, nous atteignons le village de Coladoun. Sur la place s'élève un imamzaddè surmonté de deux minarets célèbres malgré la simplicité de leur architecture.

Qui ne connaît en Perse, au moins de réputation, les minars djonbouns (minarets tremblants)?

Nous pénétrons sans difficulté dans la cour, grâce à la fierté qu'éprouvent les villageois à faire assister des Européens à un véritable miracle.

Une baie ogivale éclaire la chapelle; au centre se trouve un tombeau recouvert de haillons sordides déposés là en guise d'ex-voto.

De chaque côté de la baie s'élèvent les minarets; un gardien monte au sommet de l'un d'eux et imprime de ses mains de violentes secousses à la muraille. Sous ses efforts réitérés la tour oscille sur elle-même et transmet son mouvement à sa voisine.

Quand l'action extérieure cesse, la construction reprend peu à peu son équilibre.

En présence de ce phénomène vraiment étrange, les musulmans ont crié au miracle et prétendu que le saint personnage enseveli dans le tombeau s'agitait et mettait l'édifice en mouvement; les philosophes persans ont fait ouvrir le sarcophage et se sont assurés de visu de l'immobilité du mort. Le cas devenant très grave, les savants européens s'en sont mêlés et ont déclaré que les tours étaient construites à l'extrémité d'une pièce de bois horizontale posée en équilibre sur l'extrados de la voûte. L'explication n'est guère plausible, car en ce cas le mouvement d'oscillation se compliquerait d'un mouvement de translation de haut en bas. Il n'est pas d'ailleurs de pièce de bois assez solide pour supporter sans se rompre un poids aussi considérable que celui des minarets.

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MINARETS TREMBLANTS.

En reconnaissant au premier coup d'œil l'âge d'une mosquée ou d'un monument, Marcel s'est fait depuis notre entrée en Perse une réputation d'oracle: nous ne sommes pas passés dans une grande ville, nous n'avons pas assisté à une seule réception, sans qu'on lui ait demandé d'expliquer les mouvements des minars djonbouns. Il a refusé de se prononcer avant d'avoir vu ces édifices, mais aujourd'hui il peut faire connaître librement sa pensée, car, si la classe pauvre et surtout les femmes persanes croient aux miracles, les gens instruits, à part leur confiance dans l'astrologie judiciaire, se montrent fort incrédules.

Après avoir examiné avec soin le monument, Marcel constate que les deux tours, d'ailleurs fort légères, sont raidies par une pièce de bois noyée dans le giron de l'escalier. Chaque minaret, étant planté sur une sorte de crapaudine, peut décrire des oscillations de très faible amplitude autour de son axe vertical. Ces oscillations, perceptibles seulement au sommet, déterminent une série de chocs sur le tympan MN de la voussure, chocs qui se répercutent sur la tour B. Sous cette influence, le minaret B entre lui-même en mouvement, tandis que les maçonneries du tympan restent immobiles; c'est, on le voit, l'application fortuite d'un théorème de mécanique élémentaire. L'amplitude des oscillations répercutées est d'ailleurs beaucoup plus faible que celles décrites par la tour A, sur laquelle on agit directement.

Un fait nouveau tendrait à prouver l'exactitude de ce raisonnement: une personne placée en D, à la base de l'arcature, reçoit dans le dos, pendant toute la durée de l'expérience, des chocs semblables à ceux qu'elle percevrait si l'on ébranlait à coups de bélier la paroi extérieure de la muraille.

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PUITS D'ARROSAGE A LA MONTÉE.

Ce phénomène ne se produirait pas si, au lieu d'osciller autour de leur axe, les tours étaient soumises à un mouvement de translation verticale.

Dans ce dernier cas il n'y aurait pas seulement des fissures en M et en N, mais des lézardes horizontales, divisant en deux tronçons le fût cylindrique des minarets. Or il est facile de vérifier que leur maçonnerie n'est interrompue en aucun point.

Nous nous remettons en selle et, sous la conduite du P. Pascal, nous arrivons en moins d'un quart d'heure au palais de Coladoun, bâti au milieu de la plaine d'Ispahan, dans une situation ravissante.

Des arbres touffus, des eaux vives, un beau tapis de verdure, n'est-ce pas la réalisation des rêves d'un Oriental? C'est ce que pensait sans doute, en édifiant sa demeure, le dernier propriétaire du palais, obligé de quitter le pays, il y a deux ans à peine, pour se rendre en pèlerinage à la Mecque, sur un ordre du prince Zellè sultan.

Le roi et son fils imposent à leurs sujets l'accomplissement de ce pieux devoir toutes les fois qu'ils veulent se débarrasser d'un personnage gênant par son influence, ou d'un fonctionnaire dont la fortune est hors de proportion avec les bénéfices licites ou illicites que tolèrent les habitudes très larges du pays.

Il est de tradition que les pèlerins partis sur l'ordre du souverain ne reviennent guère des lieux saints: les fatigues d'un long voyage expliquent le trépas inopiné de ces dévots malgré eux.

Le propriétaire de Coladoun n'a pas eu un sort exceptionnel: six mois après son départ, la nouvelle de son décès est arrivée à Ispahan. Allah ait pitié de son âme! il est mort sur le chemin du salut. Mais que sont devenus ses héritiers naturels, ses femmes et ses enfants?

Il ne serait pas délicat d'interroger à ce sujet Mirza Taghuy khan: en fidèle serviteur le docteur doit approuver toutes les actions de son maître. Quoi qu'il en soit, la belle propriété du hadji appartient aujourd'hui au prince Zellè sultan.

Des fenêtres du talar la vue s'étend au loin sur une campagne fertile limitée à l'horizon par la chaîne de montagnes des Bakhtiaris. A nos pieds coulent, à travers des plantations de tabac et de sorgho, des ruisseaux peuplés de tortues de grande taille.

Un profond réservoir placé au centre du jardin fournit l'eau nécessaire à l'arrosage des parterres et des vergers qui entourent Coladoun, tandis que les plantations de tabac et de coton sont irriguées avec des eaux sous-jacentes, au moyen d'engins analogues au chalouf dont se servent les Égyptiens quand ils amènent l'eau du Nil au-dessus des berges du fleuve. Seulement, les Persans intelligents et pratiques attellent des animaux à leurs machines élévatoires au lieu de les manœuvrer à bras d'hommes.

Si les puits, percés au-dessus des kanots et généralement cachés sous les branches touffues des arbres, n'attirent pas le regard, le grincement des poulies décèle bruyamment leur présence.

Deux murailles de terre élevées de chaque côté de l'orifice supportent une barre de fer sur laquelle s'enfile un large cylindre de bois; la corde qui s'enroule tout autour de cette espèce de treuil soutient à l'une de ses extrémités une large poche de cuir, et par l'autre s'attache au collier d'un bœuf ou d'un cheval. Au-devant des puits, un chemin en pente très rapide, creusé entre deux murs de soutènement, sert de passage aux animaux attelés à la machine élévatoire. Quand le cheval ou le bœuf remonte la pente en se dirigeant vers l'orifice du puits, la poche de cuir descend dans l'eau et se remplit. Le conducteur fait alors retourner la bête, dont l'effort, ajouté à son propre poids, suffit à élever le récipient; un homme saisit la poche de cuir, l'attire à lui et déverse son contenu dans les rigoles d'irrigation. Les bœufs et les chevaux, habitués à descendre et à monter tous les jours ces chemins en pente, obéissent machinalement à leur conducteur et amènent en peu de temps une grande quantité d'eau à la surface du sol.

A Coladoun la couche liquide est très rapprochée de terre; les paysans en profitent pour faire produire à leurs champs jusqu'à trois récoltes chaque année.

Les cultures du coton et du tabac forment avec celle du pavot la grande richesse agricole de la plaine du Zendèroud.

A part une irrigation soignée, à défaut de laquelle la graine ne germerait même pas, le tabac, dont la tige s'élève à quatre-vingts centimètres de hauteur, vient à peu près sans travail et sans soin. Quand la plante a produit toutes ses feuilles, on les laisse sécher sur pied avant de les cueillir, puis on les divise en dix ou douze classes, s'étageant depuis la feuille fine et tendre d'un prix élevé jusqu'au bois concassé mis à la portée des petites bourses.

Le tabac d'Ispahan est renommé et l'emporte comme parfum sur celui de Chiraz, particulièrement réservé aux Constantinopolitains ou aux Syriens, qui le fument comme les Persans dans des kalyans ou des narguilés.

La culture du coton demande moins de chaleur que celle du tabac, et couvre par conséquent une grande étendue de terre dans les provinces du nord comme dans celles du centre de la Perse.

Au moment de la floraison, l'arbrisseau se couvre de fleurs jaunes, puis les pétales tombent et sont remplacés par une capsule rouge de la grosseur d'une petite noix. Cette enveloppe se décolore et se sèche tout à la fois; devenue boisée, elle éclate et laisse apparaître le coton blanc comme de la neige. Le vent ne tarderait pas à emporter ce fin duvet si, au moment opportun, une nuée de paysans ne cueillaient rapidement les capsules.

Après avoir emmagasiné le coton, il reste à le débarrasser des matières étrangères, à l'emballer ensuite dans de vastes sacs de toile, puis à l'expédier vers les ports d'embarquement, à destination de la France ou de l'Angleterre.

La culture de cette plante textile serait aussi rémunératrice que celle de l'opium ou du tabac, si cette matière était mise en œuvre sur les lieux mêmes de production. Malheureusement les négociants indigènes ne profitent même pas, en qualité d'intermédiaires, des bénéfices laissés par les diverses transactions auxquelles le coton donne lieu, et se trouvent, envers deux maisons européennes établies sur la voie de Téhéran à Bouchyr, dans un état de dépendance très nuisible au développement de l'industrie locale. Un exemple entre mille. Les marchandises importées ou exportées de Perse doivent être soumises à un seul droit de douane évalué à cinq pour cent de la valeur vénale: telle est la fiction. En réalité, les convois sont arrêtés et visités non seulement à l'entrée et à la sortie du royaume, mais encore aux portes de chaque ville. Il faut alors donner, pour dégager les marchandises, des pichkiach aux gouverneurs, aux officiers de douane et aux nombreux serviteurs du palais, toujours plus âpres et plus difficiles à tromper que leurs maîtres, et dépenser en gratifications trois et quatre fois le montant de la taxe réglementaire, suivant le bon plaisir et les exigences des autorités répandues le long de la route que suivent les caravanes.

Tout autre est la situation des Européens. Protégés par leurs consuls, ils payent à la douane la redevance légale et, cet unique impôt acquitté, n'ont à surmonter aucun obstacle pour faire conduire les convois jusqu'à leurs caravansérails.

Dans cette situation privilégiée, il leur est possible, tout en prélevant un bénéfice considérable, de donner leurs marchandises à un prix très inférieur à celui que demandent les négociants indigènes.

Cet état de choses est fort regrettable, car, s'il est à désirer de voir l'influence européenne s'établir en Orient à un point de vue moralisateur, scientifique ou même industriel, il est fâcheux que les avantages faits aux comptoirs étrangers soient pour l'Iran une source d'appauvrissement et de ruine.

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BAZAR A DJOULFA. (Voyez p. 277.)

A dire vrai, je ne puis comprendre vers quel but tend le gouvernement persan en opprimant ses sujets au profit des étrangers. J'aime à croire que la manière dont les droits de douanes sont perçus est soigneusement cachée au roi, et j'aime mieux attribuer des mesures injustes à la rapacité des gouverneurs qu'à l'indifférence du souverain. Quoi qu'il en soit, le commerce ispahanien lui-même, si prospère et si puissant sous chah Abbas et ses successeurs, est à peu près mort aujourd'hui; les négociants indigènes ont tout avantage à acheter et à vendre leurs marchandises aux courtiers étrangers taxés avec équité et ne traitent plus directement aucune affaire. Les Persans souffrent d'autant plus de l'infériorité industrielle à laquelle ils se trouvent condamnés envers les maisons européennes qu'ils ne sont point, comme les Arabes, des poètes et des rêveurs et aiment par tempérament les entreprises commerciales et les spéculations aventureuses.

«L'âpreté au gain, sentiment si développé chez les Ispahaniens, est dû à l'air du pays», assure un vieil auteur.

Je ne sais trop quel rapport on peut avoir la prétention d'établir entre l'atmosphère d'une contrée et la rapacité de ses habitants, mais il est certain que l'Européen lui-même est saisi, dans cette ville, d'un insatiable désir de richesse. A part quelques très rares exceptions, chacun ici trafique et brocante, ouvertement quand il l'ose, ou en cachette si sa situation lui interdit d'avoir un magasin et de traiter des affaires au grand jour. Le mal est inévitable: c'est dans l'air.

Sans irrigation les terres les plus fertiles resteraient improductives. Le fait est constant. Néanmoins l'eau ne suffirait pas seule à assurer de belles récoltes de coton et d'opium: les amendements, appropriés à chaque culture, ont aussi une importance capitale. Les Ispahaniens s'ingénient de toute manière à augmenter la quantité des fumiers, conservent, sans se préoccuper de leur origine, les matières fertilisantes, et recueillent même dans des watercloset primitifs, creusés à ciel ouvert au pied des murs extérieurs des maisons, celles qui sont élaborées par les habitants de chaque demeure. En été ces inodores dégagent des parfums peu agréables; mais l'inconvénient est minime auprès de celui qu'offrent les fosses pendant la saison pluvieuse: bientôt remplies d'eau, elles débordent et entraînent dans les rues des courants fertilisateurs que les habitants cherchent à arrêter en élevant en tout sens de petites digues.

«O terre, mère nourricière, assise sur de solides fondements très antiques; toi qui nourris sur ton sol tout ce qui existe», fais-moi pardonner ces détails trop réalistes.

L'habitude de jeter sur les champs des engrais humains n'est pas nouvelle à Ispahan. Un géographe persan raconte avec bonhomie qu'un de ses riches compatriotes, très entendu en agriculture, traitait souvent chez lui de nombreux amis et ne leur demandait en échange de son hospitalité que de s'égarer, avant de quitter sa demeure, dans les parties les plus retirées de son jardin. Le savant ajoute qu'un des convives, ayant un jour franchi la limite de la maison de son hôte sans avoir tenu ses engagements, reçut de ce dernier les reproches les plus amers au sujet de sa coupable ingratitude. Cette singulière manière de favoriser l'agriculture n'étant pas à la portée de tous les cultivateurs, les propriétaires ruraux ont bâti tout autour de la ville ou des villages une multitude de superbes colombiers.

En arrivant à Ispahan, on serait très porté à croire que les habitants font des pigeons leur nourriture exclusive; il n'en est rien pourtant: cet oiseau est aussi un invité auquel on demande de pulluler et de rester le plus possible dans son nid, car la colombine, mêlée avec les débris des maisons ruinées, est l'amendement le mieux approprié à la culture du melon et de ces magnifiques indevanehs (pastèques) qui composent pendant l'été la nourriture des habitants de l'Irak.

«Les gens d'Ispahan ne mangent que des ordures», dit avec mépris un vieil auteur, sujet sans doute à des douleurs d'entrailles.

Les meilleurs melons ne viennent pourtant pas à force d'engrais. Les plus estimés poussent sur la limite du désert, dans des terres légèrement salées, et doivent leur délicieux parfum au terroir. Au dire des fins connaisseurs, on peut à peine une fois chaque trente ans cultiver le précieux cucurbitacé sur le même emplacement. C'est au moins dans ces conditions que sont récoltés les melons servis au chah.

La grande chaleur commence à tomber; en sortant des jardins, Mirza Taghuy khan nous propose d'aller visiter une ancienne construction élevée au sommet d'un affleurement rocheux situé au centre de la vallée du Zendèroud.

Un belvédère cylindrique, recouvert autrefois d'une coupole et percé à sa base de huit ouvertures symétriquement disposées sur sa circonférence, couronne le point culminant. On reconnaît à la forme des arcatures que cette construction a été restaurée à une époque relativement récente, mais on ne trouve à l'intérieur du pavillon ni une moulure ni un profil permettant de lui assigner un âge certain. Au-dessous de l'édifice central s'étendent les ruines de maisons écroulées, et autour de ces habitations un mur bâti en briques carrées ayant quarante centimètres de côté sur douze centimètres d'épaisseur. Les lits de matériaux sont séparés par des couches de roseaux semblables à celles que l'on trouve dans les vieux monuments de la Babylonie.

L'origine et la destination de ces ruines sont mal connues des Ispahaniens, qui les désignent cependant sous le nom d'Atechaga (autel du feu).

Il est possible que, dans des temps très reculés, des pyrées guèbres aient été élevés sur la montagne, mais leur présence en ce lieu n'expliquerait pas celle des épaisses murailles de terre bâties sur la cime du pic, les adorateurs du soleil n'ayant jamais construit de temple et ayant toujours, au dire d'Hérodote, entretenu le feu sacré en plein air. Il semble plutôt résulter de l'étude attentive des ruines de l'Atechaga que les plus anciennes constructions sont les débris d'une forteresse sassanide destinée à défendre le cours du Zendèroud ou à permettre au gouverneur du Djeï de se retirer en temps de guerre derrière les murailles d'une place à peu près inexpugnable.

A la nuit, Marcel se décide enfin à rejoindre les voitures du prince, arrêtées auprès d'un village voisin. Je monte avec Mirza Taghuy khan dans un coupé attelé de six chevaux. Le P. Pascal, mon mari et plusieurs autres personnes s'emparent d'une calèche. Fouette cocher! nous voilà partis accompagnés des salams (saluts) et des témoignages de respect des villageois, ébahis à l'aspect des équipages princiers.

Bientôt nous gagnons la campagne et nous roulons sur des chaussées étroites comprises entre des murs de clôture et des canaux à ciel ouvert, peu profonds il est vrai, mais assez creux pour me faire craindre que voiture, chevaux et voyageurs ne fassent une vilaine salade s'ils ont la malchance d'y tomber. Pour comble de bonheur, trente cavaliers galopent en tête du cortège et soulèvent de tels nuages de poussière, que nous ne pouvons, mon compagnon de route et moi, ouvrir la bouche et les yeux, de peur d'être asphyxiés ou aveuglés; mais tout cela n'est rien auprès de la gymnastique à laquelle nous condamnent les bosselures de la route.

Le carrosse, lancé au galop, bondit comme une balle, accrochant les murailles de terre, qui s'écorchent non sans dommage pour les roues, franchit les fossés et les canaux dépourvus de ponts, tandis que, les doigts crispés sur les portières, nous nous efforçons de ne pas défoncer aux dépens de nos crânes le capotage de la voiture.

Mirza Taghuy khan fait contre mauvaise fortune bon cœur. Quoi qu'il arrive, le général veut me prouver que le mot impossible n'est pas persan; mais, à part lui, il n'est pas moins fort inquiet. Le prince Zellè sultan a écrit hier à son médecin une lettre confidentielle dans laquelle il se plaint de la laideur des femmes de Bouroudjerd et demande qu'on lui expédie immédiatement quelques belles de l'andéroun. Afin que les khanoums n'arrivent pas trop défraîchies à la suite d'un long voyage à cheval, on doit les emballer soigneusement dans les deux carrosses qui franchissent aujourd'hui canaux et fossés en notre compagnie. Quand les sentiers seront trop étroits ou les montagnes trop raides pour laisser passer les véhicules, quatre compagnies d'infanterie, désignées à cet effet, les traîneront à bras.

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UN PIGEONNIER DU HÉZAR DJÉRIB. (Voyez p. 285.)

Je laisse à penser quelles émotions agitent ce brave Mirza Taghuy khan. Si les voitures se brisent dans leurs bonds désordonnés, la fleur des princes iraniens sera réduit à s'accommoder des paysannes de Bouroudjerd!

Allamdoualah! nous voici enfin arrivés. Les roues sont au complet: ressorts et essieux ont résisté à tous les contre-coups.

Avec quel soupir d'intime satisfaction chacun met pied à terre! Nous hésitons à nous reconnaître les uns les autres; cheveux, barbes et vêtements sont blancs à rendre jaloux les plus poudreux derviches de l'Asie entière.

Pendant les longues étapes de caravane, endormie la nuit sur l'arçon de ma selle et réveillée à tout instant par la crainte de me laisser choir en bas de ma monture, j'ai souvent regretté avec amertume de n'avoir pas à ma disposition une mauvaise charrette de Gascogne. Aujourd'hui j'ai goûté, une heure durant, le plaisir de parcourir la Perse en coupé à huit ressorts; cette expérience me suffit. Dans un pays où il n'y a pas de route entretenue, les systèmes de locomotion les plus primitifs sont encore les meilleurs; le voyageur n'a jamais à craindre de rester en chemin; et, s'il est condamné à demeurer de longues journées sur son séant, en revanche il respire un air pur et n'est pas secoué au point d'en perdre la tête.

A minuit je retrouve enfin mon clocher. Je ne m'occuperai pas d'astronomie ce soir, je préfère m'abandonner au dieu des rêves. Il me montrera de riches pèlerins en route pour la Mecque et l'armée persane traînant à travers les défilés des montagnes les favorites du chahzaddè.

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PUITS D'ARROSAGE A LA DESCENTE. (Voyez p. 281-282.)
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