La Perse, la Chaldée et la Susiane
CHAPITRE XXIII
Un palais achéménide près de Chiraz.—Bas-reliefs sassanides.—Antiquité de la ville prouvée par ses divers monuments.—Une nourrice musulmane.—Les tombeaux d'Hafiz et de Saadi.—Les médecins indigènes.
14 octobre.—Dieu merci, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Accompagnés du docteur Odling et de M. Blackmore, en ce moment débarrassés de la fièvre, nous nous sommes mis en selle dès la pointe du jour et avons suivi un chemin tracé dans l'axe de la plaine.
A droite et à gauche se présentent des terres noires que des paysans travaillaient avec des socs de bois traînés par des attelages incohérents d'ânes, de mulets et de chameaux; puis nous nous sommes élevés sur les flancs de la montagne qui ferme au nord la vallée.
Après avoir traversé un vaste emplacement couvert de débris de briques cuites et de poteries, et longé un rocher percé d'une quantité de petits hypogées, nous gagnons les ruines d'un palais semblable à celui de Darius à Persépolis.
L'édifice, placé sur un monticule, se compose d'une salle hypostyle éclairée par des portes ouvertes au centre de chaque façade. Les baies sont encadrées de linteaux à nombreux listels et surmontées du couronnement égyptien; les exploits cynégétiques d'un souverain sont retracés en bas-relief sur les chambranles des ouvertures. La construction est malheureusement dans un état de ruine qui défie toute détérioration nouvelle. Il y a peu d'années, un gouverneur de Chiraz, en faisant enlever une pierre destinée à la porte de son jardin, trouva des dariques dans les fondations. Alléché par cette première découverte, il fit pratiquer des fouilles au-dessous de toutes les portes. Aux premières pluies d'hiver, les terres humides s'éboulèrent et entraînèrent avec elles les constructions qu'elles supportaient.
Au bas de la terrasse naturelle sur laquelle s'élevait le palais, coule une rivière dont les eaux cristallines, cachées sous des roseaux et des ginériums, sont habitées par des crabes bleu turquoise. Sur la rive gauche se dresse un rocher presque vertical; trois bas-reliefs d'une exécution bien inférieure à celle des tableaux de Nakhchè Roustem sont sculptés sur les parois. Ces œuvres, exécutées par de mauvais artistes de province, n'ont aucune valeur: les têtes égalent presque la quatrième partie des corps; les draperies sont dessinées sans art ni vérité, et avec une complication de lignes qui rend leur disposition presque incompréhensible. Quant aux parties nues, il est impossible, dans l'art actuel de la sculpture, d'apprécier leur mérite, tant elles ont été défigurées et martelées. On ne peut même reconnaître les personnages représentés. Le roi seul est facile à distinguer, grâce à sa coiffure et à sa longue chevelure bouclée.
L'ensemble de ces monuments, les débris de fortifications bâties sur la montagne, la rencontre, au sommet d'un pic dominant à la fois le Tang Allah Akbar et la vallée de Chiraz, de deux puits à section rectangulaire, d'une profondeur de deux cent douze mètres, m'amènent à penser qu'il serait imprudent de prendre au pied de la lettre les récits des auteurs arabes faisant remonter à l'époque de la ruine d'Istakhar la fondation de Chiraz.
Le site choisi par les Sassanides pour y faire graver leur image est d'ailleurs charmant et mérite bien les vers enthousiastes qu'Hafiz lui a consacrés. En montant sur les rochers on voit se développer tout entières les belles chaînes de montagnes qui emprisonnent la vallée, tandis qu'en suivant des yeux le cours sinueux du Rokn-Abad, le regard se porte au loin sur un lac de sel formé par les eaux descendues des montagnes.
«Déjeunons à l'ombre des arbres et des ginériums», a dit le docteur Odling.
Les domestiques étendent sur le sol une nappe bien blanche, posent devant chacun de nous des assiettes, des verres de cristal, des pièces d'argenterie ciselées par les joailliers du pays. Ce luxe de très bon goût me paraît si surprenant que je me prends à regarder les sassanides de pierre, prête à les voir partager mon enthousiasme. Hélas! «ne s'étonner de rien» est depuis longtemps leur maxime favorite.
Vers le soir, nous reprenons le chemin de Chiraz; mais, au lieu de rentrer directement à la station du télégraphe, je demande à aller voir les petits enfants du docteur. La nounou, très prévoyante, a fait une grande toilette aux deux bébés et s'est parée elle-même de ses plus beaux atours. C'est une musulmane que le docteur a prise à la mort de Mme Odling. Il a fallu le croissant et la bannière pour arracher aux grands dignitaires du clergé local la permission de la garder chez lui. Les immenses services que le docteur rend à la population, la crainte de le voir quitter la ville, ont seuls déterminé l'imam djouma et le mouchteïd à autoriser le séjour d'une femme chez un infidèle.
Les difficultés les plus graves n'étaient pas encore surmontées: il était nécessaire de vaincre la répulsion instinctive de la nourrice elle-même, qui eût mieux aimé donner le sein à un singe ou à un petit chat qu'à un enfant chrétien. Il a donc été convenu qu'elle recevrait cent krans de gages mensuels,—une fortune dans le Fars,—qu'elle aurait droit à une robe de soie par saison, et disposerait d'une servante chargée d'entretenir et d'allumer son kalyan, l'usage de la pipe et du tabac étant, prétendait-elle, merveilleusement propre à exciter la sécrétion du lait.
14 octobre.—La trêve accordée par la fièvre à M. Blackmore nous a permis de faire ce matin une nouvelle excursion hors de la ville et de visiter les tombeaux d'Hafiz et de Saadi, les deux célèbres poètes dont Chiraz s'honore d'avoir été le berceau.
Le premier de ces deux édifices, désigné sous le nom d'Hafizieh, est situé à l'entrée d'une vallée fertile arrosée par un large canal qui déverse ses eaux dans la plaine de Chiraz. Un sarcophage d'agate, orné de belles inscriptions empruntées aux œuvres du défunt, est devenu le centre d'un cimetière où se font enterrer des admirateurs du poète désireux de reposer auprès de lui.
Hafiz naquit à Chiraz au quatorzième siècle. Ses débuts dans la vie furent des plus humbles. Avant de sacrifier aux muses il pétrissait du pain. Le succès de ses œuvres s'affirma rapidement et le jeune mitron ne tarda pas à devenir le compagnon favori des plus grands princes de son temps.
Les œuvres d'Hafiz forment un recueil de cinq cent soixante-neuf ghazels (sortes de sonnets), encore très populaires, bien que chargés de comparaisons et d'hyperboles. Elles sont parfois si énigmatiques qu'elles partagent avec le Koran le droit d'être admirées sans être comprises et de servir d'oracle: on les ouvre au hasard afin d'y chercher un bon conseil, quelquefois même la réponse à une pensée ou à un vœu. Ces pratiques superstitieuses, connues dans la langue persane sous le nom de téfanik, peuvent être comparées aux sortes Virgilianæ de l'Europe du moyen âge.
Hafiz, tout le premier, a bénéficié du singulier privilège attaché à ses œuvres. Les docteurs et les mollahs de Chiraz menèrent grand bruit avant de laisser rendre les derniers devoirs à un écrivain qu'ils accusaient d'athéisme. Ses amis obtinrent qu'on ne le condamnerait pas sans chercher un augure dans ses odes; on tomba successivement sur deux passages où le poète, tout en avouant ses erreurs, se réjouissait à l'idée d'obtenir une place en paradis. Le sort en avait décidé et les plus intraitables dévots durent se soumettre à ses arrêts.
Les ghazels, qui valurent à leur auteur le surnom d'Anacréon de la Perse, se chantent tantôt comme des couplets propres à exciter au plaisir, et parfois, au contraire, se récitent comme des hymnes destinés à rappeler aux hommes graves et sérieux les délices de l'amour divin. Ces deux interprétations ne sont pas contradictoires, car chez plusieurs classes de suffites, les sensations naturelles de l'homme sur la terre, et l'attrait immortel qui porte l'âme vers son créateur, sont inséparables. Pourquoi s'étonner si un poète imbu de cette étrange philosophie associait de la façon la plus bizarre des genres bien différents?
La confusion qui règne dans les poésies d'Hafiz, l'extrême licence de quelques-uns de ses écrits, n'empêchent pas les Persans de placer ses œuvres en tête des plus belles productions littéraires de leur pays. Les lettrés savent ses odes par cœur, les gens du peuple aiment à déclamer ses ghazels les plus connus; il n'est pas jusqu'au plus pauvre hère qui n'ait au fond de son sac quelque anecdote plus ou moins spirituelle dont le célèbre poète est toujours le héros:
«Hafiz habitait Chiraz quand la ville tomba au pouvoir de l'émir Timour (Tamerlan), me dit un vieux derviche chargé de nous escorter jusqu'au jardin; le conquérant tartare envoya sur-le-champ quérir le poète et lui tint à peu près ce discours:
«J'ai subjugué la plus grande partie de la terre, j'ai dépeuplé un grand nombre de villes et de provinces pour augmenter la richesse de Samarkande et de Bokhara, les deux roses fleuries, les deux yeux de mon empire, et cependant, toi, misérable poète, tu prétends donner Samarkande et Bokhara en échange du signe noir qui relève les traits d'un beau visage!»
«—Hélas! prince, je dois à cette prodigalité la misère dans laquelle vous me voyez plongé.»
«Timour, ravi de cette réponse, s'attacha le poète chirazien et le combla de ses faveurs.»
En quittant le tombeau d'Hafiz, nous remontons une route embaumée tracée au milieu de jardins dont les murs de clôture sont tapissés de roses sauvages, et nous trouvons, à l'extrémité du chemin, le monument funèbre de Saadi, l'auteur du Bostan (le Verger) et du Gulistan (la Roseraie). La tombe du poète est placée dans une chapelle précédée d'une cour carrée; elle est couverte d'une pierre tumulaire en calcaire tendre et ornée d'inscriptions. L'édifice a été construit ou du moins restauré à l'époque de Kérim khan.
Cheikh Moslih oud-din Saadi, ou tout simplement le Cheikh, ainsi que l'appellent les Persans, naquit à Chiraz en 1194 de notre ère. Il parcourut presque toute l'Asie, prit part aux expéditions dirigées en Syrie contre les croisés, fut quelque temps prisonnier des chrétiens et composa après avoir regagné sa patrie les poésies auxquelles il doit sa célébrité. Ses œuvres écrites en prose et en vers, plus faciles à comprendre que celles d'Hafiz, sont entre les mains de tous; les enfants apprennent à lire dans le Gulistan aussi bien que dans le Koran.
Les contes de Saadi, dont on ne saurait trop louer le style net et concis, se terminent par des réflexions morales appropriées au sujet; ses ghazels et ses kacidas, tenus pour les plus parfaits modèles du beau langage, ne sont pas, plus que les contes, chargés de ces hyperboles et de ces figures outrées d'un usage si fréquent dans la poésie orientale. On ne peut cependant, malgré le mérite littéraire du Gulistan et du Bostan, entendre, sans en être choqué, certains vers auxquels les Persans, à l'exemple des anciens, n'attachent aucune importance. Privés d'offrir des bouquets à Chloris, ils se dédommagent en tressant des couronnes à Alexis.
Mais l'éternel honneur des deux poètes chiraziens sera d'avoir fixé la syntaxe du persan moderne.
La langue parlée à Téhéran et dans toutes les provinces du nord et du sud dérive du pehlvi, forme altérée du perse, et serait même, en cette qualité, un des types les mieux caractérisés du groupe indo-germanique, si la religion musulmane, en imposant le Koran aux vaincus, n'avait introduit dans l'iranien un très grand nombre de racines sémitiques qui ont défiguré le vieux langage. Malgré cette transformation, on est frappé, dès que l'on commence à comprendre les sujets du chah, des nombreuses analogies que leur idiome présente avec le grec, le latin, l'allemand et l'anglais.
La phrase affecte l'allure latine, le verbe est le plus souvent rejeté à la fin; la syntaxe rappelle en simplicité celle de la grammaire anglaise; les verbes irréguliers sont peu nombreux; les mots s'agglutinent entre eux comme en allemand. De la facilité avec laquelle se forment les mots composés sont nés un très grand nombre d'auxiliaires, qui, en s'ajoutant à un substantif, constituent des verbes nouveaux. Un de ceux qui sont le plus fréquemment employés est le verbe kerden (faire). L'usage en est si commun qu'il se transforme même, suivant la qualité de la personne à laquelle on s'adresse, en nemouden (paraître), fermouden (ordonner). Ce n'est même pas une des moindres difficultés de la langue que de savoir si votre interlocuteur a droit au kerden, au nemouden ou même au fermouden, le Persan, très pointilleux sur les questions d'étiquette, attachant la plus grande importance à ces détails, et jugeant le plus souvent à la manière dont on le traite de la considération qu'il doit témoigner à un étranger.
Ainsi, pour inviter à regarder, on dit à son domestique «regard faites»,—à son égal «regard paraissez»,—au roi ou aux membres de sa famille «regard ordonnez». Quant à moi, en ma qualité officiellement reconnue de doouletman (gentilhomme) et d'akkaz bachy dooulet farança, je m'attribue le droit de traiter de pair toutes les excellences persanes, et je serais à contre-cœur forcée de châtier à coups de cravache le malotru qui, en me parlant, emploierait le verbe kerden.
D'ailleurs, afin de ne pas m'embrouiller dans cet écheveau grammatical, j'ai adopté un formulaire diplomatique des plus simples: dès que j'arrive devant un gouverneur ou un personnage important, je commence par lui déclarer que j'ignore les finesses et les élégances de la langue, ayant eu en fait de professeurs les tcharvadars racolés tout le long de la route. Grâce à cette précaution préliminaire, je me contente d'employer l'auxiliaire kerden, et je donne du chuma (vous), au lieu du nemouden, du fermouden et du tachrif (votre honneur) que m'octroient généreusement les parents les plus rapprochés de Sa Majesté.
Outre le verbe kerden, il est deux autres mots caractéristiques du persan qu'on peut jeter à tort et à travers dans la conversation sans courir grand'chance de se tromper. L'un est mal, qui dans l'acception la plus générale exprime les relations de possession et d'appartenance; mal s'emploie aussi bien en se plaignant du frisson, malè tab (résultat de la fièvre), qu'en parlant d'un vieux monument désigné sous le nom de malè gadim (bien de l'antiquité); l'autre ta, dont le sens est assez difficile à rendre en français et que l'on ajoute toutes les fois qu'il s'agit d'objets multiples; ainsi do ta yabous se dit pour deux chevaux, cé ta tcherag pour trois lampes, etc. En sachant agréablement varier l'emploi de ces deux substantifs et du verbe kerden, on est toujours certain de ne pas rester à court dans une conversation. Beaumarchais prétendait qu'avec goddam on ne manquait de rien en Angleterre; le vocabulaire persan est plus compliqué que le dictionnaire anglais, puisqu'à moins de savoir trois mots on ne peut se sortir d'affaire.
Il est bien encore un quatrième vocable fort nécessaire à connaître, mais il n'est pas utile de le mentionner, car il résonne si souvent aux oreilles et ponctue les phrases d'un accent si vigoureux, qu'il suffit de passer une heure avec un Persan pour retenir à tout jamais le mot poul (argent).
16 octobre.—La fièvre a réapparu chez nous: notre hôte, le jardinier, deux palefreniers sont sur le flanc depuis hier au soir. Marcel vient d'être, à son tour, saisi d'un frisson violent et grelotte, étendu sur un sac de paille. Le manque de lit européen est bien dur à supporter pendant un accès: les transpirations abondantes du deuxième stade rendent tout à fait gênants les vêtements que l'on est forcé de conserver; j'en ai fait la dure expérience à Maderè Soleïman. Sur ma demande, le docteur Odling vient d'arriver; il a trouvé Marcel assez légèrement atteint, M. Blackmore en très mauvais état, les serviteurs plus ou moins malades. J'ai également reçu la visite du jeune élève du docteur Tholozan. Ce brave Mohammed porte, malgré ses vingt-cinq ans, le vieux costume des médecins, car, en Perse comme en France au temps de Molière, le pelage plus que le talent inspire confiance au malade. Coiffé d'un volumineux turban de cachemire à fond blanc, vêtu d'une robe de laine grise recouverte d'un manteau de soie violette, notre ami, quand il se montre de dos, a un aspect des plus respectables. Il est accompagné de l'Esculape en chef du palais, son respectable père, auquel il doit succéder un jour, le sacerdoce médical étant héréditaire dans sa famille depuis plusieurs générations.
Tous deux viennent nous engager à passer chez eux la journée de demain. Cette visite sera d'autant plus intéressante que les mœurs médicales des Persans sont tout au moins bizarres.
Les praticiens iraniens ne connaissent pas l'anatomie, car il leur est défendu de faire une autopsie et de se souiller au contact du sang. Il est étonnant que, placés dans des conditions si mauvaises, ils puissent pratiquer avec succès quelques opérations, telles que celle de la taille. En général, ils se contentent d'ordonner aux malades des remèdes de bonne femme, dont ils se transmettent la recette de père en fils, et quelques préparations conseillées par Avicenne. Leur nullité scientifique les mettant dans une situation très fausse envers les médecins du télégraphe ou des légations, ils redoutent infiniment le concours des chers confrères européens et ne permettent aux clients d'appeler en consultation un Farangui que pour lui faire supporter la responsabilité de la mort.
Les malades eux-mêmes éprouvent une répugnance instinctive à se confier à un chrétien. Si, vaincus par la souffrance et dans l'espoir de guérir, ils veulent bien se prêter à un examen, la famille tout entière pousse les hauts cris, parle de profanation, d'impiété, et aime mieux généralement laisser mourir le patient que d'encourir la réprobation du clergé.
La mère du docteur Mohammed a été victime de cet incroyable fanatisme. Il y a un an à peu près, le docteur Odling fut appelé auprès de cette estimable dame: la tendresse que le hakim bachy avait pour elle, les prières de son fils, avaient décidé le premier praticien du pays à porter ce terrible coup à l'édifice médical indigène.
La malade refusa d'abord de se laisser examiner, et le docteur se retirait en déclarant qu'il lui était impossible de la soigner sans la voir, quand elle se décida enfin à se montrer au Farangui. Elle avait une hernie étranglée. La réduction fut tentée sans succès; une opération chirurgicale était de la dernière urgence. Le mari, consulté, déclara qu'il n'oserait jamais prendre une pareille responsabilité et qu'il devait au préalable avertir sa famille, et surtout celle de sa femme. On envoya querir les parents les plus rapprochés; ils délibérèrent pendant trente-quatre heures avant de se mettre d'accord; et, quand enfin M. Odling fut autorisé à agir, il était trop tard: la gangrène avait envahi le corps de la malheureuse femme, il ne restait plus qu'à recueillir son dernier soupir.
Si l'on n'exige pas des médecins persans une grande science, on rétribue bien maigrement leurs soins. Après une longue maladie terminée par un heureux dénouement, les gens de moyenne condition payent la visite à raison de cinquante centimes; les intrigants, à force de marchander, obtiennent sur ce prix une réduction de cinquante pour cent; les chefs religieux ne donnent rien et se contentent de promettre leur protection ou leur appui. Cependant la clientèle du haut clergé est toujours la plus recherchée, parce qu'elle entraîne des profits indirects.
Un exemple entre mille.
Le docteur Tholozan avait soigné pendant plusieurs mois et guéri d'une coxalgie la fille de l'imam djouma de Téhéran. Jamais il n'était venu à la pensée de ce respectable personnage qu'il devait une rémunération au chirurgien de Sa Majesté; s'abaisser jusqu'à payer son médecin, c'eût été une mesquinerie indigne de son caractère. Mais un des mollahs de sa maison, d'un tempérament moins orgueilleux, arrive un jour en grande pompe, entouré de nombreux témoins et apporte cinquante tomans au docteur, dans l'unique espoir de se faire bien venir de son chef hiérarchique.
A quelque temps de là, un ami du grand prêtre se casse le bras. M. Tholozan le lui remet et reçoit des honoraires honorables.
«Combien vous a donné Mirza Akhmed? demande l'imam djouma.
—Vingt-cinq tomans.
—C'est un pleutre! s'écrie le religieux: je lui conseillerai de tripler cette somme.»
Ce qui fut dit fut fait.
17 octobre.—Comme le prophétisait la faculté cosmopolite de Chiraz, Marcel s'est trouvé bien ce matin et m'a priée de l'accompagner chez le hakim bachy. Après nous avoir fait les honneurs d'un lunch soigneusement préparé, le vénérable docteur demanda les kalyans, tout en ordonnant aux serviteurs de s'éloigner; puis il prit la parole et prétexta de l'état fiévreux de Çahabi divan pour l'excuser du retard qu'il avait mis à nous recevoir. «Je suis fort inquiet, a-t-il ajouté; mon illustre malade est vieux, usé, digère mal la quinine, et je crains bien, si les accès ne le quittent pas, que nous n'ayons bientôt un autre gouverneur. Je regretterais vivement de voir mourir Çahabi divan, car il est pour moi un véritable ami.
—Pourquoi n'essayeriez-vous pas de lui donner de l'arsenic?» dit Marcel en français.
A ces mots, le docteur en herbe pâlit. Le père, inquiet de l'émotion de son fils, l'interroge.
«L'Excellence propose de soigner le gouverneur avec du margèmouch (litt.: «mort aux rats»).
—C'est impossible: ce remède n'est pas noble», reprend sentencieusement le hakim bachy; puis, après un quart d'heure de silence, qu'interrompent seuls les glouglous des kalyans, il s'informe cependant de la dose d'arsenic qu'on peut administrer sans danger, et me propose enfin de me conduire dans son andéroun.
Femmes du père, femmes du fils, jeunes filles, enfants de différents ménages, paraissent vivre en bonne intelligence; je suis évidemment au sein d'une famille patriarcale.
Les khanoums m'engagent de nouveau à prendre du thé, du café; puis c'est à qui tâtera mes gros souliers de cuir, défera les lacets afin d'examiner les crochets de cuivre, essayera mon casque de feutre sans témoigner de dégoût (ô les braves femmes!), fouillera mes poches, s'extasiera sur les objets qu'elles contiennent, et me priera de lui en expliquer l'usage. Le mouchoir, surtout, que ces dames ont pris tout d'abord pour un tapis de prière, a eu l'honneur de les intriguer sérieusement. J'ai dû opérer à plusieurs reprises afin de leur apprendre qu'il est aisé de se moucher sans se servir exclusivement de ses doigts, ce que toute Persane avait cru jusqu'ici impossible.
Le costume de mes élèves ne diffère guère de celui des musulmanes d'Ispahan, cependant les jupes sont plus longues que dans l'Irak et descendent jusqu'au mollet. Le type chirazien est élégant; mais pourquoi faut-il que les femmes les plus laides et les plus décrépites soient aussi les plus désireuses de faire reproduire leurs traits? J'ai trouvé d'ailleurs un moyen poli de satisfaire les vieilles admiratrices de mes talents de photographe. J'introduis un châssis vide, je fais poser mon modèle pendant trois minutes dans une attitude mal équilibrée, et finalement je déclare que l'épreuve est manquée, faute d'une immobilité suffisante. J'ai utilisé trois fois aujourd'hui cette formule simple et peu coûteuse, et bien m'en a pris, car j'ai pu, grâce à mon stratagème, photographier la fille et la bru de mon hôte et conserver une glace avec laquelle il m'a été possible de répondre au désir du gouverneur, fils aîné de Zellè sultan.
En rentrant à la station, j'ai trouvé le jardin envahi par une suite nombreuse; elle escortait le petit prince, exilé de Chiraz sur l'ordre de son père et confiné dans la montagne, où l'on a moins à redouter les fièvres qu'en plaine. Sous prétexte de faire une promenade à cheval, cet enfant a quitté son campement et a demandé à venir se reposer à la station du télégraphe. La vérité est qu'il voulait mettre à contribution l'akkaz bachy dooulet farança, dont la réputation s'étend beaucoup plus qu'il ne serait nécessaire.
Le jeune prince a un air digne et posé qu'on retrouverait difficilement en France, chez un gamin de son âge. S'il joue et s'il rit, ce doit être en cachette, car il reçoit les témoignages de respect de sa suite et des agents du télégraphe avec un sérieux des mieux étudiés. Se montrer en toute occasion grave et solennel est la recommandation favorite des précepteurs iraniens. L'équitation, le maniement des armes, l'endurcissement du corps et de l'âme complètent l'éducation d'un grand seigneur persan.
Djellal-Dooulet paraît avoir bien profité des excellentes leçons qui lui ont été données: il manie son poney comme un centaure, abat au vol les oiseaux rapides et paraît inaccessible à la frayeur.
Par surcroît le jeune prince a reçu une éducation libérale. Il commence à entendre le français, connaît les classiques de son pays et promet de devenir un parfait gentilhomme, si on ne le gratifie pas, d'ici à deux ou trois ans, d'un lot de femmes légitimes et illégitimes.
Que Zellè sultan monte un jour sur le trône, et Djellal-Dooulet deviendra héritier présomptif.
Les Anglais, qu'il n'aime point, et dont il s'est obstinément refusé à apprendre la langue, ne s'en réjouiront peut-être pas.